« Knock Knock » de Eli Roth
S'il y a une morale à Knock Knock, ce n'est pas à la perversité ou à la violence latente du spectateur qu'elle s'adresse : Eli Roth rappelle simplement comment notre société crée des modèles artificiels qui peuvent nous rendre prisonniers de ses illusions et de ses archétypes.
« Knock Knock », un film de Eli Roth (2015)
Eli Roth, le réalisateur d'Hostel, apporte avec Knock Knock une nouvelle pierre à l'édifice si particulier du film qui attaque frontalement les standards de la société et les codes du cinéma. D'American Beauty à la mouvance post-Haneke propre aux années 2000, ce type de cinéma a pris depuis Funny Games un virage conceptuel pour devenir un véritable genre à part, avec ses modèles, ses dérivés et ses mauvaises copies ; le tout fonctionnant sur des mécanismes assez semblables. Phénomène paradoxal, dira-t-on, pour un genre censé critiquer les normes plutôt que de s'auto-alimenter au sein d'une bulle non dénuée de contradictions, comme par exemple celle d'être conscient des effets à produire sur le spectateur et d'appliquer, pour les obtenir, des recettes qui se transmettent entre les films. Le "film coup de poing" ou le torture porn en sont des duplicatas, généralement peu intéressants.
Souvent, il ne peut rien arriver à ce cinéma qui intègre à ce point ses propres codes qu’il peut se permettre de jouer avec et de rester tout de même un modèle du genre. Les spectateurs se retrouvent face à leurs habitudes perceptives et les cinéastes les démontent incessamment, mais pas en créant quelque chose d’autre, plutôt en nourrissant les supposées pulsions que le spectateur ayant choisi de voir le film serait venu chercher. Au bout du compte, ce type de film permet au spectateur-pervers-ordinaire de passer au statut de spectateur-pervers-ordinaire-conscient-de-soi. Programme en soi terriblement triste. Terriblement triste par son besoin d’être répété. Terriblement triste à force de ne rien déplacer, de ne rien penser de différent, de ne rien penser.
Knock Knock n'est ni un film coup de poing basique vide de sens, ni de la provocation gratuite ou la répétition à la lettre de schémas préétablis. Des idées différentes viennent dépoussiérer les rouages usés, sans pour autant remettre en question les fondements sur lesquels le film s'appuie. Il se dégage néanmoins une réelle cohérence de son ensemble, une véritable audace à traiter sans tabou des questions que beaucoup de films aux ambitions similaires feignent d'aborder. Knock Knock est un film provocateur et beaucoup plus abouti conceptuellement dans la déconstruction de certaines conventions actives au sein de nos sociétés. Il nous intéresse ici uniquement en tant qu'objet destructeur conscient de ses codes et de son public, et en tant que produit de série B indépendant des contraintes du "bon goût".
S'attaquer aux modèles normatifs de la société (et du cinéma) n'est pas chose aisée. Combien de films annonçant une ambition similaire ont pu, volontairement ou non, accomplir leur programme, et ce même dans les comédies ou les thrillers généralement aptes à critiquer le système ? Combien de fois regrette-t-on, à la fin d'un film, de ne pas les voir aller jusqu'au bout de leur idée ? Des centaines de films grattent la façade des belles banlieues américaines, mais très peu l'ont fait à la manière de Knock Knock, qui trouve de multiples parades narratives pour éviter d'être renvoyé sur des territoires normés et acceptables. Car ce que le film apporte à la "tradition", c'est une variante conceptuelle unique qui va essentiellement questionner le conformisme sans jamais faire machine arrière. C'est là toute l'ambition du genre en soi, mais il nous semble ici qu'Eli Roth élargit la portée de l'auto-réflexivité de son propos en la combinant avec d'autres idées moins pseudo-culpabilisantes pour le spectateur.
Knock Knock plante son décor dans une banlieue bourgeoise de Los Angeles. Un ingénieux travelling aérien, partant du ciel, se dirige vers la maison de Evan Webber (Keanu Reeves), un architecte menant une vie aisée avec sa famille. Une fois à l'intérieur de la maison, la caméra circule dans les couloirs, donnant à voir au passage les classiques photos de famille ou le confort dans lequel celle-ci vit, pour atteindre la chambre du couple, en plein ébat le jour de la fête des pères. Cette brillante ouverture, aussi fluide que radicale, ne fait pas qu'annoncer le programme réflexif du film : elle promet une rupture, une réelle dynamique qui ira droit au but sans s'encombrer de lourdeurs narratives. Le film ne fera jamais faux bond à cette promesse, contrairement à ces nombreux films qui finissent par (se) réconforter et refermer pudiquement les portes entrouvertes.
La nuit, alors que sa famille est partie en week-end sans lui, Evan reçoit la visite de deux jeunes femmes égarées dans son quartier. Face à ces visiteuses qui ont tout du "fantasme masculin" incarné, Evan ne se fait pas prier pour leur proposer d'entrer chez lui afin qu'elles puissent se sécher et attendre un taxi. C'est là que la machine s'enclenche : les deux anges sont en réalité des manipulatrices sadiques qui vont faire vivre un cauchemar à leur hôte... On reconnaît le pitch du Funny Games de Michael Haneke, dont Knock Knock réinvente une version féminine. C'est déjà là une première originalité : par l'entremise de ces deux jeunes femmes, lointaines cousines des Femen dont elles partagent le même mode d'action, Knock Knock va attaquer certaines conventions du modèle patriarcal et machiste de la société de consommation qui enferme la femme dans un certain type d'image et de rapport à cette image. Le film propose ainsi, avec ses moyens, une variante intelligente du modèle auquel il appartient en ciblant certaines habitudes perceptives toujours bien ancrées (plus que jamais, diront beaucoup).
Malgré une parenté conceptuelle assez proche de Funny Games, les deux films s'attaquent à des problèmes différents. Comme à son habitude, Eli Roth ne cherche pas tant à discourir sur la violence, car elle lui sert également de point d'appui sur lequel il peut amener ses idées. Plutôt que de la dénoncer artificiellement, il s'en sert pour dévoiler les clivages sexuels, le primat sexiste de la masculinité, le statut d'objet de la femme ou encore le conformisme du mode de vie hédoniste prôné par la société et les médias. Knock Knock ne va donc pas mettre en abyme la violence pour mieux révéler les pulsions du spectateur face à celle-ci, comme chez Haneke ou dans certains films coup de poing. Le spectateur est plutôt invité ici à participer au jeu que mènent les deux filles, à saisir ce que ce jeu cherche à questionner, et comprendre ainsi en quoi certaines habitudes de son quotidien renvoient à cette artificialité. Le film donne l'impression d'être un funny games à prendre au sens propre, mais sans être un jeu gratuit, car il y a aussi une volonté de communiquer une idée et de s'indigner en creux des principes attaqués.
Est-il néanmoins acceptable de rendre complice le spectateur d'un torture porn ? Pouvons-nous, en tant que spectateur critique (ou non), accepter un tel jeu sordide qui consiste à assister aux humiliations répétées du pauvre Evan, de peut-être s'en réjouir secrètement parce qu'elles brisent la glace du conformisme et attaquent la superficialité du mode de vie du personnage, et ce même si le but du film est de nous faire réfléchir sur d'autres problèmes que la violence ? C'est un principe qu'assume entièrement Eli Roth et qui fait partie intégrante de son cinéma. Il utilise la violence (au sens littéral du terme) dans le but de mettre en lumière d'autres formes de violence.
Eli Roth ne va pas pour autant mettre le spectateur dans la position du bourreau ou de la victime. Il va justement empêcher toute identification trop simpliste. Le spectateur est d'abord aux côtés des deux jeunes femmes, mais elles deviennent très vite agaçantes, leur côté tordu empêche toute réelle identification (heureusement, dira-t-on). Difficile donc de se réjouir de leurs actes. De son côté, le personnage d'Evan n'est pas proposé comme une bonne alternative au mal. Le réalisateur multiplie les fausses pistes et les impasses qui pourraient nous rallier à sa cause. Il crée par exemple un suspens autour d'une possible évasion d'Evan, mais à chaque fois, avec une brillante ironie, il fait capoter les tentatives. Knock Knock n'oppose pas conventionnellement le bien et le mal. La question se trouve déplacée. Les personnages incarnent plutôt des fonctions symboliques au service de discours critiques qui utilisent la violence pour démasquer de fausses évidences passées sous silence. Le tout en toile de fond d'un jeu à moitié sérieux.
Dans le premier segment du film, qui s'étend sur toute la durée de la mise en place de la relation entre Evan et les deux filles, les échanges entre eux sont très cordiaux et polis, ils alignent banalité sur banalité, comme c'est souvent le cas entre des personnes qui ne se connaissent pas. Le réalisateur s'amuse à faire durer ces dialogues creux pour mieux en révéler l'artificialité, là où d'autres films joueraient la carte du premier degré en intégrant ces prémisses introductives dans le déroulement normal de l'intrigue. Le travail sur langage sert ici à effriter un premier rempart de conventions. Ce que Evan fait dans la vie, sa famille, ses occupations, ce qu'il possède, tout autant que les coutumes qui régissent nos rapports sociaux (la politesse, la bienveillance,...) : tout cela est réduit à un pur vide langagier qui finit par ne plus rien représenter, si ce n'est sa faculté à masquer les enjeux réels des situations. C'est le langage le plus conforme qui soit, celui de la société de consommation de masse qui accompagne le mode de vie qu'elle prône. Combien d'autres films du genre prennent le temps de souligner cette dimension ? Le prologue installe un autre jeu réflexif autour du corps. Après avoir pris leur douche, les deux filles enfilent des peignoirs. Les premiers préliminaires langagiers et corporels ayant déjà eu lieu, on s'attend à ce qu'elles fassent tomber le vêtement. Eli Roth joue avec cette attente car c'est autre un cliché, de surcroît machiste, qu'il cherche à déconstruire. C'est un jeu léger et sérieux à la fois, fédérateur, qui pousse le spectateur à réfléchir sur la manière dont sa place est habituellement pensée.
Le deuxième segment du film débute lorsque Evan finit par se soumettre à la tentation. C'est à partir de ce moment que le film bascule en cédant le pouvoir, au sens propre comme au sens figuré, aux deux femmes. Elles deviennent incontrôlables, et Evan ne trouve aucune solution pour les chasser de chez lui. Après un astucieux premier défrichage, le film prend les armes et amorce le renversement d'une statue, celle d'Evan. Roth lâche deux "bombes" à retardement que plus rien ne saura arrêter (le double sens du terme "bombe", à la fois machiste et faisant référence à la fonction d'arme, est forcément suggéré). Deux bombes qui, à l'instar du premier segment, vont utiliser leur sexualité, leur féminité, et tout ce que cela incarne d'un point de vue machiste, pour s'attaquer au fonctionnement du modèle patriarcal. Il nous semble que cette méthode se rapproche de celle d'une action Femen. Une même volonté anarchiste anime les actes des deux filles. Elles dessinent sur les photos de famille, détruisent des biens de consommation ou endommagent les œuvres d'art crées par la femme d'Evan avec la même détermination politique.
Bien sûr, on pourra toujours discuter sur le fait que les deux filles jouent aux allumeuses et couchent avec Evan. Ce qui ne brise pas vraiment une certaine image stéréotypée de la femme... Mais à l'instar de toutes les autres idées du film, le sexe doit se comprendre ici sous une forme symbolique, fonctionnelle. Le passage à l'acte parachève la parade superficielle du premier segment introductif, et fait correspondre l'acte sexuel à une sorte de fantasme irréel que vend la société de consommation de masse, à travers le porno ou la publicité. C'est très clairement de ce point de vue qu'Evan conçoit l'expérience qui s'offre à lui. Il pense être tombé par accident dans un film porno. Et plutôt que d'être une fin en soi, cette scène de sexe va ouvrir la porte à son renversement par l'absurde. Une des deux jeunes femmes va en effet enfiler les vêtements de la fille d'Evan et le force à faire l'amour à coup de "baise-moi papa", pendant que l'autre filme la scène. Elles s'en serviront pour menacer Evan au cas où il voudrait appeler la police. Voilà bien un retournement intéressant qui critique une forme de culture sexuelle devenue conventionnelle. Le réalisateur n'agit pas ici en moralisateur, il met plutôt en place une sorte de gag un peu glauque, certes, mais qui fonctionne bien.
Un troisième et dernier segment se concentre sur le retour des deux filles dans la maison d'Evan alors qu'il pensait s'en être débarrassé. La violence anarchique cède ici plus le pas au jeu. Evan est assommé et se retrouve ligoté sur une chaise. De protagoniste actif de ce qu'il pensait être une mascarade ou un piège, il devient spectateur d'un jeu, à l'image de cette reconstitution d'un vieux show télévisé dont il est le malheureux candidat. C'est aussi impuissant qu'il assiste à la mise à mort de l'agent de sa femme qui se fracasse le crâne contre une œuvre de celle-ci. Eli Roth assigne la même place au spectateur en l'identifiant à la posture d'Evan. Il cherche définitivement à le secouer, à le mettre dans toutes les positions possibles, à lui faire éprouver physiquement son corps, pour le faire réfléchir à la petite fable qu'il aura mis en place.
Un travelling identique à celui du début du film, montrant la maison dévastée, clôt Knock Knock. Le programme annoncé est accompli : quelques artifices de notre société de consommation de masse ont été secoués avec une réelle efficacité narrative et conceptuelle, à mille lieues des films pesants sur les mêmes sujets. Il faut reconnaître au film un réel goût pour l'anarchisme avec son humour noir et ses attaques bien placées. Ce n'est pas rien, pour un film de ce genre, d'arriver à un résultat aussi maîtrisé, et d'y parvenir sans faire du spectateur un pervers auquel il faut révéler les vices. S'il y a une morale au film, ce n'est pas à la perversité ou à la violence latente du spectateur qu'elle s'adresse : Eli Roth cherche simplement à rappeler comment notre société crée des modèles artificiels qui peuvent nous rendre prisonniers de ses illusions et de ses archétypes.