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Nicholas Hoult et Toni Collette discutent sur un banc dans Juré n°2 de Clint Eastwood
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« Juré n°2 » de Clint Eastwood : Minuit moins une dans le jardin du bien et du mal

Des Nouvelles du Front cinématographique
Juré n°2 est un petit film de pas grand-chose qui n’aurait peut-être pas mérité autant d’égard s’il n’avait pas été signé par Clint Eastwood. À l’aune de l’œuvre qu’il parachève, il marque toutefois la nouvelle étape du destin du héros eastwoodien qui peut à bon droit s’apparenter à la dernière. Juré n°2 est impitoyable et son héros, Justin Kemp, un être impardonnable. Le héros qui nous paraît si proche s’est éloigné de nous au point limite où, loin de reconnaître à distance le respect de son héroïsme avant que sa révérence ne soit tirée, sa disparition est consommée. Le héros rappelle ainsi à l’exception qui fait son destin qu’elle coïncide désormais dans la préférence obscène des conforts et des intérêts. Son devenir quelconque touche à l’os de la liquidation des morales supérieures. Hier, le héros eastwoodien nous demandait de le comprendre, et même de l’aimer ; aujourd’hui, il n’est qu’un salaud désarmant de sincérité.

« Juré n°2 », un film de Clint Eastwood (2024)

 
 

« On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente
à mesure qu’ils s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia
»
(Jean Racine, Bajazet, 1672, seconde préface, 1676)

 
 

Le dernier des héros est un os

Juré n°2 est le film de Clint Eastwood, son 42ème que la publicité présente comme son dernier film. Mais son auteur, âgé désormais de 94 ans, n’en a rien dit. Surtout, le « dernier film » est un genre qu’il maîtrise depuis longtemps, trente ans au moins avec Impitoyable (1992). Depuis, quelques films ont légitimement pu prétendre au statut d’œuvre testamentaire : Gran Torino (2009), La Mule (2018) et Cry Macho (2021). Juré n°2 ne présente toutefois aucune des prétentions prêtant formellement au style crépusculaire, couleurs tirant vers le noir et blanc funèbre et ultime tour de piste pour son acteur-réalisateur qui fait le don de sa vieillesse à l’arrière-saison de ses fictions.

Juré n°2 est à l’évidence modeste, presque anodin, d’aucuns diront pépère, en s’attachant à prendre de biais le genre du film de procès afin de classiquement évaluer la persistance des dilemmes moraux. Le récit d’un juré quelconque découvrant à l’entame d’un procès qu’il est responsable de la mort accidentelle d’une femme dont son compagnon est accusé est la nouvelle variation du destin du héros en socle de l’œuvre de Clint Eastwood. Si le film prend alors une valeur d’épitaphe, c’est dans le rapport de proximité qu’il construit entre un accident dramatique et sa tragique assomption. Le devenir du héros se joue sur le seuil de la mort qu’il donne et qu’il est en capacité ou non d’assumer.

De quoi le héros est-il le nom ? Chez Homère, le héros qualifie l’homme dont le destin suscite le souci des dieux. Avec la sécularisation dont l’horizon est à la dissipation du divin, le héros nomme plus prosaïquement celui dont le courage commande à ses actions. Le passage du monde sacré au monde profane atteste que persiste le héros en tant qu’il présente une figure de l’exception. Celui qui a le pouvoir d’agir en se retirant de la pression de l’ordre habituel des choses, celui qui dispose de la force nécessaire à se soustraire à la logique dominante des situations, celui-là est le sujet héroïque.

Le héros a donc l’exception pour critère et, pour devise, de se tenir éloigné de ceux dont il fait l’admiration parce que c’est à distance que l’on percevra mieux, non seulement ce qui distingue singulièrement le héros, mais également ce qui lui revient au titre de gardien d’une exception dont la qualité n’est pas une propriété, mais une puissance commune et trans-générique. Le héros est l’exception en acte dont les actions, en témoignant de nos propensions, réalisent nos potentialités. On appréciera ainsi le sens de la citation latine de Tacite, employée par Jean Racine dans la seconde préface de sa pièce Bajazet : « major e longinquo reverentia ». Si l’éloignement est la condition de la reconnaissance du héros, son destin s’y joue aussi. Et peut-être même sa tragédie. La distance est un respect jusqu’au point limite et critique où le héros en vient lui-même à disparaître à l’horizon où coïncident sa fin et celle de l’héroïsme. Si le héros s’évanouit, que reste-t-il alors de l’exception ?

L’héroïsme, Clint Eastwood en a fait son fonds de commerce. Il lui aura tout donné et sacrifié, les failles minérales de son visage émacié, sa voix de poussière qui fait le grain de ses punch-lines, ses premiers rôles à la fois acclamés et disputés de cow-boy solitaire et de justicier dans la ville, tous les rôles qu’il a interprétés et tous les films qu’il a tournés et produits. Une œuvre. On a répété à l’envi qu’il représentait le devenir de l’âge classique du cinéma hollywoodien après sa fin comme un astrophysicien parlerait du rayonnement fossile d’une étoile morte depuis des millions d’années. Le fossile vivant témoignant pour un temps qui n’est plus est l’emblème de sa minéralisation. Ce qui devient pierre engage également à la pulvérulence des fantômes, toute une poussière spectrale dont le sable a été ventilé pour gripper la machine des institutions (la police, le journalisme, la justice) et des représentations (toutes les guerres étasuniennes). Souvent, le grippage s’est renversé en huilage en fonctionnant tel un rappel à l’ordre d’antiques évidences quand une morale vétérotestamentaire (la vengeance) dérange ce que l’on appelle aux États-Unis le « politiquement correct ». Le héros eastwoodien est l’ange archaïque de la mauvaise conscience qui s’amuse à faire discordance dans les nouveaux arrangements du mobilier de la bonne conscience, à seule fin de la rendre malheureuse.

C’est la jouissance eastwoodienne par excellence : le vieux monde bouge encore et l’acteur-réalisateur en aura été l’ossuaire. Et ses os sont des pierres d’achoppement quand le justicier incarne l’exception, héroïque mais obscène, nécessaire au bon fonctionnement de la loi (la série des Dirty Harry). Le premier film que Clint Eastwood réalise prend à cet égard la valeur d’un manifeste a posteriori. Que raconte en effet Un frisson dans la nuit (1971) ? L’hystérie féminine et meurtrière que provoque à son corps défendant son personnage d’animateur radio lui renvoie en plein visage l’énigme d’une chose dont il n’avait jusqu’alors pas la moindre petite idée : les femmes désirent et ce qu’elles désirent ne recoupe pas forcément ce que ce parangon de virilité croyait leur avoir donné.

L’énigme du désir féminin prendra d’autres visages chez lui : la femme violée plus vengeresse que le justicier (Le Retour de l’inspecteur Harry, 1983) ; la putain balafrée le rappelant à sa condition de prostitué de la rétribution (Impitoyable) ; la fermière cédant sur son désir d’aventure sentimentale et de fugue romantique dans la prévalence de la morale familiale (Sur la route de Madison, 1995) ; la boxeuse dont l’agonie obligera son mentor à transgresser ses propres principes en lui donnant la mort (Million Dollar Baby, 2004) ; la mère punie de ne pas jouer le jeu de la police qui met en scène les retrouvailles avec son enfant disparu alors que ce n’est pas le sien (L’Échange, 2008). Même avec la greffe d’un cœur de femme (Créance de sang, 2002), Clint Eastwood montre qu’il ne connaît rien de rien aux femmes. Il provoque bêtement leur décès (Jugé coupable, 1999) ou croit en vertu des innocences que la sénilité peut garantir de révoquer souverainement leur désir (Cry Macho).

On dira que Clint Eastwood a voulu corriger le tir en s’adaptant aux nouveaux critères sociétaux de l’époque. On peut avancer aussi qu’un film comme Impitoyable délivre un secret dont la valeur est générique : une légende disparaît du chromo parce qu’il a brisé le serment qu’il avait fait à son épouse défunte de ne pas renouer avec la violence. L’exception du héros eastwoodien est intenable. On y reconnaît en passant l’un des motifs de son art qui consiste à savoir tirer sa révérence. L’adieu au héros a pour fond des acclamations le son guttural d’une profonde déception. Persister, c’est signer l’aveu selon lequel le héros n’est jamais plus aimable qu’en quittant la scène de ses exploits.

Alors, le héros ? Le mélange de mythe et d’archétype des premiers films de Sergio Leone et Don Siegel a conduit à cette lente et progressive révision. Le héros est un homme quelconque et s’il est seulement celui qui fait son travail et rien que son travail, sa reconnaissance ne va plus de soi : exemplairement, American Sniper (2014), Sully (2016) et Le Cas Richard Jewell (2019). Le 15h17 pour Paris (2018) vérifiait autrement le ridicule de la situation quand les amis mettant en déroute un attentat terroriste sont incarnés par les vrais héros du fait divers se révélant d’épouvantables acteurs.

Plus le héros s’éloigne de nous, plus la reconnaissance et le prestige se brouillent et s’obscurcissent. La révision de l’héroïsme tient en vérité d’une précision aussi retorse qu’un os qui fait trébucher dans les cimetières : non seulement le monde actuel ne fait plus aucune place pour les héros, mais ils ne quittent la scène qu’en ayant démontré que l’exception dont ils sont les porteurs est obscène.

Juré n°2 irait encore plus loin : le héros a pour dernier os de résister aux injonctions de vérité de la loi, mais seulement au nom de sa petite morale familiale. Le dernier os du héros est celui qui reste en travers de la gorge de la justice. Le héros est immoral et son exception est devenue irrecevable.

Impardonnable

Justin Kemp est ce garçon à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Interprété par l’acteur britannique Nicholas Hoult, qui insuffle à son personnage une douce juvénilité immunisée contre le moindre soupçon de virilisme, Justin est sélectionné pour être juré d’un procès qui se tient à Savannah en Géorgie. Clint Eastwood retrouve ainsi la cité de Minuit dans le jardin du bien et du mal (1997). Et s’il renoue encore une fois avec le genre du film de procès, ce n’est plus du tout dans l’adoption de la stratégie de la sauvegarde des ambiguïtés que l’institution judiciaire échouerait à percer. L’incertitude préservant l’écart entre le jugement et la réalité des faits laisse place désormais à une autre tournure d’esprit : si l’accusé est un faux coupable idéal, le mauvais garçon sexiste que tout accable parce qu’il malmenait sa compagne, le vrai coupable n’est personne d’autre que le juré.

« Minuit dans le jardin du bien et du mal » était la formule vaudoue des partages entre les magies blanche et noire ; dans Juré n°2, elle n’a plus cours. Il faudra attendre le tout dernier plan du film pour marquer qu’il est minuit moins une. Le bien a-t-il pour autant gagné ? Rien n’est moins sûr.

Grâce à l’obstination de la substitut du procureur (Toni Collette), l’institution judiciaire aura réussi à bien faire son travail. Clint Eastwood brosse en passant un repentir du personnage de la journaliste qui surenchérissait dans les misères du héros du Cas Richard Jewell, tout en offrant à la police l’opportunité de rappeler à la justice qu’elle en a besoin comme d’un joker. Le juré interprété par J. K. Simmons, un flic à la retraite devenu fleuriste comme le personnage joué par Clint Eastwood lui-même dans La Mule, y figure en effet ce rappel dont le moteur est idiosyncratique (la police supplée aux défauts de la justice), tout en disparaissant de la scène une fois qu’il aura mis la puce à l’oreille de la substitut du procureur. Si son flair peut lui assurer la qualité de héros au service de la vérité, c’est toutefois sur un mode si mince que son héroïsme n’a plus droit qu’à un temps riquiqui d’écran.

Minuit moins une dans le jardin du bien et du mal : la justice a fait son boulot et, au fond, la police aussi, même sous les auspices d’un fonctionnaire de police à la retraite écarté du procès parce qu’il a transgressé les règles d’impartialité de son rôle de juré. Manière de rappeler que, depuis Dirty Harry, le flic reste le sujet de l’exception, en excès aux règles de l’institution. Mais, encore une fois, le gars disparaît en servant de médiateur évanouissant. Reste le juré n°2, l’autre juré qui connaît le fin mot de l’histoire en découvrant, rongé d’angoisse, qu’il en est l’auteur involontaire. Le petit côté Rashômon du film de Clint Eastwood, qui multiplie les flash-back de la soirée du crime en fonction de ses témoins et protagonistes, intéresse moins que cet autre effet de parallaxe : Juré n°2 refait Douze hommes en colère (1957) de Stanley Lumet, mais dans l’idée perverse que le meilleur des jurés, celui qui ne veut pas expédier le sort de l’accusé, ne serait personne d’autre que le criminel.

Nicholas Hoult au tribunal dans Juré n°2 de Clint Eastwood
© Warner Bros.

Le repli à l’intérieur du cercle des jurés de la culpabilité est vraiment une belle trouvaille. Le dedans s’y montre en pli du dehors. Il n’y a pas de stricte étanchéité entre les sphères. Les places établissant les positions constitutives de la forme procès recouvrent un jeu dont les cartes sont redistribuées. Mieux, l’une d’entre elles révèle qu’elle est biseautée et la partie est d’emblée toujours déjà faussée.

D’un côté, l’appel à l’impartialité démontre son abstraction, une fiction autrement entamée par le jeu des affects dont chaque juré est criblé : la jeune femme qui veut venger une victime du sexisme ou l’éducateur de rue qui a perdu un frère dans une guerre des gangs en reconnaissant dans le tatouage de l’accusé son appartenance à l’un d’entre eux. De l’autre, le procès y gagne en résonance morale quand un juré doit autant délibérer sur le sort d’un homme que sur le sien propre. Justin Kemp découvre à l’ouverture du procès récapitulant les faits qu’il est accidentellement responsable de la mort de la femme dont est chargé l’accusé. Il en parle à son mentor, un homme qui dirige l’autre cercle des alcooliques anonymes que Justin a longtemps fréquenté. Il lui explique alors que ses antécédents, un accident de voiture causé par son addiction, pourraient lui valoir la peine maximale s’il déclarait qu’il était l’auteur de l’homicide, même involontairement. Le juré va alors s’attacher à plaider l’innocence de l’accusé afin de sauver sa conscience, et écarter sournoisement l’ancien flic du jeu parce qu’il est sur la bonne piste de la liste des réparations de voitures qui ont suivi la date du décès de la victime en incluant forcément la sienne. Justin va finalement adhérer au verdict déclarant l’accusé coupable parce qu’après tout, ce dernier est un délinquant notoire qui brutalisait sa compagne en l’abandonnant à son destin, saoule et sous la pluie, quand lui est un jeune père de famille grâce aux efforts de sa femme dont l’amour a été la rédemption de ses démons.

Au début du Juré n°2, Justin discute avec sa compagne enceinte qui le quitte en éteignant par réflexe la lumière du salon. Le geste est anodin, il dit pourtant tellement. Le gentil garçon est plongé dans une nuit qui l’habite malgré lui et elle est entrée dans sa vie bien avant que le film ne commence. Justin a été bousillé par l’alcool et le verre auquel il n’a pas touché le fameux soir dans le bar où l’accusé se disputait avec la victime a exercé sur lui un tel vertige que la pluie torrentielle qui est tombée ce soir-là en a amplifié le caractère d’abîme. Le verre dans lequel il plonge un dernier regard est le cercle où il est demeuré pris. C’est sa balafre, la faille par où un noyé n’est jamais remonté.

Toute le contenu d’un verre de whisky jamais goûté se déverse ensuite en prolongeant autant la pluie diluvienne d’Impitoyable que les eaux noires et lourdes de Mystic River (2002), jusqu’à y répéter la complicité de la compagne plaidant, au nom d’une grossesse compliquée car précédée de jumeaux attendus et perdus, pour le partage d’une vérité qui devra rester imprononçable. Le pont où s’est joué le drame rejoue autrement celui de Sur la route de Madison, un site abritant autant le secret d’un amour caché que le refus d’y voir le moyen nécessaire à l’affranchissement des aliénations domestiques. Cet autre pont est la tragédie d’un homme impuissant à passer le gué de l’intérêt familial en bloquant la loi morale qui aurait pu réjouir son cœur comme les étoiles au-dessus de sa tête selon la formule de Kant(1). Le héros n’est pas un kantien, seulement un gamin aussi gentil que foutu. Quand la substitut du procureur lui rend visite lors de la toute dernière séquence du film, la concision muette de leur rencontre, sans explication, est l’assèchement de toutes ses eaux sombres. L’effet est de guillotine, le souffle y est coupé. Justin sait raconter des histoires, un narrateur dont les récits sont publiés dans les magasines. Il reste pourtant bouche bée, il s’est enfin arrêté de couler.

Juré n°2 est un petit film de pas grand-chose qui n’aurait peut-être pas mérité autant d’égard s’il n’avait pas été signé de Clint Eastwood. À l’aune de l’œuvre qu’il parachève, il marque la nouvelle étape du destin du héros qui peut à bon droit s’apparenter à la dernière. Juré n°2 est un film impitoyable et son héros, Justin Kemp, un être impardonnable. Le héros qui nous paraît si proche s’est éloigné au point limite où, loin de reconnaître avec la distance le respect de son héroïsme avant que son porteur ne tire sa révérence, sa disparition est consommée. Sans rachat, le héros rappelle à l’exception qui fait le destin du héros qu’elle coïncide désormais dans la préférence des conforts et des intérêts. Le devenir quelconque du héros touche à l’os de la liquidation des morales supérieures. L’os qui en est la digue, ou la bouche d’égout si l’on reste dans l’imagerie de Mystic River, est celui des morales inférieures quand la justice se réduit à seulement respecter les consensus en vigueur, à savoir punir les coupables idéaux en épargnant le destin d’un ménage américain, méritant et moyen.

La réussite d’un film comme Juré n°2 tient dans sa forme à ne pas tricher avec ce quelconque-là.

Le héros, ce salaud désarmant de sincérité

Sans rachat ni pardon, le héros rappelle à l’exception qui caractérise le destin du héros qu’elle coïncide désormais dans la médiocrité préférentielle des conforts et des intérêts. Le respect dû au héros le recouvre des eaux saumâtres du sale petit secret. Hier, le héros eastwoodien nous demandait de le comprendre, et même de l’aimer ; aujourd’hui, il n’est qu’un salaud désarmant de sincérité.

Le héros eastwoodien donnait volontairement la mort, et l’assumait. L’assomption faisait le lit de ses révérences, d’abord ostentatoires avant de se faire plus discrètes à mesure du temps passant. Son dernier avatar l’inflige involontairement et sans répondre de ses responsabilités. Hétérogène à la loi, il ne l’est plus au nom de l’écart divin entre la justice et le droit, mais dans la poursuite bien américaine de ses intérêts, avec son pragmatisme qui en représenterait le mythe(2). S’il avait avoué, il aurait gagné la dignité des héros tragiques qui savent encore trancher dans le nœud gordien des dilemmes moraux. En se refusant à l’aveu par suivisme dans la recommandation de ses proches, compagne et mentor, le héros s’excepte du courage de la vérité par protection du sale petit secret.

Le héros rend les armes, c’est pourquoi il est désarmant de sincérité. Tout plaiderait pour sa bonne foi, le jeu des circonstance et la profondeur de ses blessures. « Les salauds sont sincères » répète Jean-Luc Godard depuis, au moins, Film socialisme (2010). On se souvient alors que le cinéaste lui avait dédié Détective (1985), aux côtés d’Edgar G. Ulmer et John Cassavetes. La sincérité du salaud en résidu de son héroïsme se prolongerait aussi du côté de celui qui en aura donné le récit. Les plus beaux chiens de son cinéma, Josey Wales, hors-la-loi (1978), Pale Rider (1985) et Million Dollar Baby, seraient ainsi les fantômes de repentance de celui qui appartenait à son actrice et ancienne compagne, Sondra Locke, et qu’il aurait tué par jalousie selon les propres dires de cette dernière(3). On s’en étonne d’autant plus que le chien du premier des trois films apparaît à une époque où la séparation brutale entre le cinéaste et son actrice n’avait pas encore été consommée, actée en 1984.

On est également attentif au fait que, dans Juré n°2, la victime est interprétée par Francesca Eastwood, le cinquième des six enfants du cinéaste qui porte le prénom de l’héroïne de Sur la route de Madison. Petite, on la voyait déjà malmenée par son propre père dans Jugé coupable où il interprétait un journaliste qui reprenait l’enquête d’une consœur qu’il avait lourdement draguée en la faisant picoler jusqu’à provoquer sa mort dans un accident de voiture, un soir de pluie. Un raccord étonnant reliait d'ailleurs le trou dans le pare-brise de la voiture de la journaliste décédée au visage de la petite Francesca émergeant de la nuit. Tiens, tiens. Son aînée, Alison Eastwood, introduisait le journaliste John Cusack dans Minuit dans le jardin du bien et du mal. La même actrice, que l’on avait déjà vue jouer une orpheline dans Bronco Billy (1980), la fille du héros ambigu incarné par Clint Easwood dans le méconnu La Corde raide (1984) de Richard Tuggle et une étudiante en beaux-arts dans Les Pleins pouvoirs (1997), est également maltraitée dans La Mule en y tenant le rôle de la fille impuissante à raisonner son père qui préfère les jouissances de ses activités illicites à ses responsabilités. On citera encore Jersey Boys (2014) où Francesca Eastwood apparaît comme serveuse dans un film où le chanteur Frankie Valli, qui a passé une bonne partie de sa carrière à éponger les dettes d’un ami, lui aura sacrifié l’amour de sa fille, qui meurt en son absence d’une overdose. Le long repentir des mauvaises actions et des paternités frivoles s’avouerait ainsi dans l’intervalle des films dont la morale profonde a pour nom le titre d’un film-emblème : Unforgiven. En français, le titre original a donné Impitoyable. Pourtant, « unforgiven » signifie impardonné. Clint Eastwood s’y montre impitoyable en étant impardonnable à l’égard de lui-même.

Juré n°2 raconte cela par la bande : à savoir comment un cinéaste dont le blason a longtemps été celui du justicier est aussi juge que partie. Il juge en vérité du fait qu’il est partie, sa vie rattrapée par la série des serments brisés à l’instar de son personnage de vengeur sur le retour d’Impitoyable.

Impardonnable, on pourrait cependant tout lui pardonner si l’on suit Jacques Derrida qui a plaidé que le pardon étant une chose littéralement impossible, un excès eu égard aux possibilités ordinaires d’une situation marquée par ce qui résisterait à tout pardon, sa condition de possibilité revient précisément à l’impardonnable(4). S’il y a alors quelque chose d’héroïque dans le pardon, le seul héroïsme qui reste appartient à qui sait ou arrive à pardonner à l’impardonnable. La radicalité eastwoodienne se jouerait toutefois au-delà de tout rachat. Pardonné par ses proches, Justin est malgré tout l’impardonnable à qui la justice ne présentera qu’une accusation déliée de tout pardon.

Pour reprendre en l’adaptant la célèbre formule du Bon, la brute et le truand (1966) de Sergio Leone, le monde se divise en deux catégories : non plus entre ceux qui ont une arme et les autres qui ont une pelle et qui, pointés par les premiers, doivent creuser, mais entre ceux qui font encore leur travail, substitut du procureur et flic à la retraite, et les autres qui ont cédé sur la loi morale dans la préférence de leur intérêt conjoignant à l’arme qui commande la pelle creusant leur propre tombe.

Dans l’intervalle, l’exception a disparu de l’horizon. En tirant sa révérence, le héros s’est tiré une balle dans le pied. Ni bon, ni brute, il n’est plus que le petit truand de son confort et de sa normalité. Impardonnable, le héros n’est plus une anomalie sauvage, mais une bêtise quelconque à l’ère de sa banalisation. Le cinéaste, l’un des très rares à Hollywood à avoir soutenu Donald Trump, n’en est pas à une contradiction près en déclarant forfait : si le trumpisme a gagné, sa victoire remonte à Dirty Harry. Dans la généalogie de « Harry la charognard », on trouvera au sommet le patron du F.B.I. dans J. Edgar (2011) et, tout en bas, dans le ravin, Justin Kemp. L’homme quelconque qui se prénomme pourtant du juste (Justin) y a trouvé le camp ou l’enclos que son nom signifie (Kemp), avant que la substitut du procureur, Faith Killebrew, ne lui mette dans la foi de son prénom à la fin le grappin dessus. Le dernier héros eastwoodien est le dernier des hommes – le dernier des « Dirty ».

Minuit moins une dans le jardin du bien et du mal : oui mais, de jardin, il n’y a définitivement plus.

Post-scriptum : on repense soudain au dernier plan d’un bon film de Don Siegel, son antépénultième avec Clint Eastwood en vedette, L’Évadé d’Alcatraz (1979). L’évadé en question laissait au bon souvenir du directeur sadique du pénitencier son double, un mannequin en carton. Aujourd’hui, on se dit que héros eastwoodien s’y montrait déjà tout nu en vérité : dans l’exhibition du papier mâché.
 

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