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Julie (Tessa Van den Broeck) à l'entrainement, dans "Julie se tait" de Leonardo Van Dijl
Critique

« Julie se tait » de Leonardo Van Dijl : Silence coupable

Léo Le Breton
Comme le titre de l’œuvre de Leonardo Van Dijl l’indique explicitement, la jeune joueuse de tennis Julie (Tessa Van den Broeck) ne parle pas dans le film des sévices de son entraîneur (Laurent Caron). Aveu de faiblesse : le cinéma ne peut être le lieu de la libération de la parole. Il se fait plutôt le porte-voix d’une idée reçue selon laquelle l’art serait principalement le lieu circonscrit de l’intime et de l’indicible. Laissant opportunément les spectateurs dans le flou et son personnage de sainte mutique en pleine lumière, Julie se tait flatte notre regard compassionnel sans apporter de réel éclaircissement quant aux relations d’emprise au sein des structures sociales.
Léo Le Breton

 
 


Préambule : Nous tenions absolument à écrire sur Julie se tait de Leonardo Van Dijl sous la forme d'une dyade. Le premier texte reçu, intitulé "Silence coupable", est très juste, mais pour une partie de l'équipe, Julie se tait compte parmi les meilleurs films belges vus ces dernières années dans une production que nous estimons être globalement très faible. Alors qu'une grande étude menée par Vers l'Avenir sous la plume de Michaël Degré a été dénigrée par une majeure partie du secteur, il est nécessaire de remettre sur la table un point essentiel qui a été totalement évacué du débat : la question esthétique. Il ne s'agit pas ici de réduire son importance à la relativité du goût, comme on peut le lire trop souvent. Peu de films belges récents résistent au temps, on peut presque les compter sur les doigts de la main (No Home Movie de Chantal Akerman, et puis ?). Un cinéma de producteur semble au contraire dominer, portant un cinéma à projet et à sujet, où ceux qui ont le passe-droit peuvent faire leurs films contre toute logique en se partageant les rares enveloppes budgétaires disponibles (10 millions d'euros pour la FWB, rappelons-le).


 
 

« Julie se tait » de Leonardo Van Dijl : Silence coupable
par Léo Le Breton

Quand un film repose à ce point sur une seule idée de mise en scène, deux attitudes critiques paraissent imaginables : la louange de la maîtrise (enfin un jeune cinéaste qui sait ce qu’il fait !) ou la perplexité face au ressassement d’un même dispositif (mais qu’est-ce qu’il nous veut enfin ?). La monotonie formelle – d’aucuns diront cohérence – de Julie se tait est telle que je n’ai pu m’empêcher de trouver le temps long et ainsi me demander ce qu’on pouvait bien trouver à cette constante longue focale, à cette faible profondeur de champ qui laisse tout le monde, hormis Julie, dans le flou. Le personnage principal brille, en effet, par sa clarté : le point de l’image est presque toujours fait sur elle et le titre soulignant son vœu de silence apparaît d’abord sur fond noir pour ensuite jouer les prolongations sur son corps. Julie ne peut se défaire de cet énoncé plaqué sur elle. « Julie se tait », or elle a quelque chose à dire. Tout son entourage ne cesse d’ailleurs de la tanner, tu peux parler tu sais, tu peux nous faire confiance. Mais rien ne sort. Qu’importe puisque les événements extérieurs parlent pour elle. Aline, ancienne joueuse prometteuse du club de tennis, s’est suicidée. Jérémy, son ex-entraîneur, est suspendu. Or, Jérémy est l’entraîneur actuel de Julie qu’il coache très assidûment. Syllogisme implacable : Julie est sans aucun doute la nouvelle Aline. Tout le monde le sait et tout le monde est pendu à ses lèvres, à ses moindres gestes. Gêne de l’intéressée lorsqu’un jour d’entraînement, elle est prise comme exemple par son nouveau coach Backie. Il ne devrait pas être tout le temps focalisé sur elle. Les autres ont payé leur abonnement au club, pas elle. La talentueuse Julie souffre de son statut d’exception au sein de l’association, ce même statut qui la relie à son entraîneur-ravisseur (« elles ne sont pas comme toi »), ce même statut qui la relie à nous, spectateurs.

Il a été dit, écrit que la force de Julie se tait résidait dans son « cheminement intime » vers la libération de la parole. La parole devient ainsi un horizon, à la fois proche et lointain. À la fin tant attendue du film, nous savons juste que ça y est, elle va parler et on la croit. Mais cette parole n’est pas entendue. À croire que ce qu’elle a à nous dire n’importe guère, qu’une fois le chemin intime parcouru, on peut dormir tranquille. Au fond, Julie n’est pas obligée de parler, son silence est éloquent. Au fond, Julie est obligée de parler, sa parole est nécessaire. Nécessaire à qui ? À nous, principalement. Nous qui sommes dans le flou. Julie est prise au piège de notre désir de perception. Elle rayonne faiblement dans un halo de vérité, dans une sainte netteté. Julie ne paye pas pour le club mais elle paye pour nous tous qui n’avons pas su voir ce qui se passait. Bref moment où le père de Julie pointe la responsabilité de l’association sportive quant au suicide d’Aline, le double de sa fille. Sophie, directrice qui a également été coachée par Jérémy, réplique : « Nous ne pouvons pas toujours être là, des choses peuvent nous échapper. » Filmant sans arrêt Julie, le long-métrage comble ce manque regrettable de vigilance par une jouissance scrutatrice. Enfin, nous la voyons. Tout le temps. Empêchée et silencieuse. Et ce spectacle suscite notre aimable compassion.

Quelquefois au cinéma, le silence a pu être un signe fécond et pudique de mystère et d’opacité (que ressent vraiment le fils endeuillé dans L’Incompris de Luigi Comencini ? Et à quoi pense le jeune garçon errant au cœur des ruines d’Allemagne année Zéro de Roberto Rossellini ?). Ici, le silence recèle peu d’ambivalence car nous savons d’ores et déjà que Julie se tait et que c’est provisoire, que sa relation toxique avec son entraîneur pédophile est un secret de Polichinelle qui ne manquera pas d’éclater au grand jour, qui a déjà éclaté avec l’ancienne joueuse disparue. Ici, c’est plutôt la parole qui aurait tendance à être ambiguë. Parole d’outre-tombe d’Aline qui, dans une vidéo de promotion du club, loue sans ambages sa relation de confiance avec Jérémy. Parole de Jérémy lui-même qui se place en tant que victime d’un licenciement abusif et qui, lors de sa seule confrontation avec Julie, déclare à sa protégée : « Quand tu m’as demandé d’arrêter, je l’ai fait. » Le complément d’objet est caché et l’affirmation pernicieuse d’un changement de comportement immédiat est mise en évidence, bien que les mains du coach soient encore trop tactiles et que celles de Julie doivent se retirer. Il y a une duplicité de la langue. La parole est double et est en cela diabolique (le diable étant, étymologiquement, « le trompeur qui divise »). Le silence revêt, au contraire, quelque chose de pur et d’angélique, raison pour laquelle il suffit amplement et ne doit surtout pas être neutralisé par une parole qui serait sujette à caution. La complexité des relations d’emprise ne nous intéresse pas. Elle ne doit pas être énoncée par la principale intéressée. Seuls nous importent l’image de la sainte, victime saluée pour son comportement exemplaire par sa professeure d’allemand, et son chemin de croix relayé par une mise en scène feutrée, nous libérant de notre mauvaise conscience post-MeToo.

Les élèves du club de tennis dans "Julie se tait"
© Nicolas Karakatsanis

Une courte séquence s’écarte toutefois de ce programme doloriste. Réaction spontanée que j’ai eue en la voyant : « Mais en fait, elle joue très bien ! » Tout occupés que nous étions à ressentir les tourments intérieurs de Julie figurés notamment par les appels manqués de Jérémy, sourdes vibrations du téléphone sur le bureau, nous en avons oublié d’observer réellement sa pratique du tennis, sa vitalité au travail. Il y a une raison à cette soudaine et fugace révélation. La mise en scène lui offre pour la première fois un partenaire de jeu que l’on voit à l’écran. Elle qui, dès la première image, semble se défouler contre un mur a désormais quelqu’un pour lui renvoyer la balle et lui imposer un rythme soutenu. Un temps dans lequel elle peut se déployer avec quelqu’un d’autre et non pas ployer sous le regard des autres. L’événement est de taille tant la réalisation, inquiète et pleine de retenue tels les interlocuteurs angoissés de la joueuse, isole son personnage tout en ne voulant surtout pas lui mettre la pression. Montée au filet, Julie s’élève à un haut niveau et ne reste pas prostrée. Ainsi, comme on aurait pu le croire, la libération de Julie ne se fait aucunement par la parole personnelle et politique (hors-champ voire hors-film). C’est en vérité par la performance, garante des institutions, qu’elle obtient son salut et le salut de tous. Du club qui, soit dit en passant, n’aurait pas eu autant de notoriété et de subventions sans les succès de l’illustre prédécesseuse Aline ; de l’école, Julie ayant fait des efforts dans le but de recevoir les bons résultats qui manquent à son attitude impeccable. Le film lui-même est un élève modèle. Pour sa réalisation tenue et retenue, « mâchoires serrées » comme l’écrit flatteusement Eric Neuhoff, il a obtenu une aide financière et la dotation d'un prix à la distribution au dernier festival de Cannes.
 


 

« Julie se tait » de Leonardo Van Dijl : Le moindre mal
par Thibaut Grégoire

 
Comme il lui est abondamment reproché dans le texte légitimement argumenté ci-dessus, Julie se tait de Leonardo Van Dijl fait en effet le choix de ne pas faire entendre la parole de son personnage principal dans le champ, dans la diégèse. Quand bien même Julie se tait serait un film sur la libération de la parole qui choisirait délibérément de laisser cette parole hors-champ, en quoi ce choix esthétique ne serait-il pas pertinent ? Ou pour tout le moins, en quoi ne serait-il pas autant voir plus original, risqué, que le choix inverse, celui de sur-expliciter la parole, d’en faire le point culminant, ou le centre, de sa narration ? Mais la libération de la parole est-elle réellement le sujet d’un film dont le titre met en avant le prénom de son personnage principal suivi de « se tait » ? Le sujet ne serait-il pas justement le silence, ou plus pertinemment encore, le personnage ? Et conclure le film par la parole, la dérouler in extenso de manière appuyée devant le spectateur ainsi terrassé et débarrassé de tout travail « à faire », ne serait-il pas une démarche proche voire similaire à celle d’un film comme L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine qui, il est vrai, a quant à lui fait le choix d’enfoncer le clou afin de mettre le public bourgeois face à ce qu’il était venu chercher : le spectacle de l’étalage du malheur ?

La parole n’est pas plus importante que le personnage, et réduire celui-ci à cette parole destinée à dévoiler un traumatisme dans toute sa crudité et sa cruauté, ne ferait que rendre ce qui lui est arrivé plus important que Julie en tant que jeune fille, joueuse de tennis, fille, amie, etc. Pour s’attacher au personnage et le suivre, Leonardo Van Dijl a donc plutôt choisi de décrire les routines de Julie, de la regarder faire les gestes et les actions qu’elle a l’habitude de répéter dans sa vie quotidienne - s’entrainer au club de tennis, faire des séances de kiné, préparer des devoirs seule ou en groupe pour un cours d’allemand, promener son chien, etc. - plutôt que de l’accoler de manière unilatérale à l’abus et au traumatisme subis. On pourrait évidemment discuter que le fait de décrire ou de saisir un personnage uniquement à travers sa routine est une autre simplification, que l’on omet ainsi de le saisir dans ses subtilités pour s’en tenir à une sorte de portrait-robot établi à partir de gestes répétés, un peu comme un algorithme. Mais entre deux choix, celui de décrire une personne, un être humain, à travers un seul événement traumatique, qu’il raconterait face caméra dans une sorte de « confession » cathartique, ou celui de tenter de l’approcher dans ce qu’il est au quotidien, à travers des situations qu’il a à vivre sur la longueur dans sa vie de tous les jours, peut être que la seconde option est un « moindre mal », ou en tout cas une démarche plus honnête envers ce personnage, quand bien même elle ne servirait pas la cause de libération de la parole que le film semble malgré tout, en sous-main, embrasser pleinement.

Et l’on en vient ici à toucher ce qui fait que le film, selon l’auteur de ces lignes, se démarque d’autres auxquels on pourrait trop facilement le rapprocher, des films à sujets issus d’une même mouvance naturaliste et d’un même terreau esthético-géographique. Pour être plus explicite, Julie se tait s’éloigne tout bonnement du « genre » du film à sujet, puisqu’il privilégie une fidélité sans fard à son personnage principal plutôt qu’à un sujet, qu’à une cause, qu’il préfère aborder par petites touches, en arrière-plan. Il parvient ainsi à remettre l’humain, en la personne de Julie, en son cœur, et à lui offrir in fine un horizon bien plus ouvert - de nouvelles amitiés, un nouveau coach et un avenir plus apaisé dans le tennis, une vie de famille plus joyeuse - que l’enfermement psychologique que lui aurait infligé un film coup-de-poing ne la prenant que comme vecteur d’une parole devant être libérée et entendue. Le film choisit de ne pas faire entendre la parole, certes, mais signifie dans son plan final qu’elle sera bel et bien entendue, et qu’elle aura un impact certain, une fois que Julie aura effectué un cheminement salutaire lui permettant de délivrer cette parole de manière à ce qu’elle ne vienne pas accentuer le traumatisme. Julie se tait est un film qui prend tellement soin de son personnage, qu’il préfère lui laisser le temps de trouver sa « voix » avant de la faire parler, et qui pousse ce choix du soin jusqu’à en faire le cheminement de sa narration. Si Julie se tait est un film à sujet, alors son sujet n’est pas la libération de la parole, mais justement ce cheminement, cette « guérison » d’un personnage, laquelle va mener à la libération de la parole.

Un film qui respecte son personnage au point d’en faire son sujet au détriment d’un autre bien plus large, au service d’une cause noble et lourde, ne peut que nous stimuler, surtout à le mettre en perspective avec ce que nous n’aimons pas dans le cinéma belge, notamment cette tendance au film coup-de-poing, au film à sujet, et à l’explicitation de discours tellement limpides. Julie se tait fait confiance à son spectateur pour remplir les vides laissés par cette parole déportée dans le hors-champ. Il préfère laisser les traces des sévices et des traumatismes hors de portée du cadre, sans dire non plus qu’ils sont inexistants. Mais en respectant son personnage, le film respecte aussi son spectateur. Il ne lui assène pas le discours dans toute sa « clarté », ni des scènes chocs, telles que des pipis au lit significatifs ou des automutilations en tout genre, comme le ferait un Lukas Dhont, par exemple.

La première scène de Julie se tait est en cela une sorte de manifeste quant à la conscience que Leonardo Van Dijl semble avoir de ce qu’un film peut et doit faire lorsqu’il a l’ambition de s’attaquer à un sujet « lourd », lié à une noble cause. Dans cette scène d’ouverture, Julie s’entraine sur un court de tennis, avec une raquette, mais sans balle, un peu comme une répétition « à blanc ». Cette scène synthétise à la fois la démarche du film, celle de saisir un personnage par des gestes et des actions répétées, voire assimilées, mais aussi sa volonté de se positionner comme fiction. En ouvrant son film de cette manière, Leonardo Van Dijl signifie à son spectateur que ce qu’il va voir n’est pas la « réalité », n’est pas la « vérité », quand bien même il s’inscrirait dans une veine réaliste, naturaliste. Un film de fiction ne devrait pas avoir pour ambition de retranscrire « fidèlement » la réalité, de livrer la vérité « toute crue » et de la sur-expliquer au spectateur, en subodorant que celui-ci n’est pas assez intelligent pour comprendre ce décalage, cette distance avec la réalité. Au contraire, Julie se tait est sous-tendu par un tout autre projet, celui d’assumer son statut fictionnel pour laisser exister son personnage au-delà de son traumatisme et de la cause qu’elle finira bel et bien - après le film, puisque celui-ci se termine au moment où elle va enfin cesser de se taire - par incarner.