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Crista Alfaiate et Carloto Cotta cueillent des fruits dans Journal de Tûoa
Critique

« Journal de Tûoa » de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro : Le ver est dans le fruit

Des Nouvelles du Front cinématographique
Tûoa est une anagramme, l'équivalent français du portugais Otsoga. Tûoa est un sésame pour l'éden d'un cinéma retrouvé d'avant le grand partage des eaux de la fiction et du documentaire, celui dont film après film rêve Miguel Gomes. Journal de Tûoa se veut une réponse du cinéma au confinement, une déclaration d'intention simple et vitale pour le cinéma expérimenté comme le partage communautaire d'une bouffée d'air frais, un milieu charnel faisant coïncider la fiction avec le documentaire. Le film se révèle cependant faussement modeste et vraiment confiné, colonie de vacances et fête privée dont la réclame est mimée pour le bénéfice ostensible de son vaniteux publiciste.

Une anagramme pour sésame de l’éden retrouvé

Le confinement a été la mesure drastique adoptée par des États pris de court afin de combattre la première vague de la pandémie de Covid-19. Le paradoxe aura été cependant le suivant : contre le risque d'asphyxie provoqué par le coronavirus, le confinement lui-même aura malgré tout représenté une restriction de notre droit universel à la respiration pour citer Achille Mbembe. Pour retrouver son souffle, rien de tel alors que le tournage d'un film tenté comme aventure amicale et parenthèse bucolique. C'est le pari relevé par Miguel Gomes qui, bloqué sur trois projets exigeants en termes de financement dont une fresque épique brésilienne, a fait de nécessité vertu pour reprendre la formule consacrée. En s'adjoignant le concours de la réalisatrice Maureen Fazendeiro et de la scénariste Mariana Ricardo, le cinéaste portugais a tourné pendant six semaines, entre fin août et début septembre 2020, un petit film à la modestie affichée, soutenu par quatre producteurs qui ont fait confiance à sa capacité à l'improvisation structurée.

Une équipe de seize personnes dont trois acteurs, une ancienne ferme avicole située à Sintra près de Lisbonne, pas mal d'animaux parmi lesquels cinq chiens, des oiseaux et une nuée de papillons, une idée enfin consistant à monter le film à l'envers en remontant le temps chronologique de son tournage : Journal de Tûoa est une déclaration d'intention pour le cinéma expérimenté comme le partage communautaire d'une bouffée d'air frais dont la fiction coïnciderait exactement avec le documentaire. Le cinéma comme un art de vivre. Autrement dit une utopie concrète et passagère, une bulle de paradis soufflée vite fait contre une écume de toxicité.

Tûoa est une anagramme, l'équivalent français du portugais Otsoga. Tûoa est un sésame pour l'éden d'un cinéma retrouvé d'avant le grand partage des eaux de la fiction et du documentaire auquel Miguel Gomes rend visite depuis La Gueule que tu mérites (2004).

Le coing et le papillon

La fabuleuse ligne de basse du génial The Night (1972) de Frankie Valli et ses Four Seasons ouvre le bal : c'est une fête nocturne, on danse, un stroboscope projette les couleurs rouge et verte recouvrant l'ambiance bon enfant d'un filtre exotique. Un baiser échangé et regardé à distance par un tiers promet la bonne vieille triangulation des désirs mimétiques avant que la remontée narrative informe des raisons pragmatiques d'une scène soumise aux exigences sanitaires liées à la pandémie. Carloto Cotta, acteur de la seconde partie de Tabou (2012), devait embrasser Crista Alfaiate qui jouait Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits (2015) et non pas le novice João Nuñes Monteiro. Sauf qu'il a préféré faire du surf au risque de compromettre les règles communautaires appliquées par l'équipe de tournage et surveillées d'un œil sévère mais bienveillant par le « comité central » formé des deux réalisateurs et de leur coscénariste. La narration qui retourne le récit sur lui-même pour faire de ses conditions concrètes une fiction au carré est un jeu, c'est-à-dire une distanciation qui s'amuse du sérieux de la crise sanitaire en s'en jouant.

C'est ainsi que la petite poche d'une fiction minimaliste enveloppant trois amis et le courant fluctuant de leurs désirs se remplit du récit de ses éléments participant à sa représentation comme une serre s'emplit de plantes et de papillons. On appréciera tout particulièrement le fait que le principe adopté d'une narration à rebours s'oppose radicalement à l'optique tragique et catastrophiste des films privilégiée par Pepermint Candy (1999) de Lee Chang-dong, 5X2 (2004) de François Ozon sans oublier l'inévitable Irréversible (2002) de Gaspar Noé. Deux images ont ici valeur de symbole. Remonter le temps consiste à retrouver dans le papillon l'imago qui l'a rendu possible, c'est-à-dire le tournage considéré comme une fiction à part entière. Inverser le cours du temps c'est prendre à revers aussi l'entropie en montrant comment le coing rongé par la moisissure renoue avec son intégrité de fruit mûr.

Paradoxe du paradis retrouvé alors même que le retour en arrière scandé en 22 journées abrite la nuée des signes caractéristiques de la crise sanitaire, masques et gants, consignes de distanciation physique et risque de contamination virale. Il se trouve pourtant que la nuée des lucioles nocturnes et colorées sert à brouiller la vue du tableau exposant l'agenda du tournage montrant que si tout est joué, tout est joué aussi d'un film qui n'a pas d'autre désir que de tourner autour de son propre idéal fantasmatique.

Crista Alfaiate, Carloto Cotta et João Nunes Monteiro assis dans la forêt dans Journal de Tûoa
© Shellac

Un serpent aussi

L'alternance des scènes de jour tournées en lumière naturelle et les scènes nocturnes baignées de couleurs artificielles rejoue le vieil antagonisme de lux et de lumen en visant dans la foulée le dépassement dialectique de la fiction (minimale, on l'a dit) et du documentaire (d'un tournage qui est à lui-même toujours déjà une fiction). Il y a du jeu quand la fiction au carré se retourne sur elle-même pour s'exposer aussi comme le seul sujet, à savoir le plaisir collectif du film à faire. Il y a dans Journal de Tûoa de la sensualité aussi, celle du 16 mm. dont le grain pelliculaire se mêle aux peaux et aux feuilles en s'étendant au grillage de la volière et même aux tâches des coings flétris. La sensualité des trois acteurs qui sont tous très beaux et très sympathiques indique que le film est en soi un milieu charnel en tenant aussi du jardin botanique. C'est encore une animalerie avec ses chiens, ses insectes et ses oiseaux, paons et perroquets. C'est donc une petite arche de Noé qui s'amuse des formes rigides de la vie en communauté, notamment avec les discussions des acteurs sur leurs personnages ou les disputes entre techniciens, pour célébrer l'art du cinéma comme art de vivre.

Le cinéma comme art de vivre communautaire et bucolique : un paradis renoirien ?

L'idéal du cinéma de Jean Renoir ne serait pas loin s'il n'y avait pas quelques raisons importantes qui permettent de comprendre pourquoi l'enthousiasme initial se dissipe au fur et à mesure d'une remontée du temps qui s'apparente finalement à un dessèchement. C'est qu'il y a un serpent au paradis et, après tout, c'était déjà le cas avec le très problématique Tabou, ce film dans lequel l'hommage aux sortilèges murnalciens se raidissait dans l'idée qu'il y avait peut-être moyen de célébrer la nostalgie de l'épopée coloniale en remède à la crise de la dette affligeant le Portugal au point de le réduire à être l'un des cochons de l'Union Européenne (PIGS est l'acronyme stigmatisant qui nomme dans le jargon de la Commission européenne les quatre pays les moins disciplinés dans les obligations à l'austérité, Portugal, Italie, Grèce et Espagne)(1). Ce serpent prenait autrement l'allure du renard dans le poulailler ouvrant Ce cher mois d'août (2008) en allégorisant avec une certaine rouerie assumée comment la fiction se léchait les babines avec les récits collectés durant sa première partie documentaire consacrée aux bals populaires en Algarve.

Le colonial qui insiste

Le serpent du Journal de Tûoa est précisément celui du documentaire et de sa simulation quand la fiction au carré se réduit à n'être qu'un petit théâtre de l'auto-célébration. La remontée documentaire de la fiction cède alors le pas devant la représentation concertée des petits bonheurs de l'entre-soi. Le serpent du documentaire simulé est le ver dans le fruit d'un paradis qui est en fait une bulle de vanité gonflée par un réalisateur malin qui glisse derrière une modestie affichée la réclame de son propre savoir-faire dans l'art de vivre. L'évacuation du documentaire se prolonge dans l'idée qu'il n'y a rien de plus facile à faire qu'un film qui tourne le dos à l'époque en s'épargnant la tâche de l'affronter. Le paradis ne tient qu'à la cruauté révélant qu'il est toujours perdu pour ceux qui en goûtent le poison, voilà ce que raconte Partie de campagne (1936).

La cruauté n'est pas l'affaire de celui qui indexe les jeux de la fiction sur la réclame de son propre cinéma comme petit monde bien réglé et géré à l'instar d'une colonie de vacances.

Le colonial insiste dans le cinéma de Miguel Gomes dont les serres abritent des paradis artificiels. Si Les Mille et Une nuits multipliait les dispositifs en bricolant des rapports originaux entre documentaire et fiction, certains épisodes étaient plus ou moins réussis que d'autres mais au moins l'expérimentation en valait la peine. Elle courait sur trois films en se concluant dans L'Enchanté sur la belle communauté populaire des « pinsonneurs »(2). Le chant des oiseaux n'est plus ici qu'une petite fête privée. En reprenant à la fin le tube des Four Seasons en incluant désormais toute l'équipe du film et plus seulement les trois acteurs, la party est donnée par ceux qui s'exposent devant le spectateur comme les happy few d'un bonheur mimé pour le plus grand plaisir de son vaniteux orchestrateur. Il y a des modesties moins ostensibles.

Notes[+]