« Journal d’un curé de campagne » de Robert Bresson : De combat et d’agonie pour le camé
Journal d’un curé de campagne décrit de l’intérieur une série de rencontres comme autant d’épreuves dans l’ordre de la croyance que la guerre aura fragilisée. Une suite de séances de lutte engagée entre l’homme de la foi et les diverses incarnations du renoncement spirituel (jusqu’à l’intérieur même de l’Église) et, à la fin, une accumulation d’échecs pourtant sanctionnée par une victoire – la plus belle car la plus imprévisible. Le film de Robert Bresson d’après Georges Bernanos est un grand film agonistique en tant qu’il est soulevé par une fièvre agonique, de combat et d’agonie pour le camé, le curé addict à la grâce qui manque.
Prendre sans rendre, ne jamais se rendre
(l'eucharistie, une hémorragie)
Quinze ans avant l’âne de Au hasard Balthazar (1966), le curé d’Ambricourt, dans Journal d’un curé de campagne, subit déjà les sales petits coups d’une malignité crasse et généralisée. Il prend, prend, prend encore mais cependant résiste. Il tient en ne se rendant jamais, sans pour autant s’autoriser à rendre tous les coups. Dans un cas comme dans l’autre en effet, prendre sur soi signe le destin incombant aux plus faibles qui doivent être plus forts que les forts, en absorbant chaque coup reçu et ne jamais le répéter par un retour à l’envoyeur. Précisément, prendre les coups consiste à en absorber la résonance, à rompre avec toute réflexologie mimétique, à désœuvrer la tentation du coup pour coup. Il faut être gris comme l’âne le sera, gris pour absorber et diagonaliser le trop de blanc et le trop de noir. Le désœuvrement d’une violence rendue inopérante n’est une passivité fautive en rien. Ce n’est pas, si douloureux soit-il, le fardeau des tristes que de bloquer les circuits de la violence contaminatrice et d’interrompre les enchaînements de sa virulente viralité, que de mettre en arrêt la rengaine du pire.
Le désœuvrement au contraire est un destin dignement vécu comme une discipline fidèle à l’enseignement de Jésus, de fait homogène à la « sainte agonie » évoquée par le narrateur du Journal d’un curé de campagne d’après le roman de Georges Bernanos publié en 1936. Le troisième long-métrage de Robert Bresson est aussi le premier à franchement ouvrir la voie difficile d’une ascèse cinématographique, raccord avec l’avènement de la modernité cinématographique.
Il n’y a en effet pas un seul endroit de la paroisse d’Ambricourt où, dans l’hiver prolongé de l’après-guerre recouvrant de son couvercle de plomb ce maigre bout de campagne du Pas-de-Calais, ne s’exerce pas une cruauté aussi personnalisée qu’elle apparaît à la fin impersonnelle, diversement infligée à celui-là même qui jusqu’à l’épuisement incarne l’exception solitaire d’une foi incomprise. On le verra, l’exception d’une foi dans un monde où les mécréants se comptent jusque dans les rangs des croyants a pour légitimation une double condition : la souveraineté de la solitude et celle de la cruauté. Les deux souverainetés font un pressoir pour la foi livrée à son incommunicabilité.
Le curé d’Ambricourt est l’arpenteur guidé par Dieu d’un monde sans dieu. Et l’arpentage relève d’une cartographie du proche, la paroisse abritant campagnes et villages environnants, qui se prolonge dans le tracé, noir sur blanc, d’une écriture qui convertit le mauvais vin en hémorragie continue, l’eucharistie recommencée pour le croyant profané. Et si, de loin, sa cape noire peut l’apparenter à une silhouette spectrale qui hante entre chien et loup une campagne désolée (comme on songe, alors, à Vampyr de Carl T. Dreyer), de près le curé d’Ambricourt figure moins le vampire en quête d’une nouvelle victime à saigner que le sujet même d’une vampirisation qu’il faudrait ressaisir comme la métaphore circonstanciée d’un processus historique de déspiritualisation et de déchristianisation, de sécularisation et de profanation. Et sa souffrance serait toute entière contenue dans le contraste paradoxal des résonances : sa foi résonne moins par elle-même que rapportée à l’ensemble épars des petits actes de lâcheté égoïste, de renoncement, de bêtise ou d’infâme cruauté ponctuant le chemin de croix de celui qui, de façon quelconque, revit le mystère de la vie de Jésus.
Un autre paradoxe consiste alors à conjuguer le mystère d’une trajectoire singulière avec ses manifestations ordinaires, dont l’exemplarité est réelle mais sans écho, insaisissable d’être communément incompréhensible. D’un côté, la première page filmée de son journal est ce par quoi s’ouvre le film, proposant de collecter, à travers des faits vécus et les notes disparates pour en témoigner, « les très humbles, les insignifiants secrets d’une vie d’ailleurs sans mystère ». Seule alors la franchise du compte-rendu indiquerait peut-être un désir d’Absolu. Mais, de l’autre, la dernière phrase arrachée à la mort par le mourant, d’abord relayée dans une lettre par l’ami et prêtre défroqué ayant veillé l’agonie du curé, est lue off ensuite par son supérieur, le curé de Torcy, qui à la fin délivre la pointe d’encre du mystère d’une vie : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce ». La grâce est réussir au seuil de la mort à tenir à l’oubli de la malignité qui corrode la vie. Un mystère.
Agonique, agonistique
Journal d’un curé de campagne raconte donc cela : une série de rencontres vécues comme autant d’épreuves de la foi. Une suite de séances de lutte engagée entre l’homme de la foi et les diverses incarnations du renoncement spirituel (jusqu’à l’intérieur même de l’Église) et, à la fin, une accumulation d’échecs pourtant sanctionnée par une victoire – la plus belle parce que la plus imprévisible. La victoire revient bien en effet à celui qui meurt en énonçant le rappel, méritant d’être relayé par des témoins de circonstance (l’ami de Lille puis le curé de Torcy), d’une grâce rédemptrice comme une fleur qui s’épanouit dans le meilleur terreau qui soit, autrement dit la boue de la mécréance (« Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce »). La phrase est sublime, en portant notamment l’expression décisive du choix du mourant de faire de cet ultime acte de parole le moyen symbolique d’une transfiguration de sa mort, en témoignage d’une grâce universellement accordée à tous ceux qui pour leur part n’ont rien fait qu’administrer les preuves du pouvoir de faire (le) mal.
L’est toutefois moins cette grosse croix noire qui, en se détachant d’un fond de blancheur, grave l’ultime conviction d’une entreprise portée de toute évidence par une immense foi, mais qui a encore besoin de marquer ses intentions. Y participent le clair-obscur au charbon de la photographie de Léonce-Henri Burel, les ronflements lyriques de la musique originale de Jean-Jacques Grunenwald (il a travaillé sur les trois premiers longs-métrages de Robert Bresson avant que ce dernier ne passe par les citations du répertoire et les pastiches variétés de Jean Wiener ou les compositions originales de Philippe Sarde pour Lancelot du Lac, quand il n’utilise pas des musiques de répertoire classique) ou encore le recours à des acteurs certes peu connus mais issus du théâtre comme Claude Laydu (le futur producteur de la série télévisée pour enfants Bonne nuit les petits).
Entre Les Dames du bois de Boulogne (1945) et Journal d’un curé de campagne, l’expression ne cesse pourtant de s’affiner. Le Mal n’est plus le fait machiavéliquement organisé par la volonté vengeresse du personnage d’Hélène interprété par Maria Casarès, mais désormais la conséquence impersonnelle d’un enchaînement d’inconséquences individuelles, la résultante aléatoire d’une irresponsabilité générale. Une persistance cependant, celle du motif de l’agonie, préfigurée dans le film précédent par le sort du personnage d’Agnès (Elina Labourdette) dont les dernières paroles, inoubliables, ont été entendues par Jean-Luc Godard comme un cri de résistance allégorisant toute la Résistance : « Je lutte ». L’amplification du motif agonique l’emporte désormais ici, et significativement dans le film le plus long de Robert Bresson, et le seul de tout son cinéma à avoisiner les deux heures (on rappellera ici qu’il précède Ordet de Carl T. Dreyer, sorti en 1955).
Journal d’un curé de campagne est à cet égard un immense film d’agonie pour autant qu’il est travaillé par une humeur agonistique : c’est un film de combat et la mort n’en représente pas la fin.
La mort, au contraire, accomplit, fixant pour l’éternité les affres passagers de la foi discréditée. Mais sa lueur est pâlissante, faiblissante quand elle est deux fois rapportée – non plus in mais off. Le clair-obscur extrait ainsi de la mine de charbon d’une France carbonisée le rayonnement fossile de la foi. La sécularisation engage aussi à la profanation du ciel au nom de l’exploitation de la terre(1). Le petit curé n’est pas un vampire, mais le mort-vivant d’un monde vampirisé par l’extractivisme des charbonnages du Nord, le premier martyr d’un « catholicisme zombie »(2). L’emblème auquel il est associé, cet arbre solitaire et décharné qui se découpe sur un ciel assombri, annonce bien des abattements, ainsi la destruction des environnements et des forêts dans Le Diable probablement (1977) qui succède à la souffrance de l’exploitation animale dans Au hasard Balthazar.
L'agonie d’un monde sans grâce requiert en effet de son mineur de fond le sens de l’agonistique, autrement dit une diagonalisation, dans l’écart de l’écrit et de la voix, de l’agonie et du combat.
La paroisse du cinéma français et son exception
(désœuvrement et « décréation »)
L’exception est une obsession, sa frappe scande les évangiles du cinématographe selon Robert Bresson, encore (mal) comprise comme le signe hautain d’un grand sentiment cultivé à l’égard de soi. L’exception souveraine est toutefois une mortification vécue dans la plus grande solitude, dans Journal d’un curé de campagne comme dans Au hasard Balthazar en passant par ce chef-d’œuvre qu’est Procès de Jeanne d’Arc (1962). Un cas limite aura été donné avec Lancelot du Lac (1974) où l’exception vécue collectivement, celle de l’ordre chevaleresque de la Table Ronde, s’effondre en se désagrégeant par infidélité et entropie interne. L’exception souveraine est un combat au service d’une grande croyance qui, croix ou pas, est aussi et surtout une affaire de cinéma. Contre Robert Bresson et son désir d’ascèse esthétique, se dresse alors toute une corporation cinématographique, toute une Église dont la liturgie est une réflexologie matelassée par la série des adaptations littéraires scénarisée par le duo formé des prélats Jean Aurenche et Pierre Bost, notamment à l’occasion des films de Claude Autant-Lara, l’un de ses grands prêtres. À cet égard, on pourrait voir Journal d’un curé de campagne comme l’allégorie de circonstance des difficultés d’un artiste affrontant, au sein de la petite paroisse du milieu cinématographique français, un manque profond de conviction. Qui, loin de servir l’esprit du texte littéraire adapté dans le respect littéral de sa lettre, préfère en tirer matière à illustration pour des dramatiques qui relèvent à la fin du théâtre filmé.
Contre cet académisme qui fait alors écran aux possibilités d’un art expérimenté dans ses spécificités esthétiques, le off et l’épure, l’ineffable et le différé, Robert Bresson passe par l’épreuve paradoxale de la littérature (celle de Georges Bernanos est un appui non négligeable), en garantie d’une stratégie de retrait, sinon de soustraction aux normes du régimes représentatif caractérisant le cinéma français de l’époque. L’exemple bressonien aura d’ailleurs été si enthousiasmant qu’il aura suscité des éloges, non seulement d’un écrivain comme Julien Green, mais aussi d’un critique de cinéma comme André Bazin suivi de François Truffaut, la sortie de Journal d’un curé de campagne étant par ailleurs contemporaine de la fondation des Cahiers du cinéma (ce dernier en prend acte à l’occasion de son fameux article critique adressé à cette « tradition de la qualité », tant exécrée)(3).
Pour Robert Bresson, qui avait déjà expérimenté cette situation avec l'aide de Jean Cocteau à l'occasion de leur adaptation d'un épisode de Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot, l’histoire de Madame de La Pommeraye, pour Les Dames du bois de Boulogne, la littérature n’est pas le faire-valoir d’un cinéma trahi dans les possibilités du cinématographe, mais la pierre philosophale d’une transsubstantiation esthétique. C’est justement le respect de la lettre écrite, marqué dans la scansion régulière offerte par l’exercice d’écriture du journal du curé d’Ambricourt, qui permet en effet au cinéaste de styliser la représentation, tantôt par raréfaction (le visage comme auréolé de la voix-off suffit à renvoyer à l’extérieur du cadre ce qu’il est inutile de montrer frontalement), tantôt par soustraction (les passages écrits suffisent avec leur puissance minimale mais concentrée d’évocation à s’épargner le devoir d’en représenter la totalité). Se soustraire des injonctions du cinéma français, c’est rendre grâce au hors-champ qui est la condition de tout plan.
Le monde dans lequel vit le curé d’Ambricourt coïncide avec son monde vécu. L’ouverture du dehors est ainsi replié en dedans des plis d’une conscience aussi tourmentée qu’elle ne cesse de revenir sur les tours et détours de ses aliénations. L’extérieur est alors soumis à la pente d’une intériorité qui exposerait l’ultime refuge d’une spiritualité qui aurait déserté le monde objectif.
On l’a dit, Journal d’un curé de campagne est organisé comme une série de confrontations réglées, comme le sera plus tard Procès de Jeanne d’Arc jusqu’au tournoi de Lancelot du Lac. À chaque rencontre, un face à face est engagé et le curé d’Ambricourt perd systématiquement la partie. Mais il regagne cependant le point à retraduire dans l'écriture de son désœuvrement spirituel les faits réitérés d’une violence mesquine et contagieuse. Toutes les occasions permettent d'en repérer les figures, moins des profils psychologiques que des types moraux, que déclineront ou apparieront les personnages des films suivants de Robert Bresson. Avec la petite Séraphita, qui est la plus douée des enfants du catéchisme mais aussi la plus perverse (il est incroyable de voir à quel point cette petite gamine préfigure à la fois Gérard d’Au hasard Balthazar et l’héroïne éponyme de Mouchette en 1967). Et puis son aînée symbolique que représente Chantal (Nicole Ladmiral, dont on entend la voix dans Le Sang des bêtes de Georges Franju en 1948, est cette actrice qui s'est suicidée en 1958 en se jetant sous le métro)(4). La fille du comte qui hait tant son père de vivre dans le château familial une liaison adultère avec l’institutrice du village utilisera sans vergogne le décès de sa mère, inconsolable de la mort de son fils, pour nuire à la réputation du curé et obliger ainsi son père à se séparer de son amante (son machiavélisme répète celui de Hélène dans Les Dames du bois de Boulogne quand la haine de son environnement préfigure celle de Marie dans Au hasard Balthazar).
Le désœuvrement, Simone Weil le nommait « décréation » et Giorgio Agamben qui lui emboîte le pas en réactualise la formule de manière aristotélicienne en proposant de saisir dans l'impuissance une « puissance-de-ne-pas ». Quand la création s'intoxique de malignité, la « décréation » lui répond dans un « reste désœuvré de puissance qui rend possible la pensée de la pensée », celles du cinéma et de la littérature ensemble affrontées. Alors, il y a mystère, non l'équivalent d'une énigme à décrypter, mais une vie encryptée et dont le récit consume les pages sur lesquelles elle s'inscrit(5).
L'écriture est une déposition pour le curé qui en sait le sens, disant la descente de croix du Christ.
On devra également préciser que le comtesse vomit Dieu de lui avoir ravi la vie de son si jeune garçon avant de revenir in extremis dans la foi avant de mourir, tandis que le comte a la volonté de faire de ce décès un moyen sûr de discréditer le curé qui connaît ses turpitudes. Le paradoxe atteint alors un haut degré de contradiction : le retour dans la foi d’une brebis égarée se conclut en effet par une mort soudaine accélérant cruellement le désarroi du pasteur quand celui-ci ne peut plus ignorer être devenu le bouc émissaire d’une paroisse qui s’acharne sur lui afin de faire oublier ses abus.
Sans compter quelques personnages secondaires rivalisant de brutalité (le médecin qui s’est peut-être suicidé rappelle au curé d’Ambricourt son terrible héritage en forme d’alcoolisme et d’hérédité) ou de bêtise agressive (à l'instar de Fabregars, un avatar du marchand avare joué par Pierre Klossowski dans Au hasard Balthazar). Jusqu’aux figures ayant rapport avec l’Église, qu’il s’agisse du chanoine (le cousin du comte n’a d’autre souci que le respect des intérêts familiaux), de Louis (le curé défroqué est perçu comme l’alter-ego du héros ayant renoncé) ou du curé de Torcy (son amitié et son autorité seront impuissantes à sauver son cadet du martyr qui finit par l’emporter)(6).
La proximité avec le jansénisme de Pascal se double toujours chez Robert Bresson d’une autre proximité philosophique concernant Sören Kierkegaard : la foi est une expérience solitaire dont l’exception souveraine s’accomplit à l’écart de l’institution ecclésiale, à l’abri de ses arraisonnements conventionnels. Et la foi appartient autant au croyant qu’à l’artiste qui croit à son art en vouant sa vie à l’ascèse du cinématographe dont l’exception est ce qui insupporte l’institution cinématographique du théâtre filmé. C’est précisément cette solitude, souffrante mais souveraine, qui engage ici les principes corrélatifs de la raréfaction (le curé happé par ses pensées fait souvent abstraction du monde environnant, reflué du côté sonore du hors-cadre) et de la soustraction (les pages noircies d’encre participent à la ressaisie du sens caché des expériences vécues) en poussant le régime de la représentation à un niveau de réduction, de condensation et de densité alors inégalé.
Le curé d’Ambricourt est une grande figure de désœuvré, dont les œuvres souffrent de n’obtenir aucun écho de la population ou, pire, d’être obscurcies par les actes redoublés de méchanceté subie. Mais il est aussi et surtout une grande figure de désœuvrement, au sens où elle rend inopérante la viralité mimétique d'une malignité généralisée en la transfigurant par l'esprit, et la conscience littéraire dont elle se soutient, qui malgré tout y voit la grâce. Et la grâce est d’autant plus grande d’avoir été ainsi bafouée et brutalisée. La grâce qui visiblement manque partout est ce qui partout était cachée ; avant son trépas, le curé le reconnaît. Raréfaction et soustraction sont l'orientation d'une esthétique de l’épure comprise en une manière de retenue, dont la puissance d’abstraction ne saurait dès lors se déployer indépendamment de la matière concrète qui la rend possible. D’un côté, la vie matérielle se réduit à un visage qui absorbe les frappes de la vilenie extérieure et dont l’absorption se prolonge en mise en sourdine du monde extérieur et pensées énoncées en voix off. De l’autre, les pages remplies d’une écriture entreprise comme une discipline de soi relaient autrement les efforts d’une pensée dont la conscience reste au dehors inaccessible ou impénétrable.
Pages arrachées, images pensives
Journal d’un curé de campagne échafaude le dispositif creusant l’écart entre une figure extérieurement perçue de la pire des façons et une pensée soustraite à l’empire du pire et dont la seule extériorisation ressortit aux pages de son journal, arrachées au Livre de Satan. Si le corps prend de sales coups, la pensée essaie de colmater les brèches. À chaque égratignure hémorragique, c’est une page d’écriture pour cautériser et cicatriser, pour guérir des plaies du réel. Mais la page est comme une peau morte qui décolle et tombe après un processus de desquamation. C’est pourquoi l’on dira des images bressoniennes qu’elles sont des « images pensives » (Jacques Rancière), mais en précisant toutefois que, avec les images d’une pensée au travail de l’énonciation orale ou écrite, s’intercalent également les images d’une pensée qui se tient dans le silence d’un visage toujours plus happé, au fur et à mesure de l’avancée de son récit, par l’absorption stoïque des coups reçus(7).
Le visage du curé d’Ambricourt qui est celui de son inoubliable interprète, Claude Laydu, est une surface privilégiée, le filtre d’une lumière pâle et vacillante comme celle d'une bougie, aussi fragile qu’étouffée ailleurs par la grisaille campagnarde. Quand elle n’est pas engloutie dans une noirceur renouvelée, celle du mauvais vin qui remplit une énorme barrique poisseuse. Et son poison se prolongerait dans le battement des fondus au noir comme dans les pages noircies du journal, jusqu’à percer dans le ventre du curé l’ulcère qui finira par avoir raison de sa vie en dépit de sa jeunesse.
Le camé de la grâce,
un trou dans le ventre
Journal d’un curé de campagne est le film d’une spiritualité malade et blessée, diminuée par la moisson de coups reçus, victorieuse mais seulement en différé – à l’arrachée. L’agonistique s’y vit en effet sur le mode christique de l’agonie plutôt que du dolorisme : c’est qu’il faut arracher à la méchanceté, l’indifférence et la résignation les preuves, éparses et inévidentes, de la grâce qui, seule, retient les coups pour en neutraliser la vocation mimétique. Renversant les échecs accumulés en victoire rétrospective, la grâce, seule, transfigure la mort dont le terrain aura été entretenu par le terrible héritage de l’hérédité : elle fait seule de la mort un destin (c’est ainsi que Georges Bernanos comme Robert Bresson peuvent s’extirper du naturalisme hérité du génie d’Émile Zola, même si le second y aura replongé, et plus qu'un peu, en adaptant avec Mouchette à nouveau le premier).
Mais Journal d’un curé de campagne est aussi d’une brûlante actualité, qui fait un trou au ventre.
Le monde sans dieu qu’il décrit est alors celui de la France rurale de l’après-guerre où la jeunesse a mal au ventre de crever la dalle. Un monde où « la mort à crédit » (Louis-Ferdinand Céline) s’associe au discrédit de la foi. Le film de Robert Bresson est d’une telle actualité qu’il anticiperait presque, aussi étrange que cela puisse paraître, L’Homme au bras d’or (1955) d’Otto Preminger.
Car son curé y prend en effet la figure livide d’un narco-dépendant, d’un drogué de la foi intoxiqué par son absence chez les autres, jusqu’à l’extase où la grâce prendrait la forme étonnante de l’overdose. La camé de la grâce est un junkie de l'expérience intérieure (Georges Bataille, encore), l'ange noir annonciateur des addictions qui faucheront la jeunesse (Le Diable probablement). Avec L’Argent (1983), l’ultime film de Robert Bresson qui sort, on le rappelle, l’année du tournant de la rigueur du premier mandat Mitterrand, l’intoxication à l’équivalent monétaire est achevée.
Revoir Journal d’un curé de campagne, c’est avoir en esprit les grands moments d’un autre cinéma hollywoodien, possédé et ulcéré, celui de Martin Scorsese (Taxi Driver, 1976) et d’Abel Ferrara (The Addiction, 1995). On peut encore se demander si, à l’évidente exception de Sous le soleil de Satan (1987) de Maurice Pialat qui fait de la littérature de Georges Bernanos le moyen d’un combat avec Robert Bresson engagé sur son propre terrain, le film contemporain le plus proche du Journal d’un curé de campagne ne serait pas, avec Dans la chambre de Vanda (2000) de Pedro Costa, La Montagne (2010) de Ghassan Salhab et, avant eux peut-être, You Are Not I (1981) de Sara Driver.
Notes