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Vincent Lindon et ses fils dans Jouer avec le Feu
Critique

« Jouer avec le Feu » de Delphine et Muriel Coulin : Déclarer sa flamme à l'extrême-droite

David Fonseca
Jouer avec le Feu de Delphine et Muriel Coulin voulait nous alerter sur l'extrême-droitisation en cours de la société française, quand le mal, par effet de contagion, gagnerait un peu partout. Mais quand elles croient avoir réalisé un film dénonçant la montée de l'extrême-droite parmi la jeunesse, elles en reconduisent aux principes, sur le plan scénaristique comme de la mise en scène. Un film contre ? Un film tout contre.
David Fonseca

« Jouer avec le Feu », un film de Delphine et Muriel Coulin (2024)

Comment filmer l'extrême-droite ? Jouer avec le Feu, de Delphine et Muriel Coulin, à s'en amuser, se brûlent cinématographiquement. Elles voulaient livrer un film contre (l'extrême-droite). Elles en font un film tout contre, qui en épousent certaines logiques.

D'une certaine manière, Jouer avec le Feu est en quelque sorte la version achevée de Leurs enfants après eux, dont il aurait tourné la fin. Il reprend le film des frères Boukherma, là où ce dernier prenait contexte historiquement comme il se terminait entre les années 80 jusqu'aux années 90. Travail de couture, Jouer avec le Feu en ferme la boucle pour filmer le travail d'extrémisation en cours de la société française de façon contemporaine. Ce qui germinait encore dans le ventre de la bête immonde, disait Brecht dans sa Résistible Ascension d'Arturo Ui, soit l'extrême-droitisation de la France dans Leurs enfants après eux, s'accomplit dans le Feu. Un fils aîné – Fus – déscolarisé, décide de marcher droit dorénavant, à droite toute, prendre la mesure de ceux qui s'accomplissent brunement, sous les yeux d'un père aimant impuissant – Pierre –, aux valeurs progressistes antipodes, à l'extrême bout du cil de son fils, son enfant « après » lui, quand son fils cadet – Louis –, républicain en marche, s'apprête à rejoindre l'élite intellectuelle du pays, une rue qu'il lui semble facile de traverser dans le film.

On aurait pu se réjouir a minima d'une qualité du film, celle d'essayer d'affronter la question de l'extrême-droitisation en cours un peu partout à travers le monde, en particulier en France. Être ravi de ce que Jouer avec le Feu paraît s'efforcer de filmer la normalisation des discours les plus rances de l'époque au sein de sa jeunesse. Se contenter de Jouer avec le Feu pour se rassurer, se disant que le véritable motif de colère comme de stupeur viendra le jour où ce type de film soit ne sera plus possible pour avoir été censuré, soit parce que la polarisation tout à droite se sera normalisée à ce point que le sujet ne vaudra plus la peine d'être exposé. On aurait même pu applaudir, le sentiment de fierté national en bandoulière, à le regarder en miroir d'un autre film qui fait un pas de côté par rapport à cette extrême-droitisation de la société, le film de Walter Salles, Je suis encore là, quand le cinéaste brésilien, plutôt que de se préoccuper de l'actualité la plus récente, la plus pressante sur le sujet, à l'instar des sœurs Coulin, décide de fermer les yeux en plaçant sous cloche le passé dictatorial du Brésil.

Pourtant, et malheureusement, Jouer avec le Feu, dans chacune de ses options, ne cesse jamais de comploter contre lui-même. Quand il dit une chose, il se dédit. Tout d'abord, sur le plan scénaristique, son symbolisme à la hache, qui donne à voir l'extrême-droitisation à coups de bâtons, fait la leçon au spectateur en permanence. En somme, pour le dire gravement, Jouer avec le Feu contredit son message par les moyens cinématographiques qui sont les siens. Il procède par assomption. Se place en position de surplomb. Duce, pour nous défasciner des extrêmes, se fascise. Use de moyens massues pour asséner son message. Ainsi, du choix du prénom de chacun des protagonistes du film.

« Fus », tout d'abord, pour le plus récalcitrant à l'ordre paternel, celui qui entend gagner la houle, le bruit et la fureur de l'époque. Par quelque bout qu'on le prenne étymologiquement, que ce soit en allemand, en anglais, en arabe, par exemple, tout fait sens dans ce choix inaugural de ce prénom : « Fuss », en allemand, qui signifie « pied », « marche », est à mettre en ordre de bataille avec l'anglais, pour qui « Fuss » a pour sens « agitation », en arabe « victoire ». Soit la mise en place d'un ordre programmatique. Le fils, par son seul prénom, annonce la mauvaise nouvelle dénoncée prétendument par le film de la victoire en cours de ceux qui, marchant au pas, ont pour seule valeur cardinale l'ébranlement d'un monde. Pour être à la croisée des chemins, de toutes les langues (allemande, anglaise, arabe), Fus voudrait sans doute retrouver la France en lui. Tout du côté du métissage, le fils renierait sans doute le père pour l'avoir nommé ainsi, retournerait la terre, refuserait la créolisation de son monde, dit Édouard Glissant. Plus délicat, ce choix offre en vérité de façon autoritaire un seul destin à son personnage. Se révèle une forme de prédestination à l’œuvre, de laquelle Fus ne pourrait pas sortir pour avoir été décidé souverainement initialement. Les sœurs Coulin filmeraient non plus la trajectoire d'un fils honni, mais le parcours d'un personnage automate, évidé, sans plus de consistance ni d'autonomie. Un personnage privé de liberté par des réalisatrices exerçant leur pouvoir tout créateur, on n'ose pas dire phalangiste, autant signifier totalitaire sur le film.

Le choix du prénom de l'autre fils est tout autant martelant : Louis, sera tout du côté de l'oreille. Personnage euphonique, il est à l'écoute, l'ouïe permanente. Intercesseur entre le père et le fils, dans cette sainte trinité qui a perdu sa virginité, une mère défunte, absente définitivement. Louis est celui qui circule entre les mondes, du père au fils aîné et rétroversement. Personnage Hermès, envoyé ici-bas sur le plan scénaristique pour transmettre aux hommes – Fus en l’occurrence – le message de dieu le père comme celui de Fus au père chassé de son paradis. Autrement intéressant aurait été de se préoccuper de la rupture provoquée socialement par la trajectoire de cet autre fils, son sort de transfuge de classe, la violence de ce transport, cette invitation au voyage, à un autre voyage, dont Baudelaire faisait un poème sur la mort.

Les deux fils de Vincent Lindon dans Jouer avec le Feu
© 2024 Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema

Pierre, joué par Vincent Lindon, est quant à lui le prénom du père. Celui qui demeure en place quand tout s'effondre. Personnage minéral nécessairement incarné par Vincent Lindon, ferme sur ses assises quand tout vacille. Dans Jouer avec le Feu, Pierre Lindon semble Le Dernier des hommes tout comme Pierre, chez les chrétiens, aurait été le plus fidèle compagnon du Christ, son premier fidèle d'entre les fidèles qui prendra sa suite après sa mort, devenant chef des apôtres. Celui qui, parmi d'autres Paul, bâtira une église par la seule grâce de son prénom car « moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Mais « les portes du séjour des morts ne prévaudront-elles point contre elle ? » Dans Jouer avec le Feu, Vincent Lindon en porte la croix. Il est celui qui s'efforce de tenir la maison dans un monde qui s'ébroue.

En somme, qu'il s'agisse de Fus, de Louis, de Pierre, le film se transmue dans la plus mauvaise manifestation possible du film dit politique. Il est construit à partir de personnages programmatiques, dont le destin est purement fonctionnel : scénarisé, sans possibilité de jeu. Enserré dans un déterminisme fort, ils sont bornés à l'extrême. Ainsi Pierre ne sera pas Pierre, un véritable personnage de cinéma, mais bel et bien Vincent Lindon, réduit à n'être qu'une énième variation et version de Vincent Lindon, égal à lui-même, et qui, dans sa rectitude, quel que soit son rôle, fait toujours de lui un taiseux atrabile. Une sorte de Gian Maria Volonte national, porte-étendard de valeurs politiques de gauche dans un corps de droite, acteur citoyen engagé, massif, renfrogné, que Vincent Lindon se trouve cinématographiquement du bon côté de la barrière (version Jouer avec le Feu, ou de façon plus paradigmatique dans le cinéma de Stéphane Brizé) ou du mauvais côté, par exemple dans Enquête sur un scandale d'Etat de Thierry de Peretti. Jouer avec le Feu, dans son ambition comme sa prétention, à se vouloir réaliste, nie ainsi le réel en lui substituant son prospectus. Il laisse peu de chances aux personnages d'exister autrement que dans le marbre marmoréen dans lequel ils se trouvent pris.

S'il fallait, pour prendre un autre exemple scénaristique, afin d'orienter le regard comme la pensée de son spectateur, espérant ne pas le perdre, Jouer avec le Feu l'abêtit. Quand il s'agit de présenter pour la première fois le personnage de Fus, le voici introduit au son d'une radio diffusant un programme sur la radicalisation de la jeunesse à l'extrême-droite, pour faire enfin son apparition. Les sœurs Coulin partent du général pour aller vers le particulier, accable leur spectateur, quand il s'agirait toujours de faire l'inverse, partir du singulier, se faire les poumons avant de gagner les hauteurs, voir Cimino et son Voyage au bout de l'enfer.

Plus terrible, ces choix scénaristiques initiaux démentent finalement toute possibilité d'alternative politique. Tout serait joué d'avance. La tension dramatique, le basculement dans la haine de Fus, ont l'intrigue défaite. Dans ses intentions politiques, le film se contrefait comme de lui-même. Jouer avec le Feu voudrait être un film politique quand il est anté- et anti-politique. Pourtant, Godard avait fixé la ligne : pour faire un film politique, d'abord filmer politiquement. Faire un choix de réalisation qui, par sa forme même, soit politique. Or, pour filmer la radicalisation, sur le plan de la réalisation, Jouer avec le Feu s'éteint. Les sœurs Coulin font un non-choix filmique, hautement et problématiquement classique, une version télévisuelle de l'extrême-droitisation, qui abolit ses enjeux. Ses choix esthétiques dépolitisent son propos politique. Ce qui devait être glaçant devient glacé : figé par la réalisation. Une manière paradoxale de réenchanter par un choix paisible de mise en scène ce qui se désenchanterait dans la jeunesse. Un film de vieux sur le bel âge. Daté, vieilli dès sa sortie. Jouer avec le Feu se voulait actuel, il se désactualise d'emblée.

Pour s'être vidé de ses enjeux politiques sur le plan scénaristique comme sur le plan de la réalisation, le film offre une seule voie de sortie sous forme d'issue favorable : l'amour filial. L'honneur est sauf. Travail, famille, patrie. Car demeure in fine l'amour d'un père pour son fils. Ce retrait du politique, soit de la logique du groupe communiel, pour se rabattre sur la cellule familiale afin de se demander où sont les coupables, comment pardonner, est lourde de sens pour le propos du film, qui s'abroge de lui-même. À se replier, il ne déplie plus aucun horizon politique. Fragmente le collectif. Se dépolitise. Il se libéralise à s'indexer sur les valeurs ambiantes, fussent-elles dramatisées. Éteint sur le plan de la mise en scène, ce retour du scenario jette finalement de l'huile sur un feu qu'il s'agissait de ne plus couver. Il rabat ses objectifs sur l'intime, jusqu'à devenir une toute petite chose si minuscule qu'il n'a même plus finalement l'apparence d'un caillou, perdant son grain dans la botte de l'extrême droite, qui lui va dorénavant si bien. S'il fallait une preuve, le JDD, dont le directeur de la rédaction est Geoffroy Lejeune, condamné pour « injure à caractère raciste » en août 2020 après que le journal ait qualifié la députée LFI Danièle Obono d'esclave, dont la une du 24 février 2022 portait sur « Le vrai coût du grand remplacement », puis celle du 1er décembre 2023 qui s'ouvrait sur un : « Bienvenue au Belgikistan », annonçant une « enquête sur la dérive d'une société multiculturelle rongée par l'islamisme », avec l'avertissement suivant : « Demain en France... », donc, le très peu fraternel JDD, sous la houlette du non moins secourable Geoffroy Lejeune, a particulièrement apprécié le film, lui attribuant la note en forme de sommation, manière de dire soyez bien à l'écoute, soit la note de 5/5. Une manière toute paradoxale, finalement, pour Jouer avec le Feu, de lui déclarer sa flamme.