« Joker » de Todd Phillips : Pitreries du nihilisme
Triste sire du ressentiment devant ses prédécesseurs comique ou inquiétant, ce joker n'a pour royaume que le nihilisme réactif d'un pitre – à la réserve de l'un ou l'autre indécidable sauvés du naufrage.
« Joker », un film de Todd Phillips (2019)
Peintre raté, Hitler. Comique raté, Joker. CQFD. Attention donc aux artistes contrariés et empêchés, la société doit veiller à prendre particulièrement soin d'eux. Des monstres peuvent en effet surgir de blessures narcissiques dont l'humeur noire abonde le plus dévastateur des ressentiments, la bile ruminée jusqu'à une macération personnelle extensible à sa collectivisation générale, ainsi vérifiée dans sa toxicité mimétique et virale. CQFD oui mais, on l'admettra volontiers, la démonstration reste dans son simplisme hypostatique du plus haut comique.
Le comique des fondements hypostatiques peut être assumé chez Lars Von Trier, par exemple avec son boiteux The House that Jack Built (2018)(1). Le film de Todd Phillips n'est quant à lui pas vraiment drôle (son Joker est bien moins rigolo que celui de Tim Burton), dépressif au possible (celui de Christopher Nolan était immunisé contre tout narcissisme, agent impersonnel, obscène et joyeux du pire). Il faut dire que son auteur a déjà eu la main lourde à l'époque de ses premières comédies (il est entre autres l'auteur de la putassière trilogie Very Bad Trip entre 2009 et 2013), et elle l'est davantage encore à l'heure de son virage sérieux (War Dogs en 2016). Le surmoi reste dans tous les cas aux commandes d'opérations pour lesquelles la jouissance est un impératif aussi catégorique que diabolique, doublant le retour à la norme de la Loi pour en conditionner l'effectivité symbolique. L'esprit de sérieux de Todd Phillips plombe les ambitions de son dixième long-métrage, le masque du comique tombe vite pour révéler le visage prétentieux du nihiliste. Joker est bien sérieux et ambitieux en effet, en prétendant effectivement qu'il n'y a pas plus sérieux que le ressentiment parce qu'il n'y a pas plus vrai que le nihilisme qui vient, qui est toujours déjà là, et qui le sera toujours davantage (le film au moins y aiderait).
L'ambiguïté savamment entretenue à l'égard d'un affect haussé de façon problématique en facteur majeur d'explication causal et terminal du chaos social avère cependant les limites politiques d'une esthétique empathique, toute entière dépliée comme chair grasse enrobant le corps sec de son antihéros, qui a un œil pour voir certaines causes objectives de la catastrophe en cours (l'inégal partage des richesses et l'asphyxie des dépenses sociales notamment de santé), tout en jetant de son autre globe oculaire des œillades aux raisons subjectives pour en précipiter l'avènement apocalyptique (la lutte des classes se décline en haine anti-riches, la réaction émotionnelle face aux déceptions démocratiques se renverse en volonté de néant apocalyptique).
Hypostase du ressentiment
Le ressentiment, c'est de fait la grande (mais unique) affaire du Joker de Todd Phillips qui concourt au titre de phénomène culturel de l'année après le succès de sa projection à la Mostra de Venise récompensée par un Lion d'or et un carton au box-office qui promet en février prochain son lot d'Oscars. Avec le ressentiment (nietzschéen) comme affect privilégié en tant qu'il colore la dialectique (hégélienne) de la reconnaissance, la haine réciproque des maîtres et des esclaves débouche cependant sur la seule permutation des termes de la relation (les pauvres ont les riches comme idoles à admirer et égaler, les émeutiers s'en donnent une nouvelle avec le Joker, totem et mana). Les esclaves haïssent leurs maîtres comme Arthur Fleck, clown de rue le jour qui se rêve la nuit star du stand-up, déteste Thomas Wayne, l'homme le plus riche de Gotham qui prétend à en devenir le nouveau maire afin de rétablir un ordre social que les inégalités économiques dont il est l'incarnation parfaite déstabilisent toujours davantage. Les premiers haïssent donc les seconds et la réciproque est aussi vraie mais, dans le renversement adialectique des termes d'un rapport inégalitaire effectué avec l'énergie du ressentiment, en exigeant pourtant contradictoirement de ceux-là cette reconnaissance dont ceux-ci ont tant besoin en avérant ainsi que le désir est et reste toujours celui de l'autre(2).
D'où le fantasme d'Arthur Fleck (se croire le fils caché du richissime Thomas Wayne et prétendre à la reconnaissance sonnante et trébuchante de cette filiation) qui se nourrit de quelques points de capitonnage avec le réel (sa mère a été domestique des Wayne et peut-être la maîtresse flouée du maître de maison dont la mise à l'écart l'aura envoyée à l'asile d'Arkham). C'est ici son sens (le fils veut en finir avec tous ses géniteurs pour être à la fin le fils de ses propres œuvres, asphyxiant sa mère réelle, flinguant à bout portant son aîné symbolique incarné par un comique et présentateur vedette, participant à distance à faire tuer son père imaginaire), là sa vérité (le bâtard fantasmé est indirectement la cause de l'assassinat des parents de Bruce Wayne, futur Batman dont le Joker devient rétrospectivement la quasi-cause).
Du nihilisme passif (la vengeance des faibles reste imaginaire) au nihilisme actif (les faibles deviennent forts en passant à l'acte de la révolte), le ressentiment nomme l'énergie populaire d'un renversement politique qui, de réactive, serait affirmative et révolutionnaire en franchissant le double mur d'émotions colériques et de réflexes réactionnaires(3). Mais le ressentiment, vérifié comme passion sociale depuis Max Scheler et ses épigones, reste une passion triste qui a la colère pour affection, l'injustice pour motivation et la vengeance destructrice pour action(4). On doit le constater, aucune idée, aucune croyance, aucune valeur n'est ici affirmée. La jouissance est celle d'un non sans lendemain ni limite ni peuple, jamais constituante, purement et absolument destituante. La figure du clown n'est littéralement en effet qu'un masque d'indifférenciation et de désingularisation, la surface neutre d'une désactivation parodique de la tragédie et de la farce, le signe d'un carnaval moins affirmatif et créateur que réactif et destructeur.
À ce titre, Joker serait comme l'envers exact de V pour Vendetta (2006) de James McTeigue, autre production Warner Bros. adaptée d'un roman graphique DC Comics. L'envers exactement, autrement dit à la fois semblable (le masque qui permet l'anonymat sert aussi à renvoyer les multitudes soulevées à une foule compacte, une masse indistincte) et dissemblable (aux raisons de la liberté civile contre le fascisme s'opposent désormais celles de la colère émeutière proto-fasciste).
Ni farce, ni tragédie (mais un simulacre de parodie)
Ni farce ni tragédie, Joker est un film nihiliste qui, s'il tente d'en discerner quelque peu les fondements ou linéaments, n'en demeure pas moins homogène à son objet. La parodie n'a pas d'autre cible esthétique, le catastrophisme supposément éclairé cependant délié de toute politique affirmative. Le triomphe du nihilisme, entre l'émission de télévision détournée et la poudrière de la rue émeutière, offre la reconnaissance symbolique tant attendue de ce diable d'Arthur Fleck, qui peut enfin laisser tomber l'héritage biographique couturé de ses tares héréditaires pour se réinventer comme le simulacre qu'il est devenu, le Joker, le Grand Indifférent au chaos dont il est l'un des sujets, à la fois auteur et passeur, agent et acteur, inspirateur et suiveur. « Tout est nul, à tout égard » aurait dit Martin Heidegger dans sa critique du nihilisme nietzschéen en y reconnaissant un symptôme privilégié de « l'oubli de l'Être » au principe du destin catastrophique de la métaphysique occidentale(5). Tout est nul, rions donc et faisons de notre rire le moyen commun d'avérer la nullité du vieux monde dont par surcroît il dénie la vérité.
De cela, soit cette catastrophe où les raisons légitimes de se révolter se fondent dans un horizon émeutier tristement dénué de toute orientation, organisation et idée affirmative, tirons donc au moins un rire ambivalent voire indécidable, un rire indistinctement sublime et pathologique, qui réjouirait et terrifierait à la fois. Ce qui fait rire appartient en dernière instance surtout au choix scénaristique de l'hypostase du ressentiment dont l'idéologie consensuelle est autant partagée, d'un jaune-vert fluo l'autre, par un film hollywoodien exagérant la réaction populaire en clownerie émeutière et la sottise des médias mainstream français exaspérés par des Gilets jaunes qu'ils stigmatisent comme des bouffons. Pitreries du nihilisme, qui voit l'émeute en la dépolitisant. Sous ses dehors empathiques que d'aucuns analyseront comme le signe de son identification sans reste à une idéologie omniprésente, molaire et creuse comme le populisme, le film de Todd Phillips tiendrait irrésistiblement de l'avertissement adressé à une population toute spécifique, celle des riches invités à lâcher un peu de lest économique afin de calmer une révolte antifiscale qui pourrait virer à la colère antisociale. Pitreries du populisme, qui voit la colère populaire en l'indexant sur un registre autoritaire.
Après tout, l'impulsion originale du récit ressortit d'une grève des éboueurs de Gotham dont les conséquences matérielles (une accumulation de poubelles, des rats partout) exaspèrent le malaise urbain, tout en demeurant déconnectées de toute légitimité sociale et syndicale, au point de finir par ressembler fichtrement à des métaphores pourries (les masses émeutières sont le fait indistinct d'un peuple de rats et de déchets).
L'indistinction esthétique de la tragédie (le rire pathologique d'Arthur Fleck, symptôme d'une profonde blessure psychique) et de la farce (le masque de clown généralisé) devrait donc imposer le règne total de la parodie (tous nous sommes des clowns qui rient et font rire, qui ont peur et font peur). Mais la parodie est elle-même inconséquente et inachevée, incapable du désœuvrement des passions tristes, impuissante à la destitution de l'hypostase du ressentiment, elle-même désœuvrée, simulée. Le carnaval est d'autant moins libérateur et émancipateur, d'autant plus triste qu'il est simulé, peuplé de simulacres demeurant les esclaves des référents qu'ils simulent, même si outrageusement (le nouveau maître de Gotham succède au précédent, les clowns officiels sont remplacés par ceux qui au moins n'en partagent pas le déni). La clownerie bute ainsi sur l'esprit de sérieux du ressentiment dont l'énergie négative comme du plomb fondu rabat en les confondant les machines discursives et médiatiques du populisme et du nihilisme, qui échoue à en désactiver le consensus mimétique.
Indécidable 1 (le rire du fou solitaire, celui des foules solitaires)
Si cette production Warner Bros./DC Comics intéresse un tant soit peu, c'est au-delà du cabotinage tapageur et forcené d'un Joaquin Phoenix bigger than life (l'acteur répète ad nauseam ses performances après nous avoir encore récemment fait le coup avec A Beautiful Day – You Were Never Really Here de Lynne Ramsay en 2017). Au-delà aussi d'une direction artistique largement inspirée des grands films paranoïaques et new-yorkais de Martin Scorsese du tournant des années 1970-1980 (avec Taxi Driver et The King of Comedy – La Valse des pantins en ligne de mire évidente). Précisément en suivant la ligne de faille ou de fuite des rapports à la fois conjonctifs et disjonctifs entre un désastre personnel et un effondrement collectif, une maladie mentale et un malaise social. C'est dans le battement des passions individuelles et collectives, c'est dans l'écart, dans l'intervalle entre ces deux niveaux de subjectivité que Joker abattrait ses meilleures cartes, en disposant d'une bonne main que tranche un esprit de sérieux sans humour, assorti de la batterie des effets de manche habituels (extase de l'acteur en performeur, ralentis esthétisants, cordes tirées au cordeau).
Malgré tout, le film de Todd Phillips s'engage à raison sur le même terrain hyper-réaliste que la trilogie réalisée il y a dix ans par Christopher Nolan, évitant ainsi les boursouflures kitsch d'un récent Suicide Squad inepte et pathétique. Mais si Joker arrive à être meilleur que The Dark Knight Rises (2012), notamment parce qu'il se refuse à faire du soulèvement populaire une passion émeutière sous contrôle de manipulateurs cyniques, il demeure en-deçà cependant de The Dark Knight (2010) puisque son Joker souffre de pesanteurs biographiques rayées d'un trait de plume à l'époque de sa mémorable incarnation par Heath Ledger. Voilà quand même où le film de Todd Phillips intrigue, en montrant qu'il y a un rapport indécidable entre la folie d'un homme et celle d'une ville, c'est-à-dire en concevant une corrélation réelle mais si peu déterminée qu'elle en vient à excéder la seule mécanique des causes et des effets. Le nihilisme autorise au moins d'échapper au matérialisme version mécanicisme, même s'il n'échappe pas à aux vieilles lunes réactionnaires de la Psychologie des foules d'un Gustave Le Bon (même si son ouvrage a été publié en 1895, l'année de naissance du cinématographe).
D'un côté, Arthur Fleck revenant d'une énième prestation foireuse de clown tue à coup de revolver trois hommes dans le métro, de l'autre des anonymes élisent spontanément le tueur anonyme en symbole de leurs frustrations puisque les trois victimes sont des traders de Wall Street travaillant pour le milliardaire Wayne. La reconnaissance du premier par les seconds ne se fera pourtant qu'à la suite de hasards qui ne débouchent pas sur la constitution automatique d'un empire du crime dominé par le Joker, mais par un raz-de-marée populaire et revanchard où un fou solitaire est reconnu comme l'un des siens, à la fois inspirateur en chef et égal en camaraderie, par une masse émeutière qui ne veut plus être une foule solitaire.
C'est une congruence réciproque d'une maladie personnelle et d'un malaise collectif dont la vague est une lame de fond qui l'emporte au-delà toute responsabilité et volonté, au-delà toute organisation et planification (le Joker est de fait l'anti-Mabuse). Cette marge d'indécidable, celle où le rapport conjonctif des forces individuelles et collectives se double de leur non-rapport disjonctif, est sûrement la contribution la plus intéressante de Joker à la compréhension quasi-structurale d'un mouvement social qui advient comme passion trans-individuelle (pour parler comme Félix Guattari ou Gilbert Simondon). Mais il ne se départit jamais de cette réflexologie hollywoodienne (activer d'automatiques réflexes relève en effet du massage euphorique des opinions), partagée d'ailleurs par bon nombre de blockbusters issus de Marvel, l'écurie concurrente (on pense en particulier aux superproductions qui mettent en scène le milliardaire Tony Stark alias Iron-Man), selon laquelle la lutte des classes n'est avérée que pour montrer et démontrer que sa contestation n'appelle aucune construction révolutionnaire organisée et orientée sous la condition d'idées vraies comme l'égalité, mais la passion émotionnelle, revancharde et apocalyptique des esclaves du ressentiment.
Indécidable 2 (le choix de Charlie Chaplin, celui de Todd Phillips)
Un pas en avant, deux pas en arrière, Joker intrigue en osant cependant aller un peu plus loin que la zone de confort où s'enferment la plupart des superproductions hollywoodiennes. Mais le nihilisme d'une parodie simulée, réactive plutôt qu'affirmative, l'emporte en avérant sa congruence structurale avec le discours dominant du populisme, dont le noyau idéologique consiste à discréditer les passions populaires en posant fallacieusement l'équivalence des extrêmes (gauche et droite)(6). Il reste pourtant encore un dernier point où le film de Todd Phillips non seulement intrigue mais, vraiment, surprend.
On l'a dit, le rire d'Arthur Fleck est indécidable comme l'est d'ailleurs le rapport à la fois conjonctif et disjonctif de la maladie mentale et du malaise social. Son rire est tout à la fois le symptôme d'une blessure psychique et le signe forcé d'une reconnaissance sociale, un trouble obsessionnel compulsif ou une moquerie cyniquement déguisée, toujours à côté de la plaque et donc à ce titre toujours gênant. L'indécidable est sûrement le prix à payer de l'humour devenu peut-être impossible, introuvable à l'heure où la société n'a plus rien de drôle. Une exception unique contredira ce constat, une seule fois en effet le héros rit de concert avec les autres. Son rire est alors exceptionnellement synchrone avec celui du public et, de fait, il se voit expurgé de tout excès pathologique. Alors qu'il cherche à pouvoir discuter avec Thomas Wayne, Arthur Fleck se fait passer pour un groom présent dans une luxueuse salle de cinéma où est projeté un chef-d'œuvre de Charlie Chaplin, Les Temps modernes (1936). Arthur rit, tout le monde rit et c'est comme si le génie comique chaplinesque arrivait à le soigner, tout en suspendant dans le même mouvement la pression des contradictions sociales qui vont malgré tout finir par faire sauter les derniers verrous de l'ordre social. La vis comica chaplinesque a donc cette grandeur de pouvoir faire revenir un rire indécidable, indistinctement pathologique et sardonique, dans le champ joyeusement immanent de l'humour.
Mais l'on se souvient aussi d'une grande séquence du film de Charlie Chaplin, celle où le vagabond ramassait par réflexe un drapeau identifié par des prolétaires comme l'étendard rouge de la contestation ouvrière et de la révolution communiste, tous rassemblés derrière un leader improvisé malgré lui avant que la police ne charge en dispersant la foule des manifestants. Immense beauté de cette séquence inoubliable, où le rouge transcende l'image en noir et blanc en s'imposant à la figure apolitique du pauvre, intégrée à son corps défendant dans la dynamique d'une lutte des classes menée à l'époque du taylorisme aussi par les exploités, à la fois syndicalement (comme ouvriers en grève) et politiquement (comme manifestants communistes). Dans l'offre politique d'alors, Charlie Chaplin a fait un choix, le sien. Joker propose pour sa part une variante de cette scène à l'ère des temps postmodernes où, empathie pour le nihilisme oblige, le mantra consensuel du populisme aurait obscurci l'hypothèse du communisme. Désormais, le Joker figure à son corps défendant le porte-drapeau d'une vaste protestation sociale mais, s'il se pare du masque de clown en signe de ralliement général, l'indistinction du rouge (le communisme), du noir (l'anarchisme) et du brun (le fascisme) n'est pas loin d'apparaître alors comme l'envers logique du rouge (la bouche), du blanc (le visage) et du vert (les cheveux).
Joker de Todd Phillips nourrit son nihilisme à la source de deux hantises, le peuple dont les émotions réactives expriment des tendances autoritaires, l'artiste du stand-up dont les rires ont pour contrepartie une quête maladive de reconnaissance(7). Au carrefour critique de ces deux hantises, un même ressentiment dont l'hypostase parodique alimente en dernière instance la machine paranoïaque d'un film homogène à la logique despotique du pire qu'il décrit.
Notes