La Surprise d'être vivant : Ce que peut le corps de Jerry Lewis
La surprise d'être vivant, ou ce que peut le corps de Jerry Lewis. Analyse à travers une série de films réalisés entre 1955 et 1964 par Frank Tashlin ou Jerry Lewis, d'Artists and Models à Disorderly Orderly : quand la représentation de l'émotion passe l'épreuve de l'affection.
Combien de fois n'aura-t-on vu la surprise saisissant le visage de Jerry Lewis ? Dans Jerry chez les Cinoques (Frank Tashlin, Disorderly Orderly, 1964), l'infirmière Higgins, interprétée par Kathleen Freeman, vient encore de subir les conséquences de la maladresse de Jérôme Littlefield : une assiette de gruau d'avoine qui ne lui était pas destinée vient de s'écraser sur son visage. Littlefield, surpris et confus, tente de lui prêter assistance. Il fait évidemment pire que mieux, en étalant la bouillie sur le visage de l'infirmière tout en compatissant de manière démonstrative. Si l'on voulait comprendre la réaction de Littlefield avec le concept de mimétisme, il faudrait immédiatement ajouter que celui-ci ne se définit en rien par une simple imitation de surface. Ce mimétisme est surprise affective avant que d'être imitation : la surprise de celui qui, traversé par des forces s'exprimant en une démonstration pathétique qui, en apparence, imite, ne peut en déterminer l'origine. Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, la surprise affective brouille les repères : est-ce que cette chose qui arrive là dehors serait aussi en train de m'arriver ? Le cinéma de Lewis ne répondra jamais définitivement à cette question, guère plus qu'il ne tracera de limite claire entre les affections de l'acteur-réalisateur et celles des autres. Indéfiniment, il rejoue la surprise la plus dangereuse qui soit : celle de l'effraction de l'autre en soi, et du soi dans l'autre, comme dans cette scène extraordinaire d'Artistes et Modèles (Frank Tashlin, Artists and Models, 1955) lorsque Lewis finit par entremêler les membres d'une série de personnes, sans plus trop savoir à qui appartiennent ces bras et ces jambes, se dépêtrant tout juste lui-même de la situation. Toujours un peu en retard sur les événements qui lui arrivent, Lewis ne cesse d'être happé par la plus grande surprise qui soit, celle d'être vivant.
Affection et représentation
En 1971, Jerry Lewis publie The Total Film-Maker chez Random House(1). Ce livre est une synthèse des cours que le réalisateur dispensait alors à ses étudiants en cinéma, à l'Université de Caroline du Sud. Il n'hésite pas à partager son jugement sur l'histoire du cinéma, ou plus précisément sur ce que le cinéma lui semblait devenir. Le "film-maker" du titre, il faut bien insister sur cette dimension de fabrication qui est également un cri de guerre, déplore la disparition d'un cinéma dans lequel les images et les mots servaient à raconter des histoires. Avec les excès que suppose une mise en garde lancée aux étudiants, Jerry se donne pour ennemi Fellini, avec lequel le cinéma aurait commencé à se perdre dans l'exploration des profondeurs de l'âme, jusqu'à basculer dans l'imposture des avant-gardes : « Ninety percent of the avant-garde clique who proclaim, 'Look at the greatness of his film' are ashamed to admit they don’t know what the hell it is all about. They can’t wait to run to the coffeehouse to breathe out 'Wasn’t that magnificent?' God forbid someone asks, 'What dit it mean?' There’s a long silence. Then some creep with a beard and thick lenses say, 'What’s the difference?' » (2). Quoi qu'il en soit de la pertinence théorique ou historique de cette analyse, elle nous indique surtout combien Jerry Lewis se méfie des profondeurs au cinéma : cet homme ne croit qu'à ce qui se sent et se montre.
Il n'empêche que ce qui se sent et se montre sort de ses gonds dans son cinéma. Les artifices de la représentation utilisés pour exprimer les émotions sont mis en défaut par le réalisateur. Prélude aux innombrables numéros dans lesquels son corps se met au service de la machine, Jerry Lewis a commencé sa carrière avec un numéro de vaudeville. Un phonographe crachotait la voix de chanteurs d'opéras célèbres, tandis qu'il se lançait dans un playback grotesque accompagné d'une pantomime pathétique. Sous sa drôlerie potache, ce numéro met en défaut un régime expressif de la représentation, qui voudrait que les grands élans des artistes sur la scène ne soient pas postures, mais véritable expression des profondeurs d'une âme tourmentée(3). Plus généralement, c'est la standardisation des affections qui est mise en défaut. Le Zinzin d'Hollywood (Jerry Lewis, The Errand Boy, 1961) en donnera une critique implacable. Suite à l'un des nombreux accidents qu'il provoque dans les studios de la Paramutual, Morty S. Tashman substitue sa voix nasillarde à la voix d'une chanteuse sur la bande son d'un film. En conséquence, lors de la projection du film, la scène romantique est ruinée : la jolie jeune femme à l'écran chante l'amour d'une manière qui déborde les limites de la représentation. Sans commune mesure, la voix nasillarde de Tashman et le joli corps, le joli cadre ainsi que la jolie histoire ne se réconcilient pas. Le monde de la représentation craque sous le débordement affectif. C'est là tout le génie de Lewis : les affections ne sont plus soumises à la représentation.
Comment fonctionnent alors les affections dans le jeu de Lewis ? À leur représentation se substitue leur émulsion. De la chimie plutôt que du code, les réactions d'un laboratoire expérimental plutôt que la répétition d'une grammaire du cinéma : « Emulsion has the strangest capacity to react. It’s almost like infection hepatitis, only germ known to medical science that can’t be sterilized off a needle. It picks up information germes. More than that, I really believe emulsion picks up the attitude of a film-maker’s work. It actually « feels » the intangibles » (4). Une fois refusée la solution de la représentation codée des affections, l'une des difficultés consiste à faire sentir les affections d'un corps avec un medium qui s'épuise en surface. Pour y parvenir, quand il ne se moquait pas de ses faux-amis, soit ces postures adoptées par un certain expressionnisme, Jerry Lewis a multiplié les démonstrations de force. Nombre de ses prestations se concluent sur un final potache, long, rappelant un vieux burlesque plutôt maladroit et bruyant. Le corps et les sons qu'il émet ne semblent plus obéir à aucune loi, au point que la démesure devient la règle. Privés du canevas de la représentation, les affections qui les saisissent s'épanchent sans commune mesure, sans même qu'aucun commun ne soit mesurable.
Police des émotions : Why can't I show appreciate ?
C'est probablement ce qui a le plus nourri l'agacement de ses détracteurs : Jerry était-il obligé de se démener à ce point, avec force cri, accélérations pathétiques et gestuelles folles ? Comme Jerry Lewis ne se privera pas de nous le démontrer dans L'increvable Jerry (Frank Tashlin, It's only Money, 1962) notre question tient de la police des émotions. Alors qu'une dame vient de sauver Lester March, interprété par Jerry Lewis, de la noyade, ce dernier s'épanche en démonstration de sentiments. Il l'étreint avec force, lève les bras au ciel pour l'étreindre à nouveau, se pince les lèvres, gesticule en tous sens, l'étreint encore et finit par rechigner à la lâcher. Le tout devient embarrassant, en même temps que la gratitude se transforme en acte de violence. Ce qui passe pour une expression pure de bons sentiments provoque, à la fin, l'intervention de la police. Tous finiront à l'eau, emporté dans le bain des émotions dangereuses – et pourtant amicales – manifestées par Lester. Avant la chute, ce dernier aura demandé aux agents de police, en toute innocence : « Why can't I show appreciate ? » La scène est particulièrement instructive. Elle confirme que le problème de l'expression des sentiments ne résidait pas tant dans le fait de les montrer, que de les soumettre à un code maîtrisé par le sujet, d'où la mise en scène d'une police qui se fait ici police des émotions. Les démonstrations affectives de Jerry Lewis provoquent l'effet inverse de la représentation qui unifie : à la communion des individus par l'émotion collective et policée se substituent des émotions démesurées et disruptives.
C'est dire que l'émulsion est tout sauf communion. Nous sommes aujourd'hui plus coutumiers des émotions qui rassemblent, qui font tomber les barrières que dressent les individus pour se protéger du monde, des autres, de leur violence, de la place qu'ils prennent, des peurs qu'ils semblent de plus en plus susciter dans nos sociétés cloisonnées et hostiles à tout ce qui leur est étranger. Pansements sur ces solitudes de fond, les deuils nationaux, qu'ils pleurent la disparition d'inconnus fauchés en masse ou la star, nous rassurent en nous rappelant que nous étions peut-être beaucoup à aimer les mêmes choses. Dans ce régime policé des émotions, nous aimons et témoignons de l'affection dans les limites de la raison. C'est cette affection dans les limites de la raison, que nous appellerons désormais « émotion », toujours plus ou moins suspectée d'être tant collective que manipulée, que Jerry a inlassablement repoussée. Le policier des émotions est le gardien des affections dans les limites de la raison, Jerry Lewis son pire ennemi qui ne connait d'affection qui ne soit trouble de l'ordre public.
Le policier ne porte pas nécessairement d'uniforme ou de matraque. Les nombreux détracteurs mis à part, Dean Martin, le célèbre crooner, fut probablement le premier policier des émotions rencontré par Jerry Lewis. Et comme tout gardien de la représentation, ce que la star d'autrefois représente a terriblement vieilli. Les émotions policées appartiennent toujours à une époque, un temps, un lieu. Elles passent avec les régimes esthétiques et les sociétés qui les créent et y croient. Si Jerry fut encore un jeune homme dans un corps de 80 ans, Dean à l'écran en 1949 est déjà pour nous un vieillard de 31 ans. Il n'empêche que les affections sans commune mesure de Jerry avaient besoin de la solidité du crooner pour se cogner à quelque chose. Sans police des émotions, Jerry n'aurait été qu'anarchie s'épuisant dans le vide. Pour passer toute mesure, encore faut-il se donner la mesure avec laquelle danser(5). C'est pourquoi, une fois la rupture avec Dean consommée, Jerry s'est donné lui-même cette mesure. À commencer par réapprendre à marcher : « I won’t give up. Never. Not even if I have to learn how to walk all over again. »(6) Marcher, bien sûr, tout en restant fidèle à ce qui ferait sortir la marche de ses gonds. Une scène mémorable du Dingue du Palace (Jerry Lewis,The Bellboy, 1960), nous montre ainsi un corps bégayant, saisi par une diversité de démarches possibles. Aucune ne parvient à l'emporter sur les autres, et le corps de Stanley – jamais chaotique – est traversé tour à tour par des postures contradictoires : marche, course, arrêt, pas, en arrière, an avant. L'esprit de Stanley, spectateur, au milieu de tout cela, est surpris. C'est assurément l'une des scènes les plus instructives de tout le cinéma de Jerry Lewis. Elle ne raconte pas tant le chaos que la surprise d'un esprit qui se fait le spectateur d'un corps traversé par les affects(7).
La surprise d'être vivant : She doesn't even know I'm alive
À l'(im)posture d'un cinéma frappé de mutisme (et sans histoire) explorant les mystères de l'âme, ou de cet autre cinéma qui ne parvient à rendre les affections qu'à condition de les placer sous une police des affections, soit les émotions, Jerry Lewis préfère le déchaînement des positions du corps tiraillé par les affects. Son corps délirant n'exprime ni ne représente tant qu'il imite ou réagit. À l'écran, nous ne voyons plus d'abord l'affection codée d'une manière ou d'une autre (cet ensemble de postures veut dire ceci ou cela) – ce que nous appelons « émotion » – mais une affection surprenante : celui que l'on voit à l'écran est autant surpris que nous par ce qui lui arrive, et son œuvre consistera toujours à présenter le plus fidèlement possible cette surprise affective à l'écran. C'est pourquoi la proposition qui caractérise peut-être le mieux ce premier état du cinéma de Jerry serait : « She doesn't even know I'm alive ».
Dans Cendrillon aux grands pieds (Frank Tashlin, Cinderfella, 1960), il la scandera comme s'il était le spectateur d'une langue qui parle dans ce corps, ou de ce corps qui parle une langue : « She doesn't even know – coupure et changement de ton – I'm alive ? ». La métaphore qui se comprend d'ordinaire sans y penser – elle ne sait pas que je suis vivant, c'est-à-dire qu'elle ne peut avoir aucune considération pour moi – devient une question métaphysique surprenant un corps. Si esprit il y a, celui-ci n'est que le spectateur des états et ébats d'un corps lui-même sur-pris, pris de surcroît, par un affect : l'effraction du monde en lui. Jerry Lewis se surprend lui-même, sans comprendre de quoi ce « se » est fait, car il ne sait pas ce que diable peut vouloir dire « je suis vivant ». « Je », « suis », « vivant », trois mots étrangers à ce corps qui prend conscience de lui-même, qui se fait sujet de ce qu'il est (ce corps), qui se découvre comme une excroissance passagère sécrétée à partir de ce qu'il est : un x qui, se découvrant sujet, se découvre en même temps passager. Voilà le premier et plus grand mystère découvert par celui qui n'en voulait pas : la surprise de celui qui en vient à dire « je suis vivant ».
En plus d'être sur-prenante, l'affection deviendra avec Jerry un indicateur de vérité. S'il lui arrive encore de tomber amoureux d'une image, d'être encore piégé par les artifices de la représentation, il ne croit qu'à la chimie. Les images sont suspectes, il faut leur faire passer le test des affections. Toujours dans Jerry chez les Cinoques, Jérôme Littlefield s'est entiché d'une star de cinéma ou, plus précisément, de l'image d'une star de cinéma. Suite à diverses péripéties, il aura l'opportunité d'embrasser la femme, bien en chair, qui vit sa vie à côté, en-dessous, on ne sait comment dire, de l'image de la star. Le test affectif échouera, malgré trois tentatives. Il a beau se concentrer, singer le baiser passionné, goûter ce qu'il reste de la chimie de l'autre sur ses propres lèvres, rien n'y fait. À regret, sincèrement désolé, il devra annoncer à sa partenaire que leur couple ne pourra pas fonctionner : « où est le feu d'artifice, la musique, le pchh-kaboum ? » On entend là tous les clichés dont s'est nourri le jeune Jerry : Hollywood qui fait larmoyer les violons, exploser les feux d'artifice, jaillir les cascades aquatiques, se déchaîner les catastrophes naturelles pour suggérer la force d'un baiser. C'est le plus haut point d'intensité atteint par la représentation : quand dans les marges de ses métaphores, ces jeux analogiques de la raison, s'annonce l'incommensurable sublime. Littlefield ne veut pas de ces métaphores – ce nom n'est-il pas lui-même une déclaration de guerre au sublime ? – , que le baiser soit comme une cascade dont notre appréhension limitée, parce que limitée, nous indiquerait la présence de quelque chose de plus grand qui échapperait à la représentation : il faut que tout ça lui traverse le corps, que cela le surprenne ici et maintenant, le prenne de surcroît, littéralement. Il faut goûter le monde pour savoir ce qui convient à ce corps, il n'y aura de vérité qu'expérimentée.
Quand compatir c'est empirer
De la belle histoire de Jerry, nous aimerions surtout retenir qu'il fut le passager de forces qui le traversaient et le débordaient sans cesse. Que ce soit dans la joie, assurément la majeure partie de l'œuvre quand bien même l'homme s'était brisé le dos à force de chuter et souffrait le martyr sur les plateaux, ou dans la tristesse. L'esprit de Jerry, toujours un peu plus en retard sur celui des autres, est constamment débordé par les surprises affectives que lui jouent le monde et son corps. Au point de tout mettre sens dessus dessous : les affections qui débordent envahissent le monde au point de ne plus laisser de place à l'autre. C'était peut-être la signification de cette scène de Jerry chez les Cinoques évoquée en introduction : que compatir puisse également consister à empirer la situation. Le codage des affections permet à chacun de s'en faire le maître, de les exprimer comme si l'on mettait au jour quelque chose qui nous appartenait. Le codage des affections permet de faire société, et de laisser place et part à chacun pour leur expression. Les débordements affectifs de Jerry brouillent les limites qui séparent les sujets, jusqu'à ne plus laisser place à personne, dans un bordel affectif aussi joyeux qu'inquiétant.(8)(9)
Notes