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Jean-Louis Comolli, critique de cinéma et cinéaste
Esthétique

Sans compter Jean-Louis Comolli : Cinéma documentaire, cinéma minoritaire, cinéma contraire

Des Nouvelles du Front cinématographique
Jean-Louis Comolli : revenir à nous en revenant à lui. Son œuvre est immense, on a de quoi travailler en continuant à dialoguer. Six décennies de cinéma, plus d’une cinquantaine de films tournés, une quinzaine de livres publiés, plus d’un millier d’articles à lire et relire. Si l’avenir est aux fantômes, le cinéma en a aussi – dans l’amitié des revenants sans compter.

Algérie, années rouges, aujourd’hui

Jean-Louis Comolli est né en 1941 en Algérie, Skikda ex-Philippeville. À 18 ans, le jeune homme fréquente assidûment le ciné-club d’Alger animé par Barthélémy Amengual, proche d’André Bazin (affilié aux Cahiers du cinéma dont il a été l’un des fondateurs en 1951) comme de Bernard Chardère (lié quant à lui à la revue adverse, Positif), proche aussi du Parti Communiste Algérien en collaborant aux pages culturelles de son journal. Ce fin connaisseur de Sergueï Eisenstein et Charlie Chaplin est le premier maître de Jean-Louis Comolli, qui bredouille encore le désir d’une distance à l’égard de sa communauté d’appartenance. En 1959, il fait connaissance sur les bancs du ciné-club de Jean Narboni et Guy Gilles. Les salles obscures abritant les compagnonnages affinitaires de la cinéphilie sont alors des mondes parallèles, des souterrains peuplés de jeunes gens qui ont déjà compris que l’Algérie française, c’est fini. Et de cette fin-là, il faudra apprendre à en faire un destin.

Au début des années 60, Jean-Louis Comolli fréquente la Sorbonne, davantage la Cinémathèque de Henri Langlois, un autre maître. Ce lecteur assidu des Cahiers du cinéma commence à y écrire en 1962 (son premier article sur Sergeant York de Howard Hawks est publié dans le numéro 135 en septembre 1962). Il suit alors la ligne imposée en 1963 par Jacques Rivette contre Eric Rohmer et Jean Douchet, désireux de défendre la floraison des nouveaux cinémas et leur contemporanéité avec une modernité qui a à voir avec l’effervescence affectant la création artistique, et à faire avec les combats d’alors, de la guerre d’indépendance des Algériens à la contestation de la prise de pouvoir par Charles de Gaulle. Le choix de la modernité implique aussi de s’intéresser aux nouvelles disciplines comme le structuralisme et la sémiologie en voyant comment elles affectent les sciences humaines, la psychanalyse et la philosophie. C’est le temps des grands entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes et Pierre Boulez. Outre Narboni, Jean-Louis Comolli est proche alors d’André S. Labarthe et Jean-André Fieschi, Serge Daney et Sylvie Pierre, Jean Eustache et Paul Vecchiali. Il s'amuse à faire des apparitions dans les films d'Eric Rohmer et de Jean-Luc Godard.

En 1965, Jacques Rivette laisse les clés des Cahiers à Jean-Louis Comolli qui devient rédacteur en chef de la revue jusqu’en 1968, puis s’associe avec l’ami Narboni jusqu’à leur départ conjoint en 1973. C’est la fin du moment « Filipacchi » qui a accompagné les nouvelles orientations éditoriales et modernistes de la revue, rehaussées des couleurs de l’homme de médias et grand collectionneur qui a lancé Salut les Copains sur Europe 1 en 1959. Daniel Filipacchi a également racheté Jazz Magazine en 1956 dont Jean-Louis Comolli est l’un des contributeurs les plus avisés au début des années 60, aussi érudit sur le jazz que sur le cinéma. La rupture avec ce dernier étant consommée, commencent alors les « années rouges » (Alain Badiou). Deux luttes primordiales ont participé pour les plumes des Cahiers à la suture de la critique à la politique : le soutien apporté à Jacques Rivette alors victime de censure concernant son projet d’adaptation de La Religieuse de Denis Diderot et la mobilisation en faveur de Henri Langlois débarqué par André Malraux de la Cinémathèque qu’il a fondée. Nous sommes alors en février 1968. La proximité avec le Parti Communiste Français via la connexion avec la revue Tel Quel animée par Philippe Sollers, effective à l’heure de Mai 68 (et la participation aux États généraux du cinéma lors de l'interruption du Festival de Cannes), laisse place au grand bond dans l’aventure maoïste, avec pour poisson-pilote le Groupe Dziga-Vertov créé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin. Le refus des illustrations, la radicalité textuelle et l’ésotérisme théorique participent à raréfier l’audience des Cahiers, qui tombe à 2.000 lecteurs environ. L’hypothèse d’un « front révolutionnaire culturel » bute à Avignon sur des logiques d’appareil et des militants autrement plus chevronnés. En 1973, Jean-Louis Comolli et Jean Narboni partent. Serge Daney reprend alors la revue, aidé par un étudiant mao de Censier, Serge Toubiana.

Un marqueur caractéristique de l’histoire des Cahiers consiste dans le passage décisif de l’écriture critique à l’écriture cinématographique. Le passage du texte au film répond également aux exigences d’alors dédiées à penser en termes de praxis, en considérant la théorie et la pratique comme les deux versants d’une même question, posée par André Bazin (qu’est-ce que le cinéma ?) mais dans une reformulation marxiste. En 1975, Jean-Louis Comolli tourne son premier long-métrage de fiction, La Cecilia. Un an plus tard, Jean Narboni tourne L’Olivier avec le Groupe Cinéma de Vincennes (Ali Akika, Danièle Dubroux, Serge Le Péron, Dominique Villain et Guy Chapouillié). Le premier film transpose en fiction l’histoire vraie d’anarchistes italiens fondant une communauté dans le Brésil des années 1890. Le second revient en documentaire sur l’histoire récente des luttes palestiniennes, de la création d’Israël en 1948 à la Guerre du Kippour en 1973 en passant par la Guerre des Six-Jours en 1967. Si les deux films s'inscrivent dans les « années rouges », il s’agit aussi de faire un bilan des échecs comme des persévérances pour l’avenir, à l'heure du reflux des « années rouges » et avant le triomphe avec la décennie 80 des « années d’hiver » (Félix Guattari).

En fait, La Cecilia est la deuxième naissance en cinéma de Jean-Louis Comolli. Il est vrai qu’il a déjà deux films à son compteur, co-réalisés avec André S. Labarthe : un documentaire consacré à Pierre Perrault (L’action parlée, qui fait partie de la série Cinéastes de notre temps lancée en 1964 avec Janine Bazin) et un autre portant sur la ville d’Asnières en scène locale des élections législatives de juin 1968 (Les Deux Marseillaises). Les deux films sont d’une importance capitale. Le premier film montre comment la nouvelle école de cinéma documentaire incarnée au Québec par Pierre Perrault avec l’Office National du Film, aidé notamment par Gilles Groulx et Michel Brault, impose au cinéma un nouveau régime de la parole en l’arrimant aux voix jamais entendues jusqu’à présent, voix anonymes et populaires, voix toujours minoritaires et enregistrées grâce à la synchronisation, récente en cinéma documentaire, de l’image et du son. Le second film raconte comment le jeu électoral est un couvercle de plomb posé sur le chaudron de Mai 68 afin d’en étouffer les débordements. L’action parlée nomme en cinéma un principe adopté par Jean-Louis Comolli. Elle témoigne tantôt pour un principe d’émancipation et d’égalité, tantôt pour une logique de confiscation quand ses scènes sont des théâtres réglés pour n’y faire aucune place à l’événement.

En 1978, Jean-Louis Comolli cesse de travailler aux Cahiers, même s’il y revient régulièrement, y écrivant jusque dans les années 2000. Les revues où il collabore le plus souvent sont désormais Trafic créée par Serge Daney en 1991 et Images documentaires dirigée en 1993 par Catherine Blangonnet. Il est également acteur des États généraux du film documentaire créés à Lussas en 1989. Il est aussi un invité des Banquets du livre d’été organisés à l’abbaye de Lagrasse par les éditions Verdier depuis 1995. Après deux autres fictions tournées dans les conditions de l’industrie, L’Ombre rouge (1981) et Balles perdues (1983), Jean-Louis Comolli assume le passage définitif au documentaire avec Tabarka 42-87 (1987). On se réjouit que ce film racontant le retour de Français dans le pays de leur naissance, la Tunisie, évoque en creux la jeunesse algérienne de son auteur, en faisant écho également à Clair de Terre (1970) tourné par Guy Gilles en Tunisie parce qu’il ne pouvait pas réaliser son film en Algérie. Jean-Louis Comolli n’en a pourtant pas fini avec la fiction, qui n’est pas une affaire de scénario et de vedettes, mais des mises en scène dont est couturée la vie quotidienne. Le cinéma documentaire n’est un genre que parce que l’industrie y cantonne et sous-finance ses expériences minoritaires. Le cinéma documentaire est au contraire tout le cinéma si son art est, comme il l’est toujours déjà à l’origine, celui des nouages hasardeux des inscriptions vraies et des fictions du réel. Minorer, voire sacrifier la part documentaire conduit à mutiler tout le cinéma.

Jean-Louis Comolli décède le 19 mai 2022, il avait 80 ans. Son œuvre est immense, on a de quoi travailler en continuant à dialoguer avec le fantôme. Six décennies de cinéma, plus d’une cinquantaine de films tournés, une quinzaine de livres publiés, plus d’un millier d’articles à lire et relire. Si l’avenir est aux fantômes, le cinéma en a aussi, dans l’amitié des revenants sans compter(1).

Contre-école, contre-culture, contre-société

Avec Jean-Louis Comolli, il s’agit de tenir les deux bords, théorie et pratique, écritures critiques et écritures cinématographiques. Penser l’ontologie de l’image cinématographique dans la continuité d’André Bazin se fait avec des textes et des films qui en contrarient l’héritage issu du personnalisme chrétien et de l’idéalisme allemand, tant du côté de Karl Marx (les continuités naturelles cachent l’antagonisme des rapports, des montages discontinus) que du côté de Jacques Lacan (la réalité est une fiction symbolique qu’interrompt le réel, qui suture le hasard, l’inconscient et le hors-champ).

Disons-le encore autrement : c’est comme si Jean-Louis Comolli avait tracé sa voie singulière en tentant d’apparier des matérialismes spécifiques, entre la critique du spectacle de Guy Debord et celle du régime représentatif de Jacques Rancière. Cet autre penseur des images né en Algérie a en effet critiqué le marxisme de l’auteur de La Société du spectacle en y reconnaissant le partage – le même que chez Platon, Louis Althusser et Pierre Bourdieu – entre ceux qui savent et les autres qui ne le peuvent parce qu’ils sont les victimes abusées de l’idéologie. Cette critique-là, Jean-Louis Comolli l’aura faite sienne sans céder sur la critique de l’extension du domaine du spectaculaire.

Cinéma contre spectacle, un livre de Jean-Louis Comolli
© Éditions Verdier

Si Jean-Louis Comolli est, à l'instar de son ami Serge Daney, un disciple indiscipliné voire hérétique d’André Bazin, l’ontologie (il y a enregistrement, trace et archive) compliquée par les effets du structuralisme (il y a écriture, différé et dissémination), il poursuit en réalité une triple histoire du cinéma. En effet, Jean-Louis Comolli s’inscrit de plein droit, déjà dans la série des cinéastes d’avant-garde comme Jean Epstein, Sergueï Eisenstein et Jean-Luc Godard parce qu’il s’est agi, pour eux comme pour lui, de montrer que le cinéma est un art, c’est-à-dire une forme qui pense et qu’il faut penser en théorie comme en pratique, avec des textes comme avec des films. Il s’inscrit évidemment aussi dans le contexte immédiat de la Nouvelle Vague en en retenant l’une des vocations les plus décisives, à savoir faire passer la critique de cinéma dans les images (Jean-Luc Godard, encore). Il poursuit également dans une autre histoire plus récente encore, celle du « cinéma direct » (avec des figures comme Robert Drew et Pierre Perrault, Jean Rouch et Mario Ruspoli). L’appareillage des avancées techniques et leur allègement suscités par la télévision permet la synchronisation de l’image (la caméra 16mm. Éclair-Coutant) et du son (le magnétophone Nagra). Filmer dehors et en toute liberté la parole, enregistrer les corps parlants qui agissent quand ils parlent en étant à l'écoute des autres : voilà la nouvelle invention du cinéma (documentaire).

Il y a une curiosité de type encyclopédique chez Jean-Louis Comolli, héritier d’André Bazin, de Jean Renoir et de Roberto Rossellini, héritier des Lumières aussi bien. On voudrait en donner cinq exemples, comme les cinq branches d’une étoile (du matin), comme les cinq doigts (d’une main).
-> Il a écrit sur le jazz (Jazz Magazine) en pensant les rapports entre free jazz et Black Power (c’est à lui que l’on doit l’image du passeur au sujet d’Eric Dolphy, reprise par Serge Daney). Ce goût des musiques noires et créoles lui vient de son enfance algérienne, son goût de la dissidence aussi.
-> Il a consacré de nombreux films au cinéma (outre une veine italienne allant de Totò et Roberto Rossellini à Ermanno Olmi et Federico Fellini, des films sont consacrés à Richard Dindo et Nicolas Philibert, à George Delerue et Youssef Chahine, à l’école documentaire québécoise et celle du cinéma moderne hongroise, au tournage de Nuit et brouillard et à la revue des Cahiers du cinéma à l’époque des « années rouges »), y puisant des sujets toujours différents, comme autant de manières de revenir à la question cruciale (qu’est-ce que le cinéma ?) sans épuiser ses effets de parallaxe.
-> Il a dédié une série de neuf films à la vie politique marseillaise entre 1989 (Marseille de père en fils) et 2015 (Marseille entre deux tours) en y examinant, entre autres, comment la cité phocéenne aura été un laboratoire pour le Front National en y cultivant sa nostalgie du colonial (une autre film, Jeux de rôles à Carpentras en 1998, montre comment les médias ont participé à sa banalisation).
-> Il s’est coltiné, non pas le pire cinéma du monde, mais le cinéma du pire, celui produit par l’organisation Daech, en constatant à quel point celle-ci s’intègre parfaitement, en en représentant le bord extrême sans jamais en être le dehors, dans le régime spectaculaire et planétaire contemporain. L’organisation de l’État islamique s’intègre dans une réflexion plus globale portant sur le tournant numérique du cinéma. Le tournant est effectivement ambivalent puisque la facilitation technologique des gestes filmiques participe aussi à l’extension critique des visibilités médiatiques.
-> Il est un passeur ayant filmé d’autres passeurs, souvent promus coauteurs et toujours issus de disciplines variées : le journaliste Michel Samson et le musicien Michel Portal, l’historien Carlo Ginzburg et le cuisinier Alain Ducasse, l’architecte Pierre Riboulet et l’anthropologue Alban Bensa, l’écrivain Jean-Paul Manganaro et l’historienne Sylvie Lindeperg (sans oublier les fidèles complices, l’opératrice Anne Baudry, le musicien Jean-Louis Porte et la monteuse Ginette Lavigne).

La pensée de Jean-Louis Comolli, pensée de cinéma faite textes et faite films, fait ses révolutions en tournant autour de son noyau : que le cinéma soit une école, une contre-école un peu sauvage, un lieu autre (la salle est une « hétérotopie » comme l’aurait dit Michel Foucault) où l’on s’instruit différemment (d’où la référence aux écoles des films de John Ford et aux récits d’initiation hollywoodiens, Fritz Lang et Howard Hawks ; d’où l’estime de la non-école de cinéma créée par Ermanno Olmi comme le respect du travail de Nicolas Philibert à qui il a dédié un ultime portrait).

Le grand projet fantôme qui, peut-être, pourrait venir éclairer tous les autres est un portrait jamais tourné de Louise Michel. On en parle dans La Vraie vie (dans les bureaux) (1993), elle hante les films tournés en Nouvelle-Calédonie comme Les Esprits du Koniambo (2004) et Lettre à une jeune Kanak (2008). La communarde déportée qui s’est ralliée à la cause des colonisés, kanaks et algériens, est une figure d’avenir et de modernité. Son communisme créole est aussi celui de Jean-Louis Comolli, l’amateur de blues et de jazz qui a rompu avec sa communauté d’appartenance parce qu’elle s’est historiquement constituée dans la domination raciste de la figure de l’autre. Son amour du cinéma, préféré aux passions fétichistes, a pour vérité que le minoritaire est un révolutionnaire.

Tous les films, les films de Jean-Louis Comolli ainsi que tous ceux au sujet desquels il a écrit, ne montreraient rien d’autre que ce qu’aura indiqué le tout premier : l’action parlée. Pour la filmer, il faut être animé d’un souci éthique, distance et respect, question de focale et de cadre, qui peut se dire avec George Orwell « common decency », ou vergogne en suivant Bernard Stiegler. Le cinéma a autrement dit pour responsabilité la dignité de ses figures, des sujets filmés à leurs spectateurs. La dignité n’est dès lors plus l’affaire des notables qui, comme à l’époque de la Rome antique, réglaient leur réputation post-mortem dans les montages symboliques de l’imago et de la dignitas. La dignité en cinéma, qui a désormais le souci de n’importe qui s’impose au moment du cinéma direct avec la synchronisation de l’image et du son. Le cinéma dit documentaire est minoritaire, il l’est aussi et surtout parce qu’il est le cinéma du réel de l’égalité qui est celui de la démocratie.

Ne pas céder jusqu’au bout à cette idée-là du cinéma, à l’heure du terrorisme spectaculaire qui s’est nourri de cinéma, de la désertification des salles et de la prolifération des écrans domestiques accentuée avec la crise sanitaire, tient de l’engagement militant, maintenu après la fin des affiliations partisanes. C’est ainsi que Jean-Louis Comolli aura traversé les « années rouges » puis les « années d’hiver », en déposant sur le seuil de notre temps une histoire nouant le siècle et le cinéma. Avec cette histoire, il y a eu ce que Serge Daney aura résumé ainsi : la cinéphilie a été une contre-culture quand le communisme a promis une contre-société. Si le cinéma tient de la contre-école, c’est dans la suite des histoires mêlées de cette contre-culture-là et de cette contre-société-là.

Apparier les matérialismes disjoints
(Bazin et Marx)

Le principe aura été conservé, toujours dialectique : un se divise en deux. La division est un préalable à toute unité. C’est pourquoi, lisant Jean-Louis Comolli, toute image est en cinéma « un miroir à deux faces » qui dédouble le corps des sujets filmés comme celui de leurs spectateurs.

Un se divise en deux, le titre même des films en témoigne : Les Deux Marseillaises, Tous pour un !, Nos Deux Marseillaises, Marseille contre Marseille...

Une antinomie : tout film est de fiction (Christian Metz), tout film est documentaire (Jean-Luc Godard, Jacques Rivette). D’entrée de jeu, de deux choses pas l’une (Jean-Luc Godard, encore). Dès la Sortie des usines Lumière à Lyon (1895), le cinéma est bifrons, à la fois documentaire et fiction, en même temps enregistrement et projection, premier film et auto-remake (il existe en effet trois versions du premier film des frères Lumière : un se divise en deux, et même en trois). L’invention du cinématographe est non seulement contemporaine de la psychanalyse, elle l’est aussi de la théorie des quanta proposée par Max Planck, comme de la sémantique générale élaborée par Alfred Korzybski qui cherche alors à rompre avec le principe aristotélicien de non-contradiction.

Un constat : le cinéma dit documentaire est un cinéma minoritaire relégué par l’industrie pour des motifs économiques (pas de stars). Un cinéma pauvre (il coûte peu, la télévision supplée), plus libre (ouvert aux hasards) et démocratique (n’importe qui peut être le sujet filmé) : un front de lutte contre l’extension du domaine du spectaculaire, qui est celui du simulacre évacuant le réel.

Une actualité : alors que l’argentique est une déposition de traces dont le régime est analogique (la traduction), le numérique qui lui succède surenchérit sur le calcul et la discrétisation (la simulation). Avec le numérique il y a certes avancée, en termes de coût, de vitesse de fabrication et de liberté. Il y a régression aussi avec la naturalisation accentuée de l’artefact qui refoule la vérité (machinique) de ses montages (antagoniques). Car, dès qu’il y a deux photogrammes, il y a déjà montage.

Une réalité matérielle : tout film se présente en effet comme une continuité qui a pour fondement toujours déjà le montage (le flux filmique est un collage successif de photogrammes). Le spectacle refoule le discontinu que la modernité a valorisé (Bresson, Straub, Godard). Le cinéma induit aussi des contretemps, du différé : une superposition de temporalités non synchrones, synchronismes et asynchronismes (il est du côté de l’hétérochronie, forcément aussi toujours du côté de l’utopie).

"Daech le cinéma et la mort", un livre de Jean-Louis Comolli
© Éditions Verdier

Une autre réalité matérielle : la machine cinéma est cyclopéenne, la caméra est de type monoculaire. Au cinéma, il y a des machines et des corps et il n’y a pas moins d’inconscient dans les premières que dans les seconds. C’est un jeu avec le semblant, depuis l’écart qu’il y a entre le sensible et le réel, qui produit les traces présentes d’une absence : les traces de l’autre qui résiste à la capture des prises de l’enregistrement sont des restes du passé promis à l’avenir d’autres regards. Le cinéma a participé à refondre nos systèmes de perception : avec lui s'ouvre le temps d'une « cinématographie générale » dont les vidéos de Daech représentent la part la plus monstrueuse.

Le cadre : voir moins c’est voir mieux (contre le tout visible du spectacle, la scopophilie, le « plus-de-jouir » selon Lacan). Le hors-champ est la condition du plan, son reste qui est une réserve inépuisable, l’inabouti qui rend toute relation vivable, la part de l’ombre qui est celle de l’autre – pour la suite du monde (c’est le titre du film de Michel Brault et Pierre Perrault ouvrant en 1963 la grande série dédiée aux habitants de l’Isle-aux-Coudres). Les lacaniens diraient, eux, que le cinéma est comme la femme : du côté du pas-tout. Si le montage est du temps organisé, le cadrage est quant à lui de l’espace orienté (le cadre est autant fenêtre que cache, André Bazin dialectisait déjà).

Le réel : c’est le supplément échappant aux calculs (renforcés avec le numérique). Le rapport du calculable (le cinéma est une machine à calculer) et de l’incalculable (le réel a aussi pour refuge l’inconscient) fait du cinéma un art opposable au spectacle. Hasard et nécessité des coups de dés qui ne l’abolissent pas. Le réel atteste qu’il y a du hors-champ : ce que l’on ne sait pas est plus fort que nous et cela est désirable. Le désir du hors-champ en tant qu’il échappe à tous les calculs rappelle alors aux images qu’elles ont le réel pour condition de possibilité, qui est autrement dit un transcendantal.

Qu’est-ce que le cinéma (documentaire) ? Tout ce qui échappe au contrôle du cinéaste. Un exemple politique : le plan-séquence de La Question des alliances (une femme tient tête hors-champ aux frontistes qui occupent la rue en l’insultant ; le hors-champ la protège en avérant qu’elle et nous sommes du même côté du cadre), celui de La Campagne de provence (Le Pen marque un dégoût quand son assistant le touche en rompant avec l'image de l'homme proche du peuple). On y retrouve l’onde de choc de la scène primitive : avec l’humiliation algérienne, le désir de couper avec la communauté a fait lever le fantasme d’une possible judéité, une fiction autant constituante (pour soi) que destituante (par rapport aux origines).

Les corps : divisés, ils sont à la fois absents et présents, muets et parlants, maîtrisés et inconscients. L’action parlée des sujets filmés donne alors à accueillir autant une polyphonie qu’une polyrythmie. Les corps qui, dans l’image, sont divisés sont regardés par des spectateurs, ces autres corps divisés.

Le spectateur et sa croyance : « je sais bien mais quand même », c’est la formule de la dénégation proposée par Octave Mannoni et que reprend à nouveaux frais Jean-Louis Comolli. Au cinéma, le spectateur est le sujet d’une illusion mais, au moins, lui le sait. Il peut apprendre ainsi des jeux des leurres et du semblant, des images toujours ambivalentes. L’illusion n’est pas abusive mais constituante. La place du spectateur est toujours risquée, entre fascination qui aveugle et distance offrant un surcroît de lucidité, mais le risque en vaut la chandelle. La frustration est un différé du désir d’images qui donne à penser, y compris ce désir même. La politique des auteurs ne suffisant plus, il faut y ajouter une autre politique, celle des spectateurs qui ont encore la chance de toujours rester des amateurs.

Le spectateur et sa place : fixé à son siège, il peut cependant par imagination changer de place. Le cinéma est ainsi cosa mentale, la projection étant autant objective que subjective (dans la salle qui accueille tout le monde, le film est vu par chacun des spectateurs, un par un). Changer de place, c’est alors bouger entre les places en en contestant l’ordre, c’est occuper une place sans la prendre à personne. C’est pourquoi l’expérience de la salle, à l’heure de la prolifération des écrans et des confinements, reste déterminante. Voir un film sur un écran n’est que le visionner. Aller au cinéma, c’est déjà voir le film sur un écran plus grand que soi, c’est sortir aussi de chez soi en croisant le chemin de l’autre dont nous sommes l’autre. L’autre est celui avec qui faire commun et peut-être cause commune, l’autre qui est le garant de la suite du monde, de l’autre côté du cadre, dans le hors-champ qui est la condition désirable des images, le refuge du réel qu’aucun coup de dé n’abolit.

La dignité : l’impuissance du cinéma dit documentaire est aussi sa force en proposant de tenir à une éthique, celle d’une dignité également partagée de part et d’autre de l’écran, entre spectateurs et sujets filmés. Une éthique qui est la responsabilité du réalisateur. Un exemple théorico-pratique : la grande problématique de « comment filmer l’ennemi ? » dans la revue Images documentaires à l’époque des années 90(2). L’éthique de la responsabilité comme en a parlé Hans Jonas rejoint ainsi la « common decency » de George Orwell et la vergogne dont Bernard Stieger rappelait, en relisant le Protagoras de Platon, qu’elle est le double nécessaire de la justice, aidôs toujours alliée à dikè.

Tirer son épingle du jeu
(l’avenir de l’illusion des illusions)

Comme disciple de Jean Renoir, Jean-Louis Comollli est un héritier des Lumières. Il l’est aussi de l’utopie rossellinienne à laquelle il a consacré un film, celle d’un cinéma qui serait de la bonne télévision quand elle cultive en étant protégée des pressions inégalitaires et conformistes du marché. Cultiver c’est augmenter le pouvoir des fondations dont on hérite (Hannah Arendt), c’est augmenter nos puissances d’agir (pour l’égalité) et de ne pas agir (contre l’inégalité). Jean-Louis Comolli a en effet surtout travaillé avec l’INA et Gérald Collas, il a été soutenu aussi par Ciné+ et Bruno Deloye. Faire du cinéma à la télévision cultive en ayant d’abord permis de cultiver son instigateur, l’auteur ayant compris que l’autorité n’est pas un pouvoir unilatéral mais une puissance partagée. Jean-Louis Comolli aura donc moins été un maître instruisant des apprenants que le premier élève de ses films, lui et nous tous apprenants, tous sachant en étant tous des maîtres ignorants (Jacques Rancière).

Jean-Louis Comolli a pensé le cinéma, textes et films, comme un bazinien positivement contrarié. Parce qu’il a cru jusqu’au bout, en dépit des discrètes manipulations du numérique, en l’ontologie d’un cinéma qui enregistre le présent, archivant les tracées passées pour leur donner ou redonner de l’avenir. Les fantômes ont de l’avenir, comme ceux de Mai 68, ces revenants dont il fait désormais partie. Jean-Louis Comolli est un bazinien autrement contrarié en ayant appris d’autres leçons à la double enseigne de Marx et de Lacan. En ne cessant pas d’être le matérialiste qui voit qu’il y a, dans l’intervalle des images, des discontinuités offusquées, il n’a pas non plus cessé d’être lucide sur notre propension au leurre et à la pulsion scopique qu’exploite, à l'échelle industrielle, le capital.

Comolli : un penseur de l’entre-deux (Michel Cornu), de l’entrevallement (Baptiste Lanépèze).

Parmi les derniers textes publiés par Jean-Louis Comolli dans Trafic, il y en a un sur Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1986) de Jean-Luc Godard, un autre sur L’Avenir d’une illusion (1927) de Sigmund Freud. D’un côté, le cinéma contre (tout contre) la télévision, ses hauts et ses bas, ses fantômes et ses enfants secrets. Dans la série godardienne des Jean tombés au champ d’honneur (Jean Vigo, Jean Renoir, Jean Eustache), on aimerait leur ajouter Jean-Louis Comolli. De l’autre, l’illusion et ses ambivalences, tantôt abusive, tantôt constituante, toujours reconduite. Le dernier mot de son dernier livre qui s’intitule Jouer le jeu ? (éd. Verdier, 2022) est celui-là : « illusion des illusions ». Le cinéma aura donc été cette illusion, le paradigme des illusions toujours ambivalentes, qui se sait telle en en supportant d’autres, politiquement et non moins nécessaires.

Jouer le jeu (du spectacle et du marché des visibilités) ? Plutôt tenter de tirer son épingle du jeu. De l’Algérie aux années rouges, des années d’hiver à l’époque actuelle, la dissidence reste l’épingle.

Notes[+]