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Les militaires lors d'un cérémonie dans le cimetière dans Jardin de pierre
Le Majeur en crise

« Jardins de pierre » de Francis Ford Coppola : Mémoire d'outre-tombe

David Fonseca
La période des années 70 aurait vampirisé le cinéma de Coppola. Draculéen, il ne laisserait pas la moindre goutte de sang. Les années 80 en regorgent pourtant, dans un cinéma d'apparence différent. Derrière les beaux costumes, les belles voitures, sourd déjà le pessimisme dans Peggy Sue s'est mariée, en 1986, une tristesse qui se concrétisera un an plus tard, avec Jardins de pierre, qui refait la guerre du Vietnam. Entre les deux tournages, meurt le premier fils de Coppola, John Carlo, à l'âge de 22 ans, dans un accident de bateau. Un drame, un film, qui demandent, qui exigent : comment remonter sa vie ? Comment refaire communauté, en famille comme en Amérique, quand la mort vous empêche, trop tôt, le matin, de réinventer votre drame ?
David Fonseca

« Jardins de pierre », un film de Francis Ford Coppola (1987)

Comment faire le deuil quand la mort est votre métier ? Le sergent Hazard (James Caan) appartient à une section militaire particulière, chargé de rendre les derniers hommages aux soldats tués dans le cimetière d'Arlington, cet immense « jardins de pierre ». Il s'agit pour lui de rendre les derniers honneurs, enterrer de jeunes soldats morts sur le front du Vietnam, dans une guerre moderne, qui précisément n'a pas de front, comme la mort n'en a pas pour les avoir tous. Un jour, un jeune soldat arrive dans cette curieuse garnison, Jackie Willow (D. B. Sweeney), rapidement pris en affection par le sergent Hazard pour avoir en partage l'âme du guerrier, une haute idée de l'Amérique. Patriote comme son sergent, Jackie veut échapper à cette section mortuaire pour aller de l'avant, faire la guerre. Ils deviennent père et fils par procuration, dans une Amérique qui en a perdu tant.

Jardins de pierre est un film rarement cité, le mauvais fils de Coppola. Film mineur, très beau, classique dans sa mise en scène, sans excès de formalisme. Tourné dans la foulée de Peggy Sue s'est mariée, il en suce la roue, reprend sa scène d'ouverture. Un leitmotiv jamais innocent. Dès le premier plan, nul n'échappera au sort, Jackie est déjà mort. Jardins de pierre débute par son enterrement, tous ces visages filmés dans ce fameux cimetière américain, des visages dont il est encore difficile de cerner les liens entre eux, une scène qui se termine sur celui du sergent/James Caan, pour le considérer comme le plus proche parent de Jackie, tandis qu'ils ne s'étaient jamais vus avant son arrivée à la « Vieille garde ». Par effets concentriques, en élargissant le cadre de son intrigue comme de sa mise en scène, Jardins de pierre va s'efforcer de recréer des liens perdus. Dominera la figure paternelle de James Caan, vieux de la vieille qui a fait la guerre de Corée et du Vietnam, comme celle d'Anjelica Huston, journaliste du Washington Post, anti-militariste, plutôt de gauche, combative, qui vont pourtant tomber amoureux l'un de l'autre, non sans heurts, symbole d'une Amérique fracturée du myocarde.

Dans cette Amérique qui a toujours été divisée, Coppola, sur ce plan militaire, ne tranche pas, comme cette chose présente-absente dans son cinéma, son aspect politique, quand elle semble plus évidente chez certains de ses contemporains, Sidney Lumet, ou de manière encore plus critique chez De Palma. Son rapport à cette guerre n'est donc pas décidé. Il en fera la matière de son film, non pas un anti-Apocalypse Now, mais son envers. Jardins de pierre fait barrage contre ce Pacifique des images de la guerre. Il n'en laissera passer aucune. Même lorsque Jackie part à la guerre, il disparaît du champ. Ne reste plus que des images d'archives, d'informations. Ne demeurent plus que des cendres de sa présence dans un film de guerre décarbonisé de ses images. Sur fond de guerre invisible, l'essentiel se joue ailleurs, dans la possibilité de rendre à nouveau vivable une communauté, se promettre comme refonder une famille. Comme dans toute la filmographie de Coppola, cette recréation joue sur les temporalités, entre passé/présent, le film étant construit sur un long flash-back, un souvenir du sergent aux dimensions élargies, sur une période d'un ou deux ans précédant la mort de Jackie lors de son arrivée au camp. Une communauté qu'il faut encore reconstruire car rien ne va plus en Amérique, entre civils et militaires, pacifistes et soldats, comme les vétérans de la guerre du Vietnam ferraillent contre ceux d'autres guerres, une opposition ramassée lors d'une scène, lorsque le va-t-en-guerre James Caan ne cache pas pour autant à son supérieur, Dean Stockwell, qu'elle est mal menée. Mais si Coppola ne choisit pas, c'est qu'il a toujours été très fordien, dernière période : il s'agit pour lui d'embrasser toute la société. Le groupe devient une famille, comme les Coppola travaillent en famille (Sofia Coppola, notamment, apparaissant dans Le Parrain III comme Peggy Sue s'est mariée, autant que Kathleen Turner deviendra la mère des sœurs Lisbon dans Virgin Suicides).

Comme son sujet est la mort d'une communauté autant que sa possible renaissance à partir de ses cendres, il n'y aura aucune emphase. Jardins de pierre ne refera pas le coup de l'hélico, ses envolées lyriques n'auront plus de pales, cette tendance à montrer de grands sentiments, tout comme Brando surjoue et ouvre grand les bras dans Le Parrain. Plus intimiste, dans la douceur, il laisse la place à de purs numéros d'acteurs pour dynamiser le cadre, James Caan à contre-emploi, dans la retenue, émouvant, autant que celle dont il tombera amoureux, incarnée par Anjelica Huston. Une pudeur tout en contraste avec ces moments burlesques, des blagues triviales de corps de garde, dans cette caserne qui vit en autarcie, comme l'Amérique, ce pays heurté, semble toujours un peu coupé du reste du monde.

Ainsi, quand James Caan apprend la mort de Jackie, son fils spirituel, au fond, il n'est pas dans l'excès. La scène est feutrée, sereine, dé-dialoguée, qui redouble la douleur d'autant plus. Comme le film est un grand flash-back, chacun aurait pu s'attendre à une explosion en fin de film, qui n'advient pas. Aucune grandiloquence. L'échelle d'amplitude très opératique est délaissée. Quand Apocalypse Now était centripète, Jardins de pierre sera centrifuge. Il absorbera les énergies comme la mort les contient toutes. Quand des mondes entiers semblaient se déployer sous nos yeux dans Apocalypse Now, ils se referment sur une tombe dans Jardins de Pierre ou un souvenir dans Peggy Sue s'est mariée.

Ce qui est alors d'autant plus frappant dans le cinéma coppolien, qui sourd encore dans Jardins de pierre, est l'aspect à la fois grandiose sur le plan formaliste, mais sans ce côté technique et froid qui pourrait laisser de côté son spectateur, sonné mais jamais bouleversé, dans un cinéma de type nolanien. Le grandiose est toujours rendu accueillant par l'aspect intime qu'explore Coppola, sa vie personnelle qu'il filme. Si Jardins de pierre possède une facture classique, comme Peggy Sue s'est mariée était déjà à rebours, un film de commande de plus, il ne l'investit pas moins d'éléments intimes dans un registre qui se voudrait impersonnel au possible. Coppola à ce côté Montaigne dans son cinéma, ne parler que de soi-même pour ne bien connaître que ce sujet. Mais si « C'est moi que je peins », le projet est dans le même temps rendu à l'improbable comme chez le philosophe moraliste. Car c'est tâche impossible, faute d'unité, à l'instar de l'Amérique dont Jardins de pierre est l'un des principaux sujets : « Nous sommes tous des lopins, et d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment fait son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui »(1). S'il s'agit de parler de soi comme de l'Amérique pour Coppola, il faudra suivre dans le même temps cette hétérogénéité et cette inconstance – qu’à la condition donc, que son cinéma change toujours, ne s’arrête jamais, et se contredise parfois.

Le jeune militaire pendant son mariage dans Jardins de pierre
© Carlotta Films

Chez les autres géants des années 70, tels Michael Cimino ou Martin Scorsese, peut-être davantage chez Brian De Palma, il y a une unité de style. Le cinéma coppolien est à contre-emploi, comporte une variété d'approche : Apocalypse Now et Jardins de pierre sont un double programme, complètement différents. Coppola serait ainsi cousin de Richard Fleischer, qui adaptait son style au sujet de ses films. Une diversité qui ne rend pas simple sa lecture, notamment sur ce qui fait communauté en Amérique.

En effet, si les choses ne semblent pas décidées sur le plan militaire et politique dans Jardins de pierre, au plan patriotique, a priori, elles paraissent fixées : il ne reste, en fin de film, à la veuve de Willow, que le drapeau américain, qu'elle serre contre elle en pleurant, son mari qu'elle n'a plus revu depuis son départ. Plus qu'un film sur la guerre, il s'agit de savoir ce qui reste de l'Amérique douze ans après la chute de Saïgon, en avril 75. Jardins de pierre porte un regard rétrospectif : qu'est-ce qui fait l'Amérique ? Pourquoi le pays de l'oncle Sam, le plus grand pays du monde, est fait d'autant de revers comme d'infortunes ? Cette lecture patriotique du film doit être questionnée. Car si Coppola se peint comme il fait le portrait de l'Amérique, il peint un moi comme une Amérique auquel il ne croit pas, qu’il ne cesse de déconstruire pour mieux en faire ressortir les illusions, l’inconstance et la fragilité.

À la même époque, toute une série de films revanchards retravaillent le front vietnamien, y retournent pour aller gagner cette guerre perdue d'avance, avec des personnages aux trajectoires plus ou moins incertaines : Rambo II avec Sylvester Stallone, Portés Disparus avec Chuck Norris, Retour vers l'Enfer avec Gene Hackman... Jardins de pierre revient autant sur ce passé vietnamien, mais en ne le filmant pas. Jardins de pierre est le contraire de ce qu'écrit Serge Daney sur la guerre du Golfe. Le spectateur y a été abreuvé d'images qui n'ont pas fait image, une représentation surfaite, de type publicitaire, quand dans Jardins de pierre, l'absence d'images fait image. Elle représente la guerre, c'est-à-dire montre combien la guerre est irreprésentable. Jardins de pierre en est devenu un film mal-aimé parce que mal vu, mal vu parce qu'il n'y a rien à voir, ou plutôt, que ce qu'il y a à voir est dans le non-voir. Pourtant, son refus de la représentation en fait la plus grande force. Car le film ne sort pas dans n'importe quel contexte politique, cette Amérique conquérante, reaganienne, patriote et vengeresse. À la même époque encore, Platoon déborde d'images du front de guerre. L'intelligence de Coppola est de ne pas montrer cette guerre, d'un type nouveau, avec un « ennemi » caché, qui n'a pas de front, une sorte de guérilla du point de vue Vietcong, un traumatisme pour les américains, qui ont perdu la guerre, mais plus traumatisant encore : incapables de savoir pourquoi comme on meurt sans raison parfois, un scandale.

Jardins de pierre, quoi qu'il se termine sur un drapeau porté sur un cœur de jeune fiancée éplorée, n'a pas pour fond le patriotisme. Ou s'il est patriote, c'est un patriotisme particulier, un patriotisme dans la mort. Ce drapeau que sert tout contre elle la jeune fiancée de Jackie est un objet de transfert. C'est la mort en lui, la mort en elle, qu'il lui faut accepter. Coppola, sur ce plan, est plus ricoeurien qu'heideggerien. La mort individuelle de Jackie n'est pas étrangère à l'histoire commune de l'Amérique. Il y a un être ensemble, de l'individu comme du groupe communiel, ce contre quoi protestait Heidegger, contestant que « l'historialité de la communauté du peuple puisse se rassembler à partir de destins individuels ». Coppola fait l'inverse, il pense l'histoire d'un peuple à partir de destins individuels comme son cinéma à partir de sa vie personnelle. Car il y a un danger à faire l'inverse, penser les destins individuels à partir d'un peuple, relevé par Paul Ricœur : à transférer les mêmes caractéristiques d'un destin individuel, qui est un « être-pour-la-mort », au plan collectif, ouvrirait la voie à l'expression de catégories néfastes qui furent autant d'éléments de soutien à la propagande nazie, « thème responsable d'une philosophie politique héroïque offerte à tous les mauvais usages ».

La mort, donc, il faut penser la mort, puisque dès qu'un homme est né, il est assez vieux pour mourir, fût-ce d'avoir fait le choix de la devancer en faisant la guerre. Mais si une chose est de savoir que je suis, comme tout le monde, un mort en sursis comme Jackie parti au combat, tout autre chose est d'en prendre conscience. Pas un seul des quelques 100 milliards d'humains qui ont traversé l'existence, n'a échappé à une loi qui pourtant, demeure à jamais une expérience inédite, surprenante, singulière. C'est pourquoi Coppola n'a pas besoin des images de la guerre, de ces morts par centaine. Une seule suffira. Tout le monde est le premier à mourir, rappelle Ionesco. Autrement dit, ce qu'on sait déjà, on le découvre toujours, ce flash-back sur lequel repose Jardins de pierre. Mais à l'heure d'y passer, ce qu'on connaissait du bout de la pensée, voici qu'on le comprend, avec l'âme tout entière : comme l'amour, la mort est toujours jeune. Et ce ne sera pas le vieux sergent Hazard qui mourra mais le printanier Jackie comme un fils meurt, Carlo, dans la vraie vie. Comment parler simplement, dès lors, de cette expérience de l'impensable, comme se le demandait déjà en 1977 Jankélévitch ?

Ce drapeau, sur le cœur de la fiancée, n'est pas un retour du refoulé, du patriotisme mal digéré. C'est l'insoutenable mort faite symbole : celui qui meurt n'emporte pas le monde avec lui. L'Amérique continue de tourner autour de ses étoiles qui scintillent. Voilà sans doute ce que la mort a de plus insupportable. Mais si l'amour est ineffable, la mort est indicible. On ne peut pas parler de la mort, mais on peut parler autour d'elle. Et Coppola entreprend cette tâche périlleuse comme le philosophe la pensait : conter l'inénarrable, décrire l'indescriptible. La première scène de Jardins de pierre est construite sur cette mise à distance de l'interminable seuil de quelque chose et de quelqu'un qui ont déjà pris fin, Jackie comme l'Amérique. L'inhumation du jeune soldat opère comme un dedans-dehors. Aussi proche soit-il, le corps du défunt demeure inaccessible. Le cercueil impose sa distance. La distance d'un contact suspendu entre ici et ailleurs, passé et présent, comme un impossible rapport de chair à chair emporté par le coup d'un canon. L'image devient gardienne d'un tombeau comme de son ouverture même. Commencer par la fin, enterrer un jeune soldat, faire disparaître son image, c'était convoquer tout un imagier, tout un imaginer.

Jardins de Pierre s'ouvre ainsi comme il se ferme, sur la mort, un enterrement. Un adieu à une certaine idée de l'Amérique conquérante, mais très fordien toujours, un monde de mort rempli de vie et de douceur, qui n'appuie jamais sur les antagonismes sur lesquels il est fondé. Très fordien encore quand les rapports entre les individus, leur rapprochement se fait doucement, au fur et à mesure. Coppola part du diffus pour permettre d'apercevoir le tableau d'ensemble en fin de film. Comment faire tenir cette Amérique, ces antagonismes politiques, culturels, sociaux ? Le film s'efforce non pas simplement de faire tenir la communauté militaire mais toutes les communautés en une seule. Et cette communauté tient non pas par la patrie, mais par la mort d'un homme. Car ce qui nous tient tous, c'est le cadavre à venir en nous qui tient encore debout. L'Amérique comme la vie, un grand cimetière.

La mort est partout. Alors, dès que Jackie franchit le seuil de la porte du bureau du Sergent, il est déjà mort. Dès qu'on le voit, on l'a perdu. Dès qu'il est là, il a passé. L'absence d'image – sur la guerre, sur un corps défunt – fait alors sens sur les images. Dans la « compulsion de répétition », écrit Georges Didi-Huberman, la fonction psychique des images est de nous faire envisager « nos différentes morts»(2). Et c'est pourquoi, père de substitution, James Caan, gardien des seuils, passeur tel Virgile aidant Dante à franchir les portes du Purgatoire, est devenu père par filiation, car qu'est-ce qu'être père sinon aider son fils à passer le seuil de la mort tout en essayant de le garder en vie ? Jardins de pierre est le film tombeau de Coppola, où y est enterré son fils Carlo, son « cauchemar (…), qui annihile toute fiction. »(3). Jardins de pierre, dans chacune de ses scènes, parle de quelque chose qui s'est passé, de quelqu'un qui a passé.

Ni fiction, ni documentaire, Jardins de pierre est autre chose, élit un mystère, rameute le sens dispersé d'une vie comme d'une Amérique. Un film pour ne pas être le fourrier de la mort, escamoter la mémoire d'un disparu, la meilleure manière de garder les morts en s’en débarrassant. Empêcher ce passage, c’était mourir avec lui. Le tombeau de Jackie, s'il est celui du supplicié, garde autant le souffle en réserve, thésaurise la vie. Le tombeau de Jackie, c'est le dedans-dehors des images, un blanc, le passage entre deux photogrammes l'espace d'un court instant, la figuration de la mort, tous ces morts qu'on porte en nous, qui seront toujours des invisibles, jamais des absents, qui feront toujours la matière noire de l'existence.

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