« Involuntary : Happy Sweden », l’Armageddon de Ruben Östlund
Sorti en 2018, Happy Sweden de Ruben Östlund est moins une petite leçon de morale qu'un étrange film de science-fiction apocalyptique prônant une forme de vitalisme présente dans toute l’œuvre du cinéaste. Dans ce Royaume, les Involontaires sont rois.
« Happy Sweden » (2008), un film de Ruben Östlund
La réception cannoise glaciale de The Square dans la presse cinéphile française offre l'occasion idéale d'interroger le traitement réservé au cinéma d'auteur nordique, et en particulier à Ruben Östlund, dans nos pays où la tradition de la glorieuse cinéphilie reste encore bien ancrée. Souvent hâtivement taxés par la presse de formalisme et de moralisme du petit malin, les films indépendants d'Europe du Nord qui sont arrivés récemment jusqu'à nos écrans (The Reunion, The Hereafter ou les derniers Östlund, donc), brilleraient par la cohérence de leur triste programme : processus d'humiliation comme moteur narratif, délectation des cinéastes pour l'observation de la faiblesse des êtres humains, esthétique du plan séquence léché et étirement du temps jusqu'au formalisme creux, sentiment de froideur et d'indifférence. En ces termes inventés et généralisés par la critique, ce cinéma n'inspire que le mépris. Or, ces étiquettes, à l'instar de toutes les catégories de l'entendement que l'on plaque sur le réel pour mieux le circonscrire, finissent par ne plus rien dire si elles restent attachées à la faculté de jugement et à la paresse de l'œil. Il est en effet facile de balayer d'un revers de la main tout ce qui semble assimilable à une tendance déjà (r)éprouvée par le bon goût. Dans pareilles circonstances, les films ne sont plus vus, ils sont seulement arbitrairement aimés ou détestés. Le cas de Ruben Östlund, et de son Involuntary : Happy Sweden, sorti en 2008, est un étonnant contre-exemple, autant qu'une invitation à creuser ce cinéma encore trop méconnu dans nos contrées bien gardées. À première vue, le film remplit parfaitement le carnet de tâches du "programme nordique", et de surcroît du "film de festival" — autre célèbre raccourci du même genre. Mais en poussant plus loin l'analyse, une toute autre compréhension émerge, et ce qui passait alors pour un énième film d'humiliation se rapproche du fantastique et d'une certaine forme de métaphysique : un étrange souffle involontaire s’emparerait de la Suède, annonçant une Armageddon imminente. Et dans cette histoire, Michael Bay n'est pas très loin. Son bien nommé Armageddon développe quelques correspondances étonnantes avec Involuntary : Happy Sweden. Östlund et Bay travaillent sur un même concept qu'ils essaient d'étendre à tous leurs films — concept qu'il n'est pas évident de comprendre, celui d'involontaire.
Les films de Ruben Östlund sont partout ailleurs mieux reçus qu'en France. La différence de réception entre les cultures est ici décisive et permet déjà de comprendre comment la perception de la singularité de Involuntary : Happy Sweden dépend du marché pour lequel il est destiné. Assez similaire à la version originale, le synopsis belge proposé par le distributeur néerlandophone Lumière, grand importateur de films et séries nordiques, laisse planer une étrange atmosphère pré-apocalyptique : "L’été approche en Suède, et c’est le moment où certains commencent à se comporter bizarrement. Leffe adore retenir l’attention de ses amis avec ses petits jeux douteux, surtout quand il est saoul. Une institutrice du primaire est persuadée de devoir aussi faire la leçon à ses collègues. Deux filles pubères posent devant leur webcam pour des photos affriolantes et veulent boire des quantités astronomiques d’alcool. Un chauffeur de bus veut faire valoir son autorité sur les passagers après un accident banal. La fête d’anniversaire de Villmar se termine mal suite à un accident lors des feux d’artifice, mais il n’a pas l’air de s’en émouvoir...". Le synopsis français appuie quant à lui le potentiel moraliste et satirique du film en cherchant à le vendre comme une comédie noire : "L'influence du groupe sur l'individu. L'individu qui pense trop à son image. L'imbécile qui fait des blagues salaces pour amuser la galerie, deux adolescentes qui jouent aux allumeuses, la maîtresse d'école zélée qui en fait trop avec ses collègues... jusqu'au jour où les limites sont franchies. Un tableau de la société suédoise telle qu'on ne la soupçonne pas". D'un côté, un étrange mouvement contagieux, presque une épidémie invisible, gagnant peu à peu la Suède et entraînant chez ses habitants une série de réactions en chaîne incontrôlées et bizarroïdes. De l'autre, un tableau de la société proposé par un cinéaste moralisateur qui voudrait nous faire réfléchir aux dérives en tout genre de l'espèce humaine.
Le titre Involuntary : Happy Sweden est utilisé en Belgique, tandis qu'en France, il est réduit à un ironique Happy Sweden. On retrouve ici la même différence de connotation que dans les synopsis. Pour l'exploitation française, l'idée même qu'il y aurait quelque chose d'involontaire dans le film n'est pas envisagé. Tout ce qui outrepasserait la maîtrise cynique de Ruben Östlund sur ses sujets d'étude est habilement gommé pour, semble-t-il, se calquer sur le modèle de réception dicté par la critique. C'est le comble de l'ironie : le distributeur français, qui n'hésite pas par là à se tirer une balle dans le pied, semble vouloir vendre le film à travers le cliché négatif véhiculé par la critique plutôt que de travailler sur une autre perception possible de celui-ci. Le distributeur belge, qui nage entre deux eaux, conserve la sens premier du titre avec le mot "Involuntary". Cette nuance est pourtant fondamentale et permet, justement, d'arracher le film d'Östlund à la réification qui prévaut dans le cadre réceptif de la cinéphilie française. Le titre original est De Ofrivilliga, c'est-à-dire, dans sa traduction littérale, "Les Involontaires". L’adjectif est substantivé et accordé au pluriel, ce qui rend sa compréhension en français plutôt compliquée. Mais c'est bien de là qu'il nous faut repartir. Serait-ce un jeu de mot pour inventer quelque chose qui renvoie avec ironie à un comportement contemporain ? Se charrie derrière tout ça un univers d'expressions renvoyant souvent à des lois, des conflits, des problèmes sociaux et politiques. Il peut ici tant suggérer l’ironie (ne pas s’engager, ou devoir être engagé malgré soi dans quelque chose qu’on voudrait éviter, le tout dit avec une pointe d’ironie) qu'un univers de contraintes : chômage forcé, détention forcée, exil forcé, etc. Le mot semble se partager entre le « non-volontaire » (qui peut être comique) et le « forcé » (qui opprime clairement).
Cette proposition de sens pourrait correspondre à la lecture cynique proposée par la réception et le marketing français. Avec ironie, Involuntary : Happy Sweden présenterait ainsi le destin de quelques suédois aux prises avec une machinerie oppressante qui les pousse malgré eux à avoir des comportements incontrôlables. Le mensonge des apparences est-il tellement beau qu'il nous fallait un petit malin comme Ruben Östlund pour le briser et en révéler toute la violence cachée ? C'est maintenant qu'il nous faut orienter autrement la question, sous peine de manquer tout ce que le film appelle et construit hors champ. Östlund ne cherche pas à déconstruire la grande machine institutionnelle de son pays, ni même à porter un quelconque jugement sur l’hypocrisie de ses compatriotes. Il n'adopte à aucun moment la posture du misanthrope qui jugerait de haut l'humanité. Si nous revenons au postulat fantastique suggéré par le synopsis original, de quoi y est-il question ? D'un mouvement immanent, invisible, qui semble pousser les personnages à agir bizarrement. Mais plutôt que d'envisager cette contamination en termes négatifs, tel le reflet de la main d'un cinéaste cherchant à mettre à l'épreuve ses cobayes humains pour en filmer leurs limites et leurs dégradantes attitudes, il faudrait plutôt concevoir le mouvement général du film comme quelque chose de vitaliste. De l'involontaire s’immisce dans le quotidien des suédois et redéfinit l'ordre normé des relations humaines. Mais ce n'est qu'un début. L'été approche et ce sont seulement les premiers symptômes du changement qui se manifestent. Un souffle de vie nouveau est en train de prendre d'assaut le pays. Les êtres humains se transforment en involontaires, ils se laissent entraîner malgré eux dans des comportements qu'ils ne contrôlent plus. Pourquoi ne pas croire en ce postulat fantastique, sous prétexte que nous avons affaire à un film d'apparence réaliste et formaliste ? Pourquoi ne pas accepter que son objet serait le réveil d'une vie morte et non l'humiliation et le mépris ? Une austérité formelle n'est pas incompatible avec une forme de vitalisme. Introduire cette métaphysique de l'involontaire dans le vivant, tel pourrait être le grand projet du cinéma de Ruben Östlund.
Durant sa soirée d'anniversaire, Villmar, un des nombreux personnages qui peuplent le film, prend l'explosion d'un pétard en pleine figure. Il ne semble pas réaliser qu'il est grièvement blessé et continue la soirée comme si de rien n'était jusqu'au moment où il est emmené à l'hôpital. Quelques invités se mettent alors à discuter de l'incident. L'un d'entre eux explique que Villmar a eu de la chance : le pétard a ricoché sur son visage et ne devrait laisser qu'une trace superficielle. Mais si par malheur il l'avait serré au creux de son poing, il n'aurait certainement plus de main. Cette discussion nous semble familière. Et en effet, on retrouve le même argumentaire dans Armageddon de Michael Bay, lorsque un haut supérieur de la NASA, incarné par Jason Isaacs, explique aux intrépides comment faire exploser l'astéroïde qui menace la terre. Ils devront forer dans celui-ci et y faire descendre la bombe car si elle reste en surface, elle ne provoquera que des dégâts superficiels. Cette analogie est-elle due au hasard ? Ne pourrait-on pas y voir l'occasion de jeter un regard nouveau sur Involuntary : Happy Sweden ? Peut-être que ce rapprochement, certainement involontaire (!), suggère l'idée qu'il est aussi question d'une Armageddon imminente dans le film d'Östlund. Alors qu'elle se présente comme purement destructrice chez Bay, elle annoncerait au contraire un chamboulement de l'ordre du monde chez le cinéaste suédois. Les êtres humains se mettraient à vivre en accord avec eux-mêmes sans ne plus rien concéder aux conventions sociales qui les briment. Chez Östlund, la bombe a déjà explosé au creux du monde. Les premiers effets de sa puissance se font ressentir sur le êtres humains qui se mettent à agir différemment. À nouveau, il faut comprendre cela d'un point de vue métaphysique et non moralisateur, comme les effets possibles d'une Armageddon en cours.
Deux jeunes filles décident de faire royalement les 400 coups. Leffe ne parvient plus à retenir ses pulsions exhibitionnistes et force presque un ami traumatisé à lui faire une fellation. Le chauffeur d'un bus décide de ne pas reprendre la route tant que la personne qui a cassé le rideau des toilettes n'est pas passée aux aveux. Une institutrice dénonce le comportement brutal d'un collègue au risque d'être mise de côté. Toutes ces petites fables très différentes ne doivent pourtant pas être comprises comme des "leçons de morale". Elles découlent de l'impulsion initiale provoquée par une bombe invisible qui a explosé hors champ et libéré un souffle involontaire sur le monde. Ce sont là les premiers effets d'une radiation globale qui délivre les êtres humains. Ils ne font pas de bonnes ou de mauvaises choses. Ils suivent seulement la vague involontaire sur laquelle ils se mettent à surfer et qui les libère complètement, malgré eux, de ce qui les retenait jusqu'alors. Ce postulat fantastique, qui n'est jamais suggéré dans le film, donne surtout une image différente des intentions qu'on aurait pu prêter avec paresse à Ruben Östlund. Loin d'être misanthrope, ses films porteraient une croyance dans l'évolution possible de l'être humain vers d'autres manières d'être, d'autres mondes possibles. Après la vision d'Involuntary : Happy Sweden, cette impression est d'ailleurs dominante. Il y aurait donc chez lui avant tout une forme d'humanisme mêlée à une singulière croyance vitaliste.
On retrouve aussi l'idée d'involontaire chez Michael Bay sous une autre forme. Armageddon raconte l'histoire d'une bande d'involontaires envoyée au casse-pipe pour sauver le monde. C'est bien malgré eux que ces foreurs casse-cou acceptent de sauver l'humanité. Ce postulat peu crédible traduit néanmoins la croyance de Bay dans le dynamitage du blockbuster par des éléments a priori hétérogènes aux codes du genre. Il est en effet difficile de concevoir plus fantasques anti-héros et de laisser la mainmise à une sorte de laxisme général qui traduit bien quelque chose de ce que nous évoquions plus haut. No Pain No Gain, sorti en 2013, reprend aussi ce principe, où trois amis un peu écervelés se laissent emporter malgré eux par une vague involontaire. Ce principe, à l’œuvre à la fois chez Östlund et Bay, traduit ainsi une croyance dans des forces invisibles pouvant changer les conditions de l'être humain. Bien évidemment, chez Bay, cela se termine dans l’héroïsme patriotique et la comédie noire cynique, mais gageons du moins qu'un attrait pour l'involontaire traverse sa filmographie. Comprendre cette idée demeure difficile, car il n'existe pas d'équivalent dans la langue française. Nous pensons qu'elle rejoint une forme de métaphysique vitaliste traduisant une croyance possible dans l'évolution de l'être humain. Elle porte en elle un souffle de vie qui peut faire imploser ce que la critique appelle le "formalisme du cinéma d'auteur de festival" et la "vacuité des blockbusters les plus bourrins". C'est une discrète histoire d'Armageddon à tous les étages, une première destruction dégageant des ondes involontaires libérant elles-mêmes des forces nouvelles.
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- Guillaume Richard, « Sans filtre de Ruben Östlund : La bêtise durera toujours... », Le Rayon Vert, 18 septembre 2022.