« Introduction » de Hong Sang-soo : Des vertus curatives du rêve éthylique
Divisé en trois parties, en trois moments, en trois endroits et en trois étreintes, Introduction réserve une épiphanie de taille pour son personnage principal à la fin de sa troisième partie. Comme dans In Front of Your Face, le film avec lequel il forme une sorte de diptyque « rêvé », Introduction donne une importance particulière à la scène alcoolisée archétypale du cinéma de Hong Sang-soo, et lie celle-ci à la figure du rêve – autre récurrence du cinéaste – tout en conférant à l’une comme à l’autre des vertus curatives.
« Introduction », un film de Hong Sang-soo (2021)
Souvent qualifié par ses admirateurs de « Rohmer coréen » ou de « cinéaste de l’alcool », Hong Sang-soo, par l’évolution de sa filmographie et ses nouveaux films successifs – toujours aussi réguliers – donne raison à au moins une de ces réputations. Dans Introduction, tout comme dans son film suivant, In Front of Your Face, avec lequel il forme presque – on peut en tout cas le voir comme ceci – une sorte de diptyque, l’alcool est bel et bien présent et, plus encore, joue même un rôle déterminant dans le déroulé narratif. Si, souvent chez Hong Sang-soo, l’alcool apparaît comme un déclencheur, et que les scènes lors desquelles les personnages boivent du soju servent à exacerber des non-dits voire à révéler des secrets, la manière dont il est, dans In Front of Your Face et dans Introduction, étroitement lié à la figure du rêve, de manière explicite, apparaît comme une variation supplémentaire dans ce rôle de déclencheur qu’il endosse. Dans un cas comme dans l’autre, l’alcool et le rêve sont également liés à un troisième élément, à savoir la maladie. Et si, dans le premier, l’alcool et le rêve n’apportent pas réellement de solution ou d’échappatoire à la maladie, dans le second, ils jouent d’une certaine manière, l’un accolé à l’autre, un rôle de « médicament » ou de « palliatif » au mal-être du personnage.
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Introduction se divise en trois parties, se déroulant dans trois endroits différents et scandées par trois étreintes – dont l’une se retrouve d’ailleurs sur le poster français du film. La première se déroule dans et aux alentours du cabinet médical du père du héros, Young-ho. Lors de cette partie, celui-ci rencontre notamment un acteur connu et assez âgé. Dans la seconde partie, Young-ho rend visite à sa petite amie Ju-won à Berlin où elle fait ses études. Dans la troisième – celle qui nous occupe – Young-ho, accompagné d’un ami, se rend dans un restaurant du bord de mer où il retrouve sa mère et l’acteur connu précédemment croisé. La mère de Young-ho a vraisemblablement organisé ce dîner dans le but de faire se rencontrer son fils et l’acteur, une vieille connaissance. On comprend que Young-ho, ancien aspirant acteur, aurait abandonné cette ambition suite notamment à sa rupture avec Ju-won. Mais quand l’acteur demande à Young-ho des exemples de ce qui l’a fait renoncer à vouloir devenir acteur, celui-ci dit qu’il se sentait par exemple incapable d’embrasser une actrice, « pour de faux », devant la caméra. L’acteur connu s’énerve alors car il trouve cette raison absurde, et se livre alors envers Young-ho à un sermon – voire même une engueulade, assez bruyante et impressionnante –, lui serinant que l’acte d’embrasser reste quelque chose de beau, et un geste d’amour, même si c’est « pour de faux », même si c’est devant une caméra. Cet emballement de l’acteur, cette saillie verbale démonstrative, intervenant à cause ou grâce à l’alcool, constitue une scène alcoolisée typique du cinéma de Hong Sang-soo, mais est aussi, dans ce cas précis, un véritable gag, d’autant plus qu’il est accompagné a posteriori d’un geste tout aussi désopilant de Young-ho qui, assommé sans doute par la diatribe de l’acteur, se jette encore un petit shot de soju derrière la cravate, discrètement, en tournant légèrement le dos.
Si cette scène alcoolisée apparaît sur le moment comme une belle scène de comédie, elle s’avèrera plus tard avoir indirectement joué le rôle de déclencheur d’une épiphanie salutaire pour le personnage de Young-ho. En effet, suite à sa soûlographie due à l’engueulade paternaliste de l’acteur, Young-ho décide, avec son ami, de dormir un peu dans leur voiture, sur la digue. Quand il se réveille et sort de la voiture, il descend sur la plage et y rencontre inopinément Ju-won. Elle lui explique être revenue de Berlin et devoir se rendre à des rendez-vous médicaux car elle a contracté une maladie des yeux qui la rend progressivement aveugle. Ju-won dit à Young-ho qu’elle regrette de l’avoir quitté et l’aveuglement dont elle est victime semble résonner comme étant l’allégorie ou le contre-coup d’un aveuglement dont elle aurait fait preuve au moment de sa relation avec Young-ho, provoquant la rupture. Cette rencontre et cet aveu tombent à pic et donnent le beau rôle à Young-ho. Mais cela prendra tout son sens dans la scène suivante, lorsque l’on comprendra que la rencontre sur la plage et l’aveu de Ju-won faisaient en réalité partie d’un rêve éthylique de Young-ho, lequel se réveille une nouvelle fois – et cette fois-ci pour de bon – dans la voiture sur la digue.
Après ce rêve provoqué par sa prise d’alcool antérieure, Young-ho se retrouve donc face à la mer et ressent le besoin de rentrer dedans, malgré le froid. Si les scènes d’épiphanies « face à la mer » sont monnaie courante chez Hong Sang-soo – par exemple récemment dans La Femme qui s’est enfuie (dans lequel la mer apparaît sur un écran de cinéma) ou encore dans Seule sur la plage la nuit, entre autres – l’idée d’une régénération par une plongée dans l’eau, puisqu’il s’agit de ça pour Young-ho, est nouvelle. Le jeune homme rentre et sort de l’eau hilare, heureux, puis est étreint par son ami qui tente de le réchauffer. La scène est belle et apparaît pleinement comme la résolution d’une épiphanie pour le personnage, comme si son rêve alcoolisé lui avait permis de prendre conscience de quelque chose, et de faire le deuil d’une relation terminée.
Rétrospectivement, les trois scènes successives – le dîner alcoolisé, le rêve et la baignade régénératrice – apparaissent comme des étapes curatrices successives dans ce qui serait une tentative de « guérison », de deuil pour Young-ho de sa relation passée. Le rêve, qui est placé au milieu de ce processus, intervient un peu comme une sorte de consolation, de pansement. Il est décisif mais il n’aura pas été possible sans la prise d’alcool auparavant, laquelle aurait peut-être été moins importante si Young-ho ne s’était pas fait enguirlander par le vieil acteur. L’épiphanie finale est rendue possible par le rêve, lequel aura lui-même été rendu possible par l’alcool. Comme dans In Front of Your Face, l’alcool crée les conditions d’existence du rêve, et lui donne une dimension concrète – encore plus dans Introduction, puisqu’il est filmé et n’apparaît comme rêve qu’a posteriori, contrairement à dans In Front of Your Face où le rêve est plutôt une « rêverie » énoncée de manière verbale mais qui ne sera jamais concrétisée d’aucune manière, même pas filmiquement. Introduction confère néanmoins au rêve et à l’alcool une vertu supplémentaire, par rapport à In Front of Your Face, à savoir une vertu curative. Dans Introduction, l’alcool participe au deuil, à l’acceptation et à la régénération, tandis que dans l’autre film, il n’aura pas permis à l’héroïne de guérir, simplement de rêver. Mais ici, le rêve aura justement permis la régénération, donc d’une certaine manière la guérison. Ce que le rêve éthylique aura permis, l’alcool indirectement aussi.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Hong Sang-soo
- Découvrez notre cycle de textes consacré au cinéaste coréen.
- Thibaut Grégoire, « In Front of Your Face de Hong Sang-soo : Alcool, élixir de vérité rêvée », Le Rayon Vert, 7 février 2022.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « La Femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo : Femmes entre elles (et puis l’homme entra) », Le Rayon Vert, 25 octobre 2020.
- Thibaut Grégoire, « Hotel by the River de Hong Sang-soo : Mystères et Rêves autour du Labyrinthe-Hôtel », Le Rayon Vert, 28 janvier 2019.
- Guillaume Richard, « Un jour avec, un jour sans : Rêverie d'Hong Sang-Soo », Le Rayon Vert, 23 mars 2016.