« Ingrid perd le Nord » et le simulacre de l'Ego véritable
Contre le postulat d'une solidité de notre Égo, analyse des contradictions, artifices et différents jeux de sens dans « Ingrid Goes West », un film de Matt Spicer avec Aubrey Plaza et Elizabeth Olsen.
« Ingrid Goes West », un film de Matt Spicer (2017)
Ingrid Goes West, comédie dramatique indépendante américaine signée Matt Spicer avec Aubrey Plaza et Elizabeth Olsen, s'offre comme un bien curieux objet d'étude. Satire sur les dérives des réseaux sociaux et leur influence sur le comportement des gens, feel-good movie à l'humour potentiellement corrosif, le film fascine et déconcerte à la fois, tant les intentions des auteurs semblent floues et parfois même naïves. Certains de leurs choix, pour la plupart contradictoires, débouchent en effet sur un improbable cafouillage à grande échelle qui atteindra des sommets de paroxysme dans une scène finale mémorable. Cafouillage certes, mais un cafouillage joyeux donnant à penser la condition de notre ego. Ingrid Goes West raconte l'histoire d'Ingrid (Aubrey Plaza), une jeune femme instable, mal dans sa peau, qui ne parvient pas à se faire des amies. Pour remédier à ce problème, elle utilise les réseaux sociaux pour approcher les filles les plus cool. Elle découvre alors le profil Instagram de Taylor (Elizabeth Olsen), une BCBG influenceuse, qu'elle décide de rencontrer et dont elle fera tout pour devenir l'amie dans la "vraie vie". Après plusieurs machinations, les deux jeunes femmes finissent par devenir amies jusqu'au jour où Ingrid est démasquée...
Dans un premier temps, Ingrid Goes West s'apparente à une satire des plus classiques. Matt Spicer tire sans grande subtilité sur une ambulance : la superficialité des réseaux sociaux et les changements qu'ils peuvent induire dans le quotidien de ses fervents utilisateurs. À travers le personnage de Taylor, réplique parfaite des innombrables blogueuses aux dizaines de milliers de followers qui ont envahi la toile, le film met en lumière les mensonges du travestissement de soi sur internet. Tout, ou presque, dans la vie de Taylor, relève de l'inauthenticité, de l’arrangement ou de la réappropriation à des fins publicitaires. Son expérience du réel est immédiatement filtrée par les mensonges que lui impose le maintien de la fausse image qu'elle se crée d'elle-même. Ce constat est renforcé par l'arrivée d'Ingrid. Celle-ci imite ses faits et gestes, comme pour souligner encore plus la superficialité de ce mode d’appropriation du monde. La critique que formule Ingrid Goes West n'est pas neuve : l'activité de notre ego se mesure à l'aune des tendances dans lesquelles celui-ci peut trouver son compte. Nous sommes notre image, aussi fausse soit-elle, parce que l'ego y détecte une prise et retrouve de l'assurance.
Ingrid est vite démasquée. Ironie du sort, c'est Taylor qui découvre que sa fausse meilleure amie ment sur sa propre identité. Il y aurait donc une infâme menteuse derrière le mensonge des apparences ? À ce moment, Ingrid Goes West commence à perdre pied. Le film semble montrer qu'au-delà de la superficialité du jeu en place, il y aurait en réalité quelque chose d'irréductible : la "véritable nature" de l'ego qui ne salirait jamais son intégrité. Taylor serait donc une vraie personne qui passerait la plus grande partie de son temps à être quelqu'un d'autre ? La remarque vaut également pour Nicky, le frère excentrique de la jeune femme, que le film présente comme un allumé imbu de lui-même. Mais lorsque qu'Ingrid décide de lui jouer un mauvais tour afin qu'il ne révèle pas la nature de son subterfuge, Nicky change subitement de visage. Le stupide Nicky devient tout à coup le Nicky à qui on ne l'a fait pas. La plaisanterie a assez duré. Il y a des choses plus graves dans la vie et des limites à ne pas franchir. C'est en somme le message général qu'adresse la bande de Taylor à la pauvre Ingrid : tu nous a menti, tu as été trop loin, tes actes sont intenables et en contradiction avec les règles de notre petit monde bien ordonné. Tout cela sonne faux. Comment une bande de poseurs, soudainement rappelés à la raison (?), peut faire la leçon au seul personnage du film dont le mensonge est traversé par une pointe d'authenticité ? Ingrid Goes West ne donne pas l'impression de critiquer cette contradiction. Le film se limite à une satire primaire des réseaux sociaux et ne cherche pas à approfondir un questionnement ontologique sur la nature de l'ego. Ingrid est coupable d'avoir menti, ne fût-ce que dans la cadre d'un autre mensonge, alors que les autres personnages sont au fond dépeints comme des humains "sains d'esprit". Leurs agissements révèlent qu'ils sont d'abord des "gens biens", malgré leur irritante superficialité. Ingrid Goes West postule l'existence d'une solidité de l'ego là où il n'y en a pas, c'est-à-dire au-delà de l'image de nous-même où nous concrétisons déjà notre puissance d'être. Pourquoi Matt Spicer s'attaque-t-il autant aux réseaux sociaux si ce n'est pas, au final, pour étendre sa critique à l'ensemble des rapports que l'ego entretient avec ce qui l'entoure ?
Traumatisée, Ingrid décide de se suicider. En toute cohérence, elle va diffuser son acte en direct sur internet. Par chance (et ironie ?), cela lui permet d'éviter la mort puisque son voisin viendra la sauver. En se réveillant sur son lit d'hôpital, son premier réflexe est évidemment de prendre sa tablette pour consulter les réseaux sociaux. Et là, magie : des milliers de gens se sont mobilisés contre sa tentative de suicide en créant le hashtag « #JesuisIngrid ». La joie d'Ingrid, toute en viralité, est immense. A-t-elle trouvé son véritable ego, pourra-t-elle enfin dire "Je" et être aimée pour ce qu'elle est ? L'apparition du #JesuisIngrid est censée résoudre tous les problèmes de la pauvre jeune femme. De nouveau, Ingrid Goes West se montre très premier degré. On en vient à ne plus rien comprendre. Les réseaux sociaux permettraient-ils finalement d’entériner une identité ? N'était-ce pas plutôt l'inverse qui nous avait été dit jusqu'ici ? Les réseaux sociaux seraient en fait capable de combler le manque d'amour des egos perdus, ou plus précisément, les egos qui n'ont pas encore trouvé de prise ? Peu importe, le problème qui nous occupe demeure le même : Ingrid Goes West cherche à renforcer la solidité de l'ego par delà les apparences et ses modes d'être. Ce qui n'est autre que le plus grand des mensonges. L'ironie se trouve doublement renforcée si l'on compare le #JesuisIngrid à la récente tendance des #Jesuis, dont le célèbre #JesuisCharlie. Ingrid Goes West ne se permettrait jamais de critiquer le bien-fondé de ce hashtag. Car on imagine bien, au vu de ce que nous venons de montrer, que se trouve là le ciment de l'identité véritable : l'identité avec laquelle on ne plaisante pas. Alors qu'évidemment, comme l'a bien montré François de Smet dans Lost Ego, on peut au contraire y voir le symbole du profond désœuvrement de l'ego. Ce "Je suis" n'affiche rien d'autre que la crise identitaire de l'ego qui est la sienne depuis toujours. L'humanité pense trouver là un moyen de solidifier les sables mouvants sur lesquels elle repose. Sauf que l'ego ne subsiste tout simplement pas. Revendiquer la solidité et l’irréductibilité d'un "Je" est la plus grande absurdité qui soit. C'est une plaisanterie dont on ferait mieux de se moquer. Nous ne sommes que le produit de nos interactions avec le monde et des forces qui nous animent. Nous sommes joyeusement voués à errer dans les limbes du changement et à créer sans cesse de nouveaux événements. C'est ça qui lie notre "Je" et confère un semblant d'effectivité à notre ego. Tout cela est au fond une bonne chose. N'y-a-t'il pas de plus grande joie que d'être modulé par ce qui nous échappe ? C'est certainement plus réjouissant que le sinistre solipsisme d'un ego à qui on ne la fait pas.
Poursuivre la réflexion autour des films qui travaillent la question de l'ego
- Sébastien Barbion, « Mad Men, Des Visages promettent la Lune », Le Rayon Vert, 15 novembre 2018.
- Sébastien Barbion, « Sandy Wexler : Le Gigantisme métafictionnel de l’Impresario », Le Rayon Vert, 8 juin 2017.
- Guillaume Richard, « Anomalisa : D'une Marionnette emmêlée dans les Ficelles du désir », Le Rayon Vert, 18 avril 2016.