« Inexorable » de Fabrice Du Welz : La mécanique de l'empêtrement
Pour avoir quitté le temps de leur enfance qu'ils croient celui de l'insouciance, les hommes rêvent volontiers d'une innocence enfin retrouvée qui les réconcilieraient avec la vie. Fabrice Du Welz les met à l'épreuve en mettant en place une œuvre singulière, un répons de fou ardent, un chant alterné renvoyant aux films précédents : un cinéma de l'empêtrement, en atteste Inexorable, où le temps de l'enfance n'a jamais été celui de l'insouciance, où l'innocence n'est qu'un rêve, une manière de regarder l'homme devant sa débâcle.
« Inexorable », un film de Fabrice Du Welz (2021)
« Dans l'univers des échecs, le temps est inexorable »
(Vladimir Nabokov, La défense Loujine)
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »
(Diderot , Jacques le fataliste)
Inexorable, le dernier film en date de Fabrice Du Welz, semble partager une partie de la critique. La moins bonne n'y voit qu'une « intrigue balisée », un film « sans surprises », et, sommet de la chaîne alimentaire, pour les Cahiers, un film « scolaire », dont les idées de mise en scène sont « toutes du même tonneau ». Au fond, une partie de la critique semble indexer son propos sur le titre du film, Inexorable, entendu au sens d'inéluctable : plus rien ne surprendrait dans ce cinéma. Tout y serait balisé, Fabrice Du Welz ne procédant qu'à une reprise de thèmes anciens, largement identifiés dans son cinéma, notamment dans sa trilogie des Ardennes. Manie ou méprise, telle est la question ?
Inexorable revient sur les terres Du Welzienne. Mais si le réalisateur y brasse une nouvelle fois nombre de ses obsessions, le leitmotiv est chez lui l'occasion de mieux retourner ses terres. Tout est empêtré dans ce voyage proposé, y compris moi, en un lacis indémêlable, de sorte que tout ce qui est donné sous forme de couche évidente (le récit) opère davantage, au plan phénoménal, comme un écran obstruant la vue.
Pour m'en dégager, il a fallu alors opérer latéralement, en faisant un pas de côté, en m'intéressant à un personnage canin qui semblait secondaire dans Inexorable, qui en livrait pourtant l'une des clés. Ce chien se nomme Ulysse dans Inexorable. Il est récupéré dans un chenil par Marcel Bellmer, écrivain célèbre en manque d'inspiration (Benoît Poelvoorde) pour sa fille Lucie, après avoir emménagé dans le château du père de sa femme Jeanne Drahi (Mélanie Doutey), père qui était un éditeur célèbre, jusqu'à l'arrivée d'une jeune fille curieuse, Gloria (Alba Gaïa Bellugi), qui viendra éprouver/ébrouer le quotidien de la famille Bellmer.
Ce chien, a priori sans grand intérêt pour le film, est pourtant essentiel. Par son nom, ses effets de déplacements, il est le centre mobile du film comme du cinéma de Fabrice Du Welz. Il en est l'opérateur du sens.
Tout comme Argos, le chien d'Ulysse dans l'Odyssée d'Homère (chant XVII), l'Ulysse de Fabrice Du Welz est blanc dans Inexorable. Entièrement blanc. Argos, en grec, suggère précisément « une notion qui exprime la blancheur éblouissante de l'éclair et en même temps sa vitesse » (Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque), ou encore brillant, luisant, blanc. Cette blancheur le rapprocherait encore de cette « omni-color », dont parle Edgar Poe dans son roman Les aventures de Arthur Gordon Pym, dont Fabrice Du Welz voudrait tellement mettre en scène le voyage, j'y reviendrai, ce blanc qui serait la synthèse, la réconciliation de toutes les couleurs, symbolisant le retour à l’unité comme les personnages de Fabrice Du Welz s'y efforcent éperdument.
Retour à l'unité, Argos sera ainsi l'un des rares personnages, dans l'Odyssée, à reconnaître son maître, après vingt ans d'absence, à son retour de la guerre de Troie, le déguisement d'Ulysse en mendiant ne le trompant pas. Argos exprimant, pour la plupart des commentateurs, la fidélité due à son maître. Il est possible toutefois d'y voir autre chose, une fois ce personnage rapporté au cinéma de Fabrice Du Welz.
Les chiens mieux embouchés, à l'instar d'Ulysse dans Inexorable comme dans le récit d'Homère, ont une particularité toute canine. Ils lèchent aimablement certains personnages. Gloria notamment, cette jeune fille étrange dans Inexorable, que le chien reconnaît immédiatement après un premier contact lorsqu'elle arrive au château, comme si elle en avant été toujours le maître, tandis qu'aucun lien ne semblait préexister à cette rencontre. De la même façon, l'Ulysse d'Inexorable se reconnaît d'emblée dans le personnage indocile et solitaire de Lucie, la jeune fille du couple, sans doute parce qu'il en est le double inversé : Lucie = Ulice. C'est que les chiens les mieux embouchés, donc, ceux-là savent ce que flairer veut dire, et ceux, de même, qui, tout couverts de vermine (Ulysse chez Homère ; Gloria chez Fabrice Du Welz), dans leur vieillesse avancée ou leur bonté malfaisante, n’attendent plus aux abords des palais mycéniens chez Homère comme près d'un château chez Fabrice Du Welz, le retour de leur ancien maître. Ce que flairer veut dire : la sémiotique a évolué chez Fabrice Du Welz, depuis qu’elle se demandait « ce que parler veut dire », il faut saisir là que le cinéaste est passé, côté insistance sur les thèmes qui lui sont chers, genre focalisation, de l’intelligible au sensible, du concept au corps, du logos à la phusis.
Paul Ricœur avait en 2004 médité sur ce même passage homérique, situant la « reconnaissance » par Argos dans la chaîne des reconnaissances dont Ulysse est l’objet, sans exprimer, malgré ses références à la pluralité des verbes grecs utilisés, la qualité particulière de l’épisode canin ; pourtant, il s’agit là d’une étape fondamentale dans le processus par lequel « la situation de méconnaissance se renverse en reconnaissance » (Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, 2004, p. 129). À n’en pas douter, Ricœur se souvenait d’Emmanuel Levinas, qui indirectement dans son bref article « Nom d’un chien ou le droit naturel », intégré à Difficile liberté (1963) en 1976, deuxième édition (car c’était originairement la contribution de Levinas au recueil hommage pour Bram van Velde octogénaire, recueil intitulé, significativement pour un peintre comme pour un chien, Celui qui ne peut se servir des mots), directement et plus amplement dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence en 1990, Levinas, donc, directement et indirectement, en passant par son chien crucial Bobby, en faisait un personnage central. À la différence des geôliers nazis, chez Levinas, le chien reconnaissait l’humain, ou peut-être faut-il dire le flairait, ou encore mieux : les humains traités en non-hommes reconnaissaient en ses jappements et ses aboiements quelque chose qui les faisait se sentir hommes, dans le campement forestier de prisonniers israélites où Levinas se trouvait en captivité durant les années 1940. Fabrice Du Welz s’intéresse autant à cette question de la sensibilité et de l’animalité, de la reconnaissance en l’humain de son identité et de son humanité, de son altérité aussi, à travers, fût-ce par contraste, l’histoire du chien Argos.
Or, cette thématique de la reconnaissance n’est pas sans incidence souterraine sur le point de départ : car c’est en lui que se puise une notion essentielle dans le cinéma de Fabrice Du Welz, la notion d’empêtrement, que je préférerai à celle d'« intrication » ou « enchevêtrement », (ce dernier terme étant utilisé par Ricœur). Et voici derechef l'Ulysse de Fabrice Du Welz, empêtré dans les histoires de Marcel, Gloria, Paul, et de tous les personnages récurrents dans la filmographie de Fabrice Du Welz, à l'instar d'Argos empêtré tout autant dans la reconnaissance d’Ulysse, reconnaissance par lui, le chien, par Euryclée, la nourrice et par Pénélope. Argos chanté par Homère, modèle pour la notion fondamentale de co-empêtrement, qui concerne les humains entre eux, mais aussi chez Fabrice Du Welz la bestialité de l'humanité, la bonté de la malfaisance.
Si le cinéma de Fabrice du Welz présente dès lors un caractère inexorable, c'est que tout y est empêtré, des personnages aux thèmes, ce que médiatise son Ulysse. Ainsi, Gloria Bartel, dans Inexorable, est-elle empêtrée dans une généalogie cinématographique rhizomatique. Elle est la dernière née d'un crime originel commis par Lara (Edith Le Merdy), dans le premier court-métrage de Fabrice Du Welz, Quand on est amoureux, c’est merveilleux (1999). Un premier crime qui va passer ensuite, de personnage en personnage, dans chacun des films de la trilogie des Ardennes de Fabrice Du Welz, pour s'attarder un temps, sans doute, dans Inexorable, pour se perpétuer ailleurs, ce qui fait littéralement éclater la logique de la trilogie ardennaise, produisant un cinéma à-venir, qui ne s’éteindrait jamais.
Ce crime originel, chez Fabrice Du Welz, contamine tout ce qui l’environne, à commencer par l'un de ses premiers personnages, qui reviendra en boucle le long de sa filmographie, son boucher joué par Jackie Berroyer dans ce premier court métrage, personnage lui-même anté/empêtré au Boucher de Claude Chabrol (1969). Un boucher qui, par effet de contagion, se transmuera en un autre personnage récurrent, précisément Paul, Paul Bartel dans le film suivant de Fabrice Du Welz, Calvaire, personnage délirant la mort de sa femme, souillant à son tour l’« innocent » Marc Stevens, joué par Laurent Lucas, qui, gangrené à son tour, deviendra Michel, le personnage criminel de Alleluia (2014), deuxième film de la trilogie des Ardennes, personnage polluant, pour sa part, Gloria (Lola Dueñas), tombée « folle » amoureuse de lui, délire que Gloria, à mi-chemin de la réalité comme du fantasme, ramènera en enfance dans le film suivant, devenant Gloria l’enfant-schizophrène dans Adoration (Fantine Harduin), qui semblait être le dernier film de la trilogie. Un personnage qui s’efforcera de transmuter en grâce au contact de Paul, qui revient une nouvelle fois ici comme il se trouvait déjà dans Vinyan (2008), s'efforçant d'absoudre le crime originel, cet épieu dans le cœur, en remontant à l’impossible origine de ce premier meurtre commis pour être en mesure d’effacer la dette de sang,
Je pensais dès lors, en concluant une analyse précédente sur le cinéma de Fabrice Du Welz (Le cinéma de Fabrice Du Welz au miroir des âmes simples et anéanties), que la trilogie se terminerait ainsi, de façon plus douce, par ce retour à l'enfance dans Adoration, que Fabrice Du Welz déniaise cependant lors d'un spectacle pour enfant organisé à l'occasion de l'anniversaire de Lucie, dans Inexorable. Je n'avais pas encore compris que la trilogie était elle-même empêtrée dans un réseau cinématographique plus vaste : Gloria allait revenir sous les traits de Gloria Bartel dans Inexorable, dont chacun peut apprendre qu'elle est la fille du Paul Bartel de Calvaire. Empêtrement, donc, partout chez Fabrice Du Welz tout comme Gloria Bartel est empêtrée dans cette filiation de la même façon qu'elle empêtre un monde dans Inexorable : tout d'abord en se co-empêtrant avec le chien Ulysse, puis en prenant la place de la servante du château afin de s'occuper seule de Lucie, dont elle devient la « grande sœur » de substitution, pour enfin devenir l'amante de Marcel jusqu'à tous les phagocyter, Jeanne Drahi comprise.
À ce propos, avant la sortie d'Inexorable, dans cette analyse précédente donc, je testais une hypothèse à propos du cinéma de Fabrice Du Welz, où il y était question d'Ulysse. Par nécessité, Il me faut y revenir ici et maintenant, m'autocitant, sans doute, mais pour mieux me contredire, le cinéma de Fabrice Du Welz m'y empêtrant/m'y invitant, une manière pour moi d'être pris dans mes propres tourments.
J'écrivais dans cette analyse que le cinéma de Fabrice Du Welz était traversé par un fantôme, un projet de film, celui de porter à l'écran Les Aventures de Gordon Pym, d'Edgar Allan Poe, ce roman étant le fantôme de tous les films de Fabrice Du Welz, ces spectres qui hantent les personnages de son cinéma, chacun rejouant cette odyssée comme son exil.
J'insistais. À l’instar des aventures de Gordon Pym, le cinéma de Fabrice Du Welz semble en effet s’inscrire dans l’histoire de la littérature, celle des contes compris, histoire sans doute contenue dans la première du genre, l’odyssée d’un individu qui espère, un jour, rentrer chez lui, Ulysse. La plupart des grandes aventures peuvent se laisser penser, implicitement ou explicitement, comme l’histoire de ce retour, dans son pays, dans son enfance (à l’instar de Adoration dont Fabrice Du Welz dit qu’il s’agissait pour lui de revenir à hauteur de l’enfant qu’il avait été), dans ses souvenirs, comme de revenir en soi lorsqu’on en a été chassé. L’exil et le retour rapportés désespérément par celui qui tient à revenir au point qu’il a quitté, ce point qui est ce chez soi dont chacun est toujours l’expulsé chez Fabrice Du Welz. Voyage initiatique que fait également Dante, de cercle en cercle, ce voyage chaque fois plus profond dans l’entonnoir creusé par la chute du corps monstrueux de Lucifer, dans La divine comédie ; ou encore Alice dans son pays des merveilles, Wendy dans Peter Pan, Le Petit Prince comme l’aviateur, tous deux tombés du ciel, l’un de son astéroïde, l’autre de son engin, voulant échapper au piège du désert, tous souhaitent reprendre le chemin de leur « chez eux », leur « nostos », comme Pinocchio s’enfuit pour être mieux rattrapé.
Les personnages de Fabrice Du Welz se rejoueraient-ils dans leur exil le poème de Du Bellay : « Heureux qui comme Ulysse fit un beau voyage... ». Rentrer chez soi fort de découvertes que l’on a faites ? Les personnages de Fabrice Du Welz ont, à l’égard de cette histoire, une particularité : ils ne rentrent pas. Ils ne rentreront jamais. Ou alors, ce sera pour la dernière fois. On a les exils qu’on peut ? Plutôt que de rentrer, les personnages de Fabrice Du Welz vont. Ils avancent irrémédiablement. Ils errent, à l'instar de Gloria dans Inexorable, sans domicile fixe, logée dans un hôtel, parce qu’ils sont, non pas en manque d’habitat mais n’ont plus d’habiter. Alors, ils errent et dans leur errance ont recours aux forêts, qu’il s’agisse des forêts ardennaises, birmanes, où celle d'Inexorable aux abords du château familial où trouve refuge un temps Gloria, la forêt est partout ; ce recours aux forêts dont parlait Heidegger, quête de l’habitation qui n’est jamais rien d’autre qu’une quête de l’être, de s’habiter soi. Précisément, bâtir un chez soi, pour les personnages de Fabrice Du Welz, n’est possible que s’ils habitent un endroit, et non l’inverse. Ils s’efforcent, chacun, de film en film, d’habiter un espace comme un lieu parce que « habiter est la manière dont les mortels sont sur terre » (Heidegger). C’est seulement quand ils peuvent habiter, fût-ce une embarcation fragile comme une barque sur l’eau à la fin de Adoration, comme se promènent encore sur l'eau Gloria, Lucie et le chien Ulysse dans Inexorable, après être passés par tant de lieux de transition (ce curieux hôtel dans Inexorable, fantôme du film Alleluia, qui revient empêtrer le film, éclairé la nuit par des néons rouges tout autant, tenu par ce personnage rémanent chez Fabrice Du Welz, le taulier Jackie Berroyer) que leur pérégrination pourra, peut-être, prendre fin. C’est seulement quand ils pourront habiter qu’ils pourront bâtir, et non le contraire. C’est pourquoi cette quête est éminemment poétique chez Fabrice Du Welz, la poésie étant le rapport fondamental de l’homme au monde (Hölderlin, dont parle tant Heidegger). Les personnage du cinéma de Fabrice Du Welz sont, à cet égard, en recherche d’un « faire habiter », comme quête du « bâtir » par excellence, geste par lequel s’accomplirait « la mesure aménageante de la condition humaine » (Heidegger).
Mais comment s’habiter soi, chez Fabrice Du Welz ? Il faudra errer, il faudra quêter son habiter à l'instar de Gloria Bartel dans Inexorable. C’est ainsi Marc Stevens (Laurent Lucas), qui est sur les routes, chanteur pour vieilles peaux, qui prend la mauvaise sortie d’autoroute pour aboutir à son Calvaire (premier long-métrage, en 2005, premier des trois films de la trilogie dite des Ardennes). C’est Michel (Laurent Lucas), dans Alleluia, accompagné de Gloria (Lola Dueñas), qui vont là où leurs forfaits comme leur amour délirant les porte (2014, deuxième film de la trilogie des Ardennes). C’est encore le jeune Paul (Thomas Gioria), dans Adoration, qui s’enfuit, avec Gloria, qui y est internée, de l’hôpital psychiatrique où sa mère travaille (2020, troisième film de la trilogie des Ardennes). C’est aussi Janet Behlmer (Emmanuelle Béart) et Paul (Rufus Sewell) son mari qui, délogés, loin de chez eux, par la force des choses, se retrouvent en Thaïlande puis dans la jungle birmane à la recherche de leur fils perdu lors du Tsunami. C'est enfin, donc, Gloria dans Inexorable, personnage sur la (dé-)route, qui vient retrouver celui avec lequel (Marcel) sa mère aurait eu une relation adultérine, qui avait alors quitté son père Paul Bartel dans Calvaire. Sa mère suicidée, Marcel l'écrivain utilisera les lettres d'amour qu'elle lui envoyait en forme de suppliques pour écrire son best-seller, Inexorable. Où tout est encore empêtré : l’œuvre, la vie, ce que Jeanne, la femme de Marcel envisage au contraire comme une trahison, lorsqu'elle découvre que son écrivain de mari n'a été qu'un imposteur, incapable de s'empêtrer elle-même dans ce récit.
Comment comprendre cette pérégrination ? Il faut sans doute prêter oreille à ce que Fabrice Du Welz dit de cette errance. Son cinéma serait proprement à la recherche de : « [...] cette espèce de combat entre l’immanent et le transcendant, qui [...] irrigue souvent mes films. Ce qui m’intéresse, c’est de fouiller dans cette intersection un peu malade, trouble, ambiguë [...] »
Deux chemins, donc, ce que j'écrivais dans cette précédente analyse, en apparence contradictoires, seraient empruntés par ces personnages durant leur quête. Un premier chemin les conduirait, tout d’abord, dans une quête transcendante, celui de l’amour, une quête d’un amour absolu, pur et relevé de toute forme de conflictualité, un canto, chant d’amour spirituel, dont chacun des titres de la trilogie des Ardennes serait une évocation tout comme celui d'Inexorable, qu'il faudrait pouvoir aussi entendre en son sens liturgique : qui est insensible aux prières, au sens où nul ne saurait se soustraire de cette fatalité qui vient par l'effet de Gloria. Un second chemin les porterait à l'immanence, ce lieu d'où la conflictualité ne pourrait plus être évacuée, constitué de la somme des désirs et pulsions de chacun.
En somme, le cinéma de Fabrice Du Welz se trouverait en un lieu impossible, au point de jonction de deux chemins inconciliables, la quête d’une transcendance contrariée par des amours immanents, tout comme Gloria Bartel espérerait follement devenir la mère (de Lucie) comme l'amante (de Marcel). C’est à l’impossible de ce chemin qu’elle s’essaie, espérant son épiphanie, atteindre la grâce d'une façon singulière : être dans le monde contre tout le monde espérant qu'à force d'être tout contre le monde l’aimera. Un habiter difficile, pris par des vents sans cesse contraires, immanent et transcendant à la fois. Dans cette visée, par une élection massive et indivise, sans jamais distribuer bons comme mauvais points, refusant de distinguer le bien du mal, Fabrice Du Welz montre une nouvelle fois dans Inexorable comment depuis le noir l’obscurité de Gloria produit sa propre lumière, comment l’impureté, depuis l’impureté et jamais depuis l’extérieur peut atteindre à la pureté.
Inexorable est-il, dès lors, une nouvelle fois, un film pessimiste, comme l’était Calvaire, ce qu’en disait la critique majoritairement à sa sortie ? Il s’agirait plutôt de voir Inexorable comme un cinéma à la recherche d’une bonté malfaisante ou plutôt d’une malfaisance bienveillante, caractérisée par le personnage de Gloria. Inexorable illustre ainsi la poétique de Fabrice Du Welz, alliage fait du matériau brut et impur de l’immanence (désirs/pulsions de chacun des personnages) et de celui, pur, d’une transcendance (en un appel à l’élévation des corps comme de l’âme), transcendance sectionnée à l’artère par l’immanence. En effet, Inexorable raconte l’histoire de deux folies bijectives, celles de Gloria comme de Marcel, s’entretenant mutuellement, deux appétits insatiables, deux immanences, qui, par effet de déplacements, silencieux mais tectoniques, vont s’efforcer de se transcender : deux personnages qui ne sont ni immoraux ni amoraux mais éminemment moraux (éthique, dit plutôt Fabrice Du Welz, dans la perspective de Spinoza), au sens où ils sont à eux-mêmes prescripteurs de leur propre loi comme de leur propre sens de l’honneur.
Gloria est ainsi le point nodal de cette quête, un personnage interstitiel, immanent et transcendant à la fois, qui ne cesse d’errer de film en film. Gloria apparaît d'abord en personnage de femme disparue, décédée dans Calvaire (au ciel, transcendantalement présente dans l'esprit de Paul Bartel, donc immanentisée) ; en femme transie d’amour dans Alleluia, puis hallucinée dans Adoration, se croyant persécutée, en quête d’attention et d’amour, autant dans Inexorable. Gloria ou la part manquante du cinéma de Fabrice Du Welz, sa déclaration d’amour faite au cinéma comme aux femmes qui l’obsèdent, Inexorable qui ne pouvait se terminer, ce faisant, que sous la forme de la tragédie, reprenant la ritournelle d'Alleluia, comme si de la tragédie n’en demeurait plus que le chœur, chanson envoûtante d’un amour fou, qui dit aussi dans Inexorable « l’étendue de notre amour, infini », contre ceux qui n’en sont pas ou plus capables, parce qu’« ils n’ont plus de rêves, ils sont seuls, ils sont dans la nuit ».
Immanente et transcendante, Gloria , à l’instar des autres personnages de Fabrice Du Welz, a finalement une dimension christique, qui pose une question reprise par Fabrice Du Welz dans tout son cinéma, qui est, au fond, la seule question qui puisse donner sens et direction à l’existence : faut-il choisir la mort ou la vie ? Tous les personnages de Fabrice Du Welz, dans ses films, incarnent cette question dans leurs rapports humains et mettent en crise ceux qui les rencontrent comme le fait Mychkine dans l'Idiot de Dostoïevski, leur double nature, immanente et transcendante, corps constitué et constituant, double nature de corps constitué-constituant, le leur permettant. Une question existentielle, de l’absurde comme du sens, qui, sondant les reins comme le cœur des individus, révèlent qu’ils n’ont rien de plus profond à offrir aux autres que le gouffre qu’ils portent en eux.
À ce propos, dans cette précédente analyse, je testais une autre hypothèse, cette incarnation christique des personnages Du Welzien paraissant mettre en scène une représentation du Christ bien particulière, celle du Fol-en-Christ, personnage opérant comme révélateur, en négatif, des attributs comme des qualités de chacun. En effet, Gloria, dans Inexorable, ne paraît démente que pour dénoncer la démence du monde, singe la possession de l’avoir comme de l’être pour débusquer le(ur) démon, feint la débauche pour sauver les dépravés. Ce Fol-en-Christ, par ailleurs, comme les nombreux personnages de Fabrice Du Welz, n’a pas d’habitat, il est un sans domicile fixe parce qu’en quête d’un habiter d’où déloger la médiocrité des hommes. Le Fol-en-Christ est leur envers : il erre, pauvre sans doute mais libre, le mors aux dents, témoignant du scandale et la folie de la Croix, pratiquant jusqu’à l’aporie la radicalité du message christique comme remise en question du monde, en éprouvant dans son corps, par son corps, contre le monde et son ordre, la haine profonde que le monde porte au message christique. Les personnages de Fabrice Du Welz, par leurs travers, leurs crimes, leurs obscénités, qui sont autant de blasphèmes et de sacrilèges, dénoncent inlassablement la perversité comme le mensonge du monde, ses puissances de domination. Réelle ou simulée, cette folie, parce qu’elle est d’inspiration céleste, les autorise à dire sa vérité au monde, inspiration qui les font échapper au jugement du monde, créant et recréant sans cesse leur propre ordre moral, parce que, à l’instar du Christ, possèdent-ils, du moins sont-ils en quête de cette double nature d’être à la fois dans le monde et hors du monde, immanent et transcendant, réel et fantasmé.
D'Inexorable, comme du cinéma de Fabrice Du Welz, semble finalement se dégager une cosmogonie. Ses personnages semblent jetés dans le monde comme autant d’atomes divisés initialement par une volonté divine. Tous sont en effet projetés dans toutes les directions de l’espace comme ils sont sans cesse en mouvement. Chacun, dans sa quête comme son errance (au plan immanent) n’aspirerait plus dès lors qu’à retourner à l’unité originelle (au plan transcendant), mais une aspiration qui serait contrecarrée, d’une part par la force d’expansion originellement imprimée à chacun d’entre eux pour se répandre dans le monde, mus par leurs désirs comme leurs fantasmes, mais mouvement qui irait s’épuisant comme Gloria s’époumone à la fin d'Inexorable, une fois Marcel assassiné, baignant dans son sang ; et d’autre part par l’énergie de chacun, positive ou négative, qui agit dans les films comme force répulsive, empêchant les individus de s’agréger définitivement les uns aux autres : Gloria et Marcel, enfin réunis en fin de film/séparés à jamais. Inexorable serait encore la somme de ces énergies, une tension permanente entre des forces centrifuges et centripètes, entre la pesanteur de ses énergies, leur masse qui fait poids et écrase les destins, entre l’attraction qui émane des corps et la répulsion qui provient de l’âme, Inexorable devenant le théâtre d’une expérience existentielle où chacun affronte cet inévitable balancement et se l’impose sans réserves : comme une voile soumise à deux vents contraires, chacun doit servir deux maîtres à la fois, celui qui pousse vers l’épreuve du voyage et celui qui enchaîne aux mirages du retour. Précisément, Gloria se trouve prise dans l’étau de l’immanence et de la transcendance, au point de jonction de l’âme et du corps, coincée dans son purgatoire, prise entre ces deux forces contradictoires, entre celle qui émane de l’âme, qui la pousse à se laisser aller à rejoindre l’unité originelle de la matière (exprimée par l'assassinat de Marcel, la possession de son corps), celle du corps aussi qui la pousse à préserver son existence comme son identité contre le monde entier, fût-ce au prix du sang.
Voici donc à quel point je me suis trouvé empêtré dans mes propres hypothèses comme dans Inexorable, le regardant. Ce que j'ai manqué, toutefois, lorsque je terminais ma précédente analyse à propos du cinéma de Fabrice Du Welz, était de considérer, pour y avoir été faussement conduit, que la trilogie des Ardennes se clôturerait avec Adoration. À l'inverse, tout compénétré qu'il est, Inexorable fait éclater ce cadre, ou ce qui s'appelle trilogie ouvre bien plus qu'il termine aux dimensions d'un cinéma qui ne se réduit pas à une filmographie, qui serait la somme de tous les films de Fabrice Du Welz, mais d'un seul film choralien dans lequel tout et tous seraient empêtrés les uns avec les autres/dans les autres/contre les autres. Un film jamais abouti, somme non-définie de Gloria, en quête d'un visage de ce qui n’a pas de visage à force d'en avoir tant, l’homme devant sa débâcle.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Fabrice Du Welz
- David Fonseca, « Fabrice Du Welz : Le cinéma au miroir des âmes simples et anéanties », Le Rayon Vert, 15 février 2021.
- Thibaut Grégoire, « Adoration de Fabrice du Welz : L'envol de l'amour sauvage », Le Rayon Vert, 25 janvier 2020.
- Guillaume Richard, Thibaut Grégoire « Contaminations spirituelles : Entretien avec Fabrice Du Welz », Le Rayon Vert, 13 avril 2017.