« In Water » de Hong Sang-soo : Seul sur la plage le jour
Le flou est une composante de tous les films d'Hong Sang-soo. Il est introduit par l'alcool qui va réorganiser l'existence des personnages ou, inversement, ceux-ci ne savent pas toujours où ils vont, le flou enrobant leur vie et l'alcool vient y apporter un peu de clarté. Le flou a ainsi toujours circulé dans les deux sens, avec les joies et les peines qui l'accompagnent. Celui que matérialise le cinéaste dans In Water n'est au fond que l'expression imagée traduisant la solitude, la mélancolie et la volonté d'en finir d'un jeune cinéaste tournant son film testamentaire.
« In Water », un film d'Hong Sang-soo (2023)
Chaque nouveau film de Hong Sang-soo, on le sait, ouvre une nouvelle parenthèse dans une œuvre foisonnante qui alterne différentes tonalités, aussi bien dans son agencement de l'espace et du temps que dans la manière dont le cinéaste raconte sa vie et celle des autres entre passion, joie, ivresse, nostalgie ou mélancolie. Si chaque film constitue une parenthèse, littéralement, c'est parce qu'il s'oppose souvent au film précédent dont il se détache tout en ouvrant une nouvelle ligne qui mobilise des affects antérieurs. Alors que De nos jours... était plutôt un film joyeux et paisible, In Water, réalisé lui aussi en 2023, figure parmi les films les plus mélancoliques du cinéaste puisque la mort semble attendre Seoung-mo (Shin Suk-Ho) à la fin du film, lui qui aura révélé au préalable à son actrice et son cadreur son spleen d'être vivant et sa profonde souffrance que la mer semble appeler au bout d'un cheminent qui ne trouvera pas de salut. La grande spécificité technique d'In Water est qu'il est majoritairement flou, ce qui peut évidemment agacer comme fasciner si on considère qu'Hong Sang-soo cherche à traduire la vie intérieure de Seoung-mo dont l'absence d'horizon devait être marquée esthétiquement avant que le spectateur ne découvre ses états d'âme. C'est un peu comme si on regardait ses derniers jours à la façon d'un paysage noyé dans le brouillard, paysage qui ne passera jamais du flou au net car rien dans In Water ne viendra éclairer la solitude et la mélancolie de Seoung-mo, pas même le soju (chose rare), la possibilité de recommencer une nouvelle vie sur l'île de Jeju (le cinéaste n'a pas assez d'argent) ou le soleil qui réchauffe du vent marin.
Seoung-mo, un jeune acteur comme il en compte tant dans la filmographie d'Hong Sang-soo, se rend sur l'île de Jeju pour tourner un court-métrage. Accompagné d'un cadreur expérimenté, Sang-guk (Ha Seong-guk), et de Nam-hee, une jeune actrice (Kim Seung-yun), il investit son argent personnel dans ce projet qui reste bien mystérieux pour ses deux camarades qui commencent à s'inquiéter de ne pas avoir de scénario pour tourner. Seoung-mo erre sur l'île, parfois seul, parfois avec eux, il s'arrête longuement à certains endroits, notamment sur la plage, comme s'il devait se mettre à l'écoute de quelque chose. Mais de quoi ? Que cherche-t-il à filmer ? Il finit par aller parler à une femme qui ramasse des déchets sur la plage. Celle-ci semble surprise par ses questions et son étonnement quant à sa démarche qui détonne par rapport au côté touristique de l'île. Cette rencontre sera le déclencheur du film que Seoung-mo va tourner, ainsi qu'un coup de téléphone qu'il va passer à un ancien amour (dont la voix sera celle de Kim Min-hee) pour lui demander s'il peut utiliser une chanson qu'il a composée pour elle. Un lien secret unit-il les deux femmes ? On ne le saura jamais. Seoung-mo va reproduire la scène de la « nettoyeuse » avec Nam-hee, puis il la suivra sur la plage avant de se diriger seul et accompagné par son morceau vers la mer, dans l'ultime plan du film en train d'être tourné qui est aussi le dernier de In Water. Il s'enfonce toujours plus loin jusqu'à disparaître, sans que cela ne provoque de réaction de la part de son équipe. Tout au long des deux films, Seoung-mo aura erré seul sur la plage le jour. S'il a besoin d'autant de temps, qui est certes relativement court (In Water s'étend sur plus ou moins une semaine), c'est parce qu'il ne sait pas encore comment l'île va venir faire ressortir sa mélancolie et s'accorder esthétiquement à son brouillard intérieur. Les forces de la mer semblent l'appeler quand il est sur la plage ou sur les falaises. C'est aussi la chanson et l'appel passé à un ancien amour, qui semble plutôt indifférent à lui, qui décideront du caractère mortuaire et posthume du film qu'il va laisser derrière lui.
Hong Sang-soo a-t-il jamais été aussi loin dans sa relation avec la mort que dans In Water ? Sa mélancolie est terrible et sans retour. Comme tous les films du cinéaste, il se construit cailloux après cailloux, avec de petits détails a priori insignifiants, sans qu'on ne voit ici s'ouvrir l'abyme avant les dernières minutes du film. La noirceur n'est même pas comparable à la douce amertume d'autres films récents comme Walk up ou Juste sous vos yeux, ni à l'éclat final de La Romancière, le Film et le Heureux Hasard, qui passe du noir et blanc à la couleur, où le cinéaste déclarait en off son amour pour Kim Min-hee. Dans In Water, la compagne et comédienne fétiche du cinéaste joue l'ancien amour de Seoung-mo. On entendra uniquement sa voix au téléphone. Voilà ce que peut être un monde sans Kim Min-hee : un monde flou, justement, dans lequel plus rien n'animerait un désir de voir si ce n'est la perspective d'une mort imminente. En ce sens, In Water pourrait être l'autre forme de déclaration d'amour d'un cinéaste à sa muse mais sous un mode dépressif, soit l'exact opposé de La Romancière, le Film et le Heureux Hasard. La traditionnelle beuverie au soju n'y changera rien. Plus rien ne peut venir faire basculer la vie de Seoung-mo. Le soju, vecteur de joie, d'ivresse, de libération et d'élans en tous genres, arrive trop tard : il ne peut plus dissiper le monde flou du jeune cinéaste en y substituant ses vérités éphémères qui peuvent provoquer un tournant chez ceux qui le consomment.
D'une certaine manière, on pourrait dire que le flou accompagnait déjà tous les films d'Hong Sang-soo. Il est introduit par l'alcool qui va réorganiser, temporairement ou non, l'existence des personnages. Inversement, ceux-ci ne savent pas toujours où ils vont, le flou enrobe leur vie et l'alcool vient y apporter un peu de clarté. Chez Hong Sang-soo, le flou circule dans les deux sens, avec les joies et les peines qui l'accompagnent. Celui que matérialise le cinéaste dans In Water n'est au fond que l'expression imagée traduisant la solitude, la mélancolie et la volonté d'en finir d'un jeune cinéaste tournant son film testamentaire. Le flou a donc toujours été là. Au départ ou à l'arrivée de chaque film, mais aussi dans son cheminement où la confusion est reine et les cartes du jeu sans cesse redistribuées. Certes, l'utilisation littérale du flou, dans sa forme technique, peut agacer dans In Water car elle a tout de la fausse bonne idée, de celles qui tombent à plat en ne fonctionnant que quelques minutes avant de s'écraser. On voit bien que ce choix formel répond néanmoins à une logique qui traverse toute l’œuvre du cinéaste.
Or, paradoxalement, In Water apparaît aussi comme un film clair où la plupart des incertitudes sont au final aplaties. De la confusion brumeuse de Seoung-mo qui sait qu'il vient sur l'île pour mettre fin à ses jours et signer son œuvre testamentaire, Hong Sang-soo en filme patiemment l'attente et son cheminement au point où il n'y a plus de doute, à la fin du film, sur l'évidence de la mort à venir du jeune cinéaste. Il y aurait ainsi deux formes de regard dans In Water. Un premier, tel que nous l'avons décrit ci-dessus, qui traduit le flou intérieur de Seoung-mo, et un second, beaucoup plus omniscient et « entomologiste », correspondant au regard du cinéaste lui-même, qui regarde frontalement les personnages avec une netteté qui livrera sans aucun obstacle les grands secrets du film, à l'exception de quelques détails (le lien entre les deux femmes ou l'ensemble des histoires affectives de Seoung-mo). À cela s'ajoute encore un emboîtement complexe entre le film qu'on regarde et le film en train de se faire où certains détails circulent sur différents niveaux de sens, allant même jusqu'à convoquer une parabole critique (inoffensive) sur la société de consommation. In Water fonctionne néanmoins d'abord au niveau intime comme un récit profondément mélancolique sur un homme qui pense ne pas être destiné à vivre et qui, après être revenu d'un amour impossible, livre son testament sur une plage en souvenir de la femme qu'il a aimée.