« Juste sous vos yeux » de Hong Sang-soo : Alcool, élixir de vérité rêvée
Formant une sorte de diptyque avec Introduction, Juste sous vos yeux met en évidence le rôle de l’alcool comme déclencheur narratif et comme révélateur de secrets dans le cinéma de Hong Sang-soo. Il établit également un lien entre la figure de l’alcool et celle du rêve, l’un étant ici la condition de l’autre, idée que développe et pousse encore plus loin Introduction. Donnant l’impression d’une boucle temporelle faisant du surplace, Juste sous vos yeux révèle en réalité beaucoup de secrets, tout en en gardant quelques autres bien cachés.
« Juste sous vos yeux », un film de Hong Sang-soo (2021)
Dire que l’alcool occupe une place importante, voire prépondérante, dans le cinéma de Hong Sang-soo revient presque aujourd’hui à enfoncer une porte ouverte. À chaque nouveau film du cinéaste, l’amateur se plaira à attendre la fameuse scène de repas et/ou de « soûlographie » qui ne manquera presque jamais à l’appel. Mais si le rôle et la récurrence des scènes d’alcool sont devenus des tartes à la crème thématiques lorsque l’on se met à vouloir aborder ou résumer pour une raison ou pour une autre le travail de Hong Sang-soo, les deux derniers films en date du cinéaste (avant La Romancière, présenté en février 2022 à la Berlinale) donnent l’un comme l’autre à l’alcool et à la scène qui l’utilise une fonctionnalité bien précise et en fait à la fois un déclic narratif et un déclencheur d’épiphanie. Dans Juste sous vos yeux comme dans Introduction, l’alcool intervient dans la seconde moitié du film et est lié dans les deux cas à la révélation d’une vérité et/ou à une prise de conscience pour le personnage – et, indirectement, pour le spectateur. Il est également lié, dans les deux cas, à un rêve, qu’il soit montré ou non à l’écran, qu’il soit seulement évoqué ou bel et bien éprouvé par le personnage et le spectateur.
-> Lire le texte sur Introduction
De rêve, il en est bel et bien question dans Juste sous vos yeux, mais il est présent par le dialogue et sous plusieurs occurrences. Dans la première partie du film, Sangok, une ancienne actrice ayant abandonné sa carrière plusieurs années auparavant pour aller habiter aux Etats-Unis, passe un début de journée avec sa sœur Jeongok, chez qui elle est en visite et dort sur le canapé du salon. Après avoir épié sa sœur en train de dormir, Sangok va se promener avec elle dans un parc. Dans le flux de la discussion, Jeongok évoque un rêve qu’elle a fait durant la nuit et qu’elle voudrait raconter, mais dit ne pas pouvoir le faire avant une certaine heure de la journée. Alors que ce rêve sera encore évoqué plusieurs fois plus tard dans le film, il ne sera jamais raconté puisque, une fois la fameuse heure dépassée, l’occasion de le faire ne sera plus là, ou l’on n’y pensera plus. Placés dans l’expectative de la narration d’un rêve qui n’arrivera jamais, le personnage de Sangok ainsi que le spectateur verront leurs attentes déjouées par l’arrivée intempestive d’un autre rêve, lui aussi raconté, par un autre personnage et dans un tout autre contexte, avec d’autres implications, dans la seconde partie du film.
Lors de cette seconde partie, Sangok rencontre, lors de ce qui est censé être un déjeuner d’affaire, un réalisateur qui veut lui proposer un rôle. Alors que Sangok et le réalisateur boivent plus qu’ils ne mangent, Sangok finit par dire au réalisateur qu’elle ne pourra pas accepter le rôle qu’il lui propose car, le tournage étant trop éloigné dans le temps, elle ne pourra pas y participer pour une simple et bonne raison : elle est mourante et ne sera probablement plus en vie à ce moment-là. Cette révélation bouleverse le réalisateur qui, aidé par l’alcool, se met à faire des déclarations sentimentales à Sangok, et lui fait une promesse qui – on le verra – ne pourra pas être tenue. Le réalisateur propose à Sangok de partir avec elle dès le lendemain en voyage pour tourner un court métrage ensemble, lequel serait donc le dernier film – fatalement – de l’actrice. Cette promesse faite sous les effets de l’alcool s’accompagne également d’une promesse sexuelle puisque l’homme – marié – se révèle très sensible au charme de Sangok, ce qu’elle lui rend bien. Les deux continuent de « rêver » à leur collaboration future – et aux nuits qu’ils partageront – toujours sous les effluves de l’alcool, avant d’être ramenés chacun de leur côté par l’assistant du réalisateur. Ce qui aura été projeté entre les deux convives durant leur conversation alcoolisée apparaîtra bel et bien a posteriori comme un rêve irréalisable, quand, au réveil – en forme de gueule de bois, on s’en doute –, Sangok recevra un message vocal du réalisateur lui confirmant ce dont il fallait se douter : la promesse formulée la veille était bien un rêve dit tout haut sous l’influence de l’alcool, mais devra rester un rêve. Frappée sans doute par le caractère prévisible de ce message une fois les effluves de l’alcool estompées, Sangok est prise d’un fou rire.
L’alcool, dans Juste sous vos yeux, aura agi comme un révélateur, comme un élixir de vérité, mais également comme une parenthèse, rêvée, dont le réveil abrupt de Sangok marque la fin et le retour à la normale, en quelque sorte. Durant cette parenthèse, Sangok aura révélé son secret, lequel est également le secret du film remettant en perspective tout ce qui précédait cette révélation. Celle-ci confère en effet une autre signification, donne un sens ou brouille les pistes, à ce qui se sera précédemment déroulé. Une rencontre fortuite dans le parc avec une « fan » se souvenant de Sangok dans un téléfilm et témoignant son admiration alors que l’actrice n’en est plus une depuis des années, le retour aux sources de Sangok dans la maison de son enfance comme un pèlerinage sur les lieux de son passé, ou encore la tache sur ses vêtements obligeant Sangok à faire un détour avant sa rencontre avec le réalisateur, tout prend une dimension étrange, voire poétique après-coup, comme si la révélation de ce secret donnait de l’ampleur et de l’importance à des petits détails, à des choses qui paraissaient avant insignifiantes. Une question se pose également a posteriori, et le film n’y répond d’ailleurs pas vraiment : est-ce que la sœur de Sangok – ainsi que son neveu, croisé en coup de vent – est au courant de la maladie de sa sœur ?
Le film s’articule donc autour d’une – grosse – révélation, faite par l’entremise de l’alcool, et fait ainsi du dévoilement d’un secret son enjeu principal mais laisse paradoxalement une – grosse – question en suspens, gardant en son sein, bien au chaud, un autre secret. La fin du film, à partir du réveil de Sangok et de son fou rire, donne une impression de boucle au film, lequel s’ouvrait déjà par Sangok au réveil sur son canapé. Comme au début, Sangok va au chevet de sa sœur et la regarde dormir. Et, malgré tout ce qu’il a révélé, sa parenthèse alcoolisée et son secret dévoilé, le film se termine ainsi sur une impression de surplace. Mais Juste sous vos yeux aura fait bien plus que du surplace car, en tournant sur lui-même, et par l’entremise de son « rêve » éthylique, il aura révélé bien des choses tout en les maintenant dans une bulle temporelle incertaine et en conservant plus d’un secret, dont celui du rêve de Jeongok, toujours pas raconté.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Hong Sang-soo
- Découvrez notre cycle de textes consacré au cinéaste coréen.
- Thibaut Grégoire, « Introduction de Hong Sang-soo : Des vertus curatives du rêve éthylique », Le Rayon Vert, 7 février 2022.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « La Femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo : Femmes entre elles (et puis l’homme entra) », Le Rayon Vert, 25 octobre 2020.
- Thibaut Grégoire, « Hotel by the River de Hong Sang-soo : Mystères et Rêves autour du Labyrinthe-Hôtel », Le Rayon Vert, 28 janvier 2019.
- Guillaume Richard, « Un jour avec, un jour sans : Rêverie d'Hong Sang-Soo », Le Rayon Vert, 23 mars 2016.