« Hitcher » de Robert Harmon : L'homme de main de l'Amérique
Selon de nombreux commentateurs, à l'heure des présidentielles, deux Amériques irréconciliables s'affronteraient, celle de Donald Trump, nostalgique de l'hooverisme viriliste, celle de Joe Biden, prompte à rekennedyser les États-Unis, une manière gauche de vivre. Une grille de lecture souvent utilisée par la critique cinématographique elle-même. En 1986, Hitcher, qui vient de ressortir en salles, l'invalide. Il n'y a jamais eu deux Amériques, mais une seule, née d'un crime initial, que son homme de main est venu solder définitivement dans le film pour dire que l'Amérique n'a jamais rien eu d'autre en partage que ce seul patrimoine commun : sa violence constitutive.
« Hitcher », un film de Robert Harmon (1986)
Au bout de combien de rêves chante-t-on la vie ? Au bout de combien de rêves change-t-on un pays ? En 1986, l'Amérique a des vertiges. Prise de convulsions, elle ne se soigne pas. Atteinte de chimérique, elle en fait le diagnostic dans un film, Hitcher. Insuccès critique à sa sortie, passé sous le manteau de la vidéo qui lui fera son habit du dimanche – un culte –, le long-métrage, effet boomerang, nous revient aujourd'hui à la figure, en pleine présidentielle américaine, lors d'une ressortie récente en salles qui ne serait pas nécessairement innocente. Rien n'aurait changé : réalisé par Robert Harmon, Hitcher remettrait en débat les deux visages de l'Amérique avant qu'ils se départagent dans les urnes : la beauté inquiétante de Rutger Hauer (John Ryder), son âge d'homme mûr à peine sorti de La Chair et le Sang de Paul Verhoeven (1985), face à celle du si mignonnet héros du film, le fiancé de l'Amérique, C. Thomas Howell (Jim Halsey), Ponyboy d'Outsiders, vu trois ans auparavant chez Coppola (1983).
Deux visages, le bon, la brute, pour deux Amériques truandes qui seraient inconciliables selon la critique (Jean-Baptiste Thoret, pour exemple) : celle des années 50, viriliste, hooverienne, force du passé entée sur la tradition d'un Ouest mythifié à restaurer contre celle de sa jeunesse arc-boutée sur l'idéologie des années 60, kennedyenne, force du progrès et du renouveau résolument tournée vers l'avenir. L'hooverienne, l'Amérique de John, aurait l'autorité pour base, assoirait un équilibre politique sur une hiérarchie sociale dont Hoover voulait préserver la colonne vertébrale intacte en la nettoyant des petits blancs (chrétiens) comme de la masse des Noirs autant que de ses sympathisants de gauche dans son fichier du COINTELPRO. Elle construirait une cité où la suprématie des dirigeants l'emporte sur l'indépendance des subordonnés, où les droits du peuple américain ne seraient mentionnés qu'après ses devoirs, où la discipline passerait avant la liberté. La kennedyenne, basée sur l'égalité et la liberté, voudrait restituer à chaque citoyen américain sa part de souveraineté, affirmerait ses droits plus que ses devoirs, dresserait les anciens subordonnés contre leurs maîtres. L'Amérique de Jim Biden face au colosse érodé John Trump.
L'éphèbe Jim, force de résurrection, longiligne, obusien, bolide prêt à ensemencer la Terre sainte américaine, se déplacera ainsi en véhicule dans Hitcher quand Rutger Hauer alias John Ryder, homme délabré qui a perdu toute force motrice – sa moto chez Dennis Hopper –, arrêté dans son histoire, corps massif, minéral, être tellurique, à pied, fera de l'auto-stop. Une Amérique stationnaire symbolisée par John qui entend non pas reprendre le train en marche mais ses commandes versus l'Amérique de Jim qui croit encore à la combustion de ses pas, gagnée à la logique des grands espaces. John versus Jim, un combat aux accents mi-acronomysants mi-commerciaux made in USA. Mais dans Hitcher, Robert Harmon fait mentir la critique. L'Amérique n'a jamais eu deux sens de circulation. Sa freeway a toujours été à sens unique. Il n'y a jamais eu deux Amériques, dont les cartes seraient encore à rebattre à l'heure des présidentielles, une Amérique trumpiste 50's contre celle de Joe Biden 60's. Il n'y a jamais eu qu'une seule Amérique, Janus, un seul visage comportant la moitié d'un traître. Dans Hitcher, l'Amérique a toujours eu la beauté avilie, d'emblée, aussitôt née. Elle aura beau se relever, se résurrecter, renaître de ses cendres, éructer que l'on peut toujours se refaire comme un mythe à force de se répéter de bouche en bouche pour se faire sa vérité – logique de reborn again –, elle ne redressera jamais aucun tort, ne relèvera que des morts.
L'histoire. En plein désert texan, dans une Amérique reaganienne où les hommes se cherchent les repères, Jim Halsey reprend la route de l'Ouest. Un portrait en fond de salle d'interrogatoire de police montrera plus tard son président, flouté, pour un pays qui a des égarements comme Jim somnole au volant. Adonis version US, teenager absolu, Jim a quitté ses terres natales en crise, inhospitalières et automobilières – celles de Chicago –, pour rejoindre Phébus, le soleil de la Californie, tournesol orienté vers son zénith. Il doit y convoyer un véhicule, le déposer à son propriétaire. Et tandis qu'il roule sur une route déserte encore à conquérir, de nuit, s'endormant au risque de l'accident, il décide de prendre un auto-stoppeur comme surgi de nulle part, John Ryder, dont la nature n'aura très tôt plus rien d'Easy : John, psychopathe patenté, lui fera endosser bientôt chacun de ses crimes. Autant de cadavres qu'il lui faut faire remonter des sols déserts de l'Amérique, pour les rappeler à Jim, l'homme sans passé, tourné vers les cieux radieux de l'avenir. Une anamnèse afin que nul n'oublie combien la « destinée manifeste » des premiers colons a été un massacre manifeste, des bisons d'abord pour imposer le train de vie capitaliste, ses chemins de fer, sa logique de boucherie.
Quand la critique cinématographique ne cesse pas d'avoir également pour boussole le vraisemblable pour délivrer ses bons points, Hitcher ne s'en embarrasse pas. Sa structure narrative et scénaristique est aussi improbable que son rocambolesque. Tout y tient du surnaturel extravagant. Et pourtant, cet invraisemblable fait vérité sur l'Amérique.
Pour la dire, Hitcher procède paradoxalement. Il est un film à retardement. Plutôt, un film en retard qui reviendrait remettre les pendules à l'heure. Il surgit des années 70 en pleine mi-temps du superbowl, quand l'industrie US a décidé de prendre sa revanche tout le long des années 80 sur le cinéma défaitiste du Nouvel Hollywood, l'harki américain. Sans doute le film est-il sorti également plus tardivement que prévu, pour avoir trop tôt ingurgité Duel de Spielberg en 71 comme le premier Mad Max de Miller en 79. Les similitudes sont nombreuses, notamment avec Duel. Hitcher pose la même question : comment l'homme veut redevenir l'homme qu'il n'est plus, le cow-boy des premiers temps (désert texan, logique du convoi, duel à l'arme à feu) ? Mais Hitcher ne s'embarrasse d'aucun suspense contrairement à Duel. La chose est devenue impossible parce que la nouvelle société américaine est une société en fuite de soi, consumériste jusqu'à la dépravation pour conduire l'homme à une fin qui ne peut mener qu'à la découverte d'une violence interne qui le détruira en fin de parcours. Ne reste plus à cette Amérique qu'une pulsion de mort en guise de signe de vie – son reste indien –, portée par Rutger Hauer, qui veut mourir, qui l'exige dès les premières minutes du film, John demandant à Jim de l'arrêter, qui ne le fera pas. Mais si l'Amérique de John veut mourir, avant de disparaître, elle veut encore léguer à la jeunesse de Jim la seule chose qu'elle ait en partage avec elle : sa violence constitutive.
En effet, tout ce qui fait autrement socle que la violence aux États-Unis est descellé du cadre. Les grands espaces sont contaminés, la voiture ne permettant plus de gagner de nouveaux territoires mais de les souiller par sa vitesse omniprésente et omnivore. Hitcher est lui-même mis en scène comme il est scénarisé à partir de cette logique de diligence westernienne commuée en véhicules de toutes sortes. Série B, le film ne s'embarrasse d'aucune psychologie, déblaie le terrain de prolégomènes : au bout de quatre minutes, John s'attaque au chevalier blanc. Or, si l’histoire se déroule si vite dans Hitcher, c’est-à-dire sans accrocs majeurs, c’est parce que tout y est dépossédé de présence. L'Amérique n'y est qu'un vaste peuple de zombies dont il s'agit pour John de blanchir les os de tous ses apparats. De nombreux signes distinctifs de l'american way of life parsèment le film : une paire de Nike aux pieds ailés du héros Jim qui, curieusement, se commute en cours de film (d'abord une paire bleue, basse, type running, parce qu'il faut aller vite, puis blanche, montante, quand Jim se retrouve sans véhicule, parce qu'il faudra bien continuer à marcher) ; un hamburger préparé par la serveuse Jennifer Jason Leigh, kidnappée par notre héros, qui finira écartelée entre deux camions, car quelle masculinité choisir au fond dans une Amérique qui n'a plus de fond ? La société de consommation, incarnée par une famille en voyage, dont les enfants ont des mitraillettes au poing en guise de jouets ; les pompes à essence, pour une région pétrolifère qui a fait la fortune de Dallas et consorts, kärcherisées au feu...
Hitcher serait-il donc nostalgique de l'Amérique des Grands Hommes, pré-étatique, celle du western classique de type masculiniste, servie par son chevalier John (Ryder) Wayne ? Paradoxalement, l'intelligence du cinéaste est d'utiliser la masculinité de Rutger Hauer pour l'hypersexualiser jusqu'à transmuer le duel entre le héros et le méchant en une relation hautement homo-érotique, faite de regards appuyés, de frottements, jusqu'à une scène finale de crachat au visage, jet d'un liquide humoral à valeur spermatique. Rutger Hauer, l'ange blond déchu, a en effet une surmasculinité déjouée, le sourire enjôleur du charmeur. Mais le sourire n'a jamais été un argument. Il y a aussi le sourire des Têtes-de-mort. Le ressentiment d'une Amérique qui sourit en trucidant.
En vérité, Hitcher liquide toute idée préconçue à propos de l'Amérique et fait de ses restes l'objet de combustion de son film comme des véhicules de ses protagonistes. L'Amérique n'est plus qu'une vaste route qui ne mène nulle part, sauf à tourner en boucle comme la plaçait déjà sur cet orbite Point limite zéro de Richard Sarafian, en 1971, une toupie géante qui n'a jamais eu d'autres frontières qu'à se situer dans la région humide du mixte, une interzone fantastique envisagée dans le film, continuée aujourd'hui par It Follows et Under the Silver Lake de David Robert Mitchell, avec ce côté lynchien, moins baroque, sans doute, mais une zone d'échange qui fait de l'Amérique un territoire où naissent les mythes autant qu'il est hanté par les spectres. Ainsi, la police ne connaît pas le nom de l'auto-stoppeur tout comme le héros a perdu sa carte d'identité comme son permis de conduire. L'Amérique désaffiliée n'a plus d'autre identité que cet héritage porté par Rutger Hauer, sa violence inhérente, congénitalement née sur un sol hors-champ dans Hitcher, un désert débarrassé de ses peaux-rouges dont il n'aurait conservé que l'odeur couleur sang. L'Amérique a un seul patrimoine commun, une fois dépouillée de ses colifichets (l'argent, le pétrole, la voiture, etc.) : sa brutalité constituée en force vive, des étoiles sur son drapeau, l'histoire de types mis à terre/en terre, KO. Et si Rutger Hauer se fait plomber en fin de film par le si doux et affectueux héros, nul happy end en guise de récompense. La mission est réussie pour le salaud de l'Amérique. Le héros Jim a désormais les mains salies. Ne reste plus que le mal, seule figure à laquelle le spectateur puisse s'identifier, puisque tout le reste du champ, sur lequel se clôt le film, est désertique.
Dans Le Voyeur, de Michael Powell, film matriciel des « héros » psychopathes, de Schizophrenia au Silence des agneaux en passant par Henry : Portrait of a Killer, un tueur en série filmait ses meurtres. Dans Hitcher, le tueur ne filme plus. Il est le seul film qui reste de l'Amérique. La toile s'est déchirée. Le toit du monde effondré. Reste le plat d'une route, un sol blanchi de ses rêves devenus rouge-sang, plumé l'Indien, un territoire que le crime est venu ensabler. L'Amérique ne connaît donc pas de trouble de l'humeur. Elle n'a jamais été bipolaire. Elle est un problème sans nœud propre, un enchevêtrement dépourvu de centre, une patrie parricide où les enfants, répétant un crime initial, le reconduisent en permanence. Hitcher met en scène le bouleversement du quotidien d'un héros, bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente jusqu'au dénouement qui n'en triomphera pas. L'aventure de Jim, à travers ce voyage dans son véhicule, était censée exalter l'instant aux dépens de l'ennuyeuse continuité de la durée ; elle jouait la vie et la mort tout de suite, pour échapper à la mort qui l'attendait, cependant, déjà au loin.
Mais au lieu de (re-)naître de la mort du méchant, l'Amérique de Jim avorte de son hypertrophie, vendue au reste du monde en guise de marchandises. L'Amérique est donc bien faite de cette pulsion de mort, qu'elle enjolive. « D'où venez-vous ? », demande l'inspecteur à John : « De Disneyland ». L'Amérique d'Hitcher est toute contenue dans cette réponse faite par Rutger Hauer. Son système, disait Baudrillard, est celui de la distraction généralisée, en flux tendu et continu. Un spectacle offert gratuitement à tous ceux qui ne s'y trouvent pas, pour leur faire croire qu'ils sont dans la vraie vie. Hitcher lève le voile. Ce système voudrait faire croire qu’il y a d’un côté Disneyland, où s’exercerait la part maudite de chacun, ses refoulés du jour, et de l’autre la réalité industrieuse, les gens sérieux, responsables, qui vont au chagrin chaque matin. Et qu’une fois purgé à Disneyland, à dire bonjour à Mickey et faire le malin sur grand huit, chacun retournerait à la normalité. Mais la dimension enfantine n’est pas uniquement concentrée à l’intérieur de Disneyland. Disneyland a été créé en contrechamp de la réalité pour faire croire que la réalité n’est pas elle-même Disneyland. Disneyland est l'Amérique dans Hitcher, un hôpital psychiatrique à ciel ouvert, créé afin de délimiter le contour d’un endroit de manière à mettre à distance l’idée que le lieu dans lequel chacun se trouve n’est pas celui-là. Mais Disneyland est partout. Disneyland est chez vous, dit Hitcher. Vous craignez l'enfer ? Mais ce ne sont pas les flammes du film qui vous tueront. Leur force invisible, monoxydée, c'est l'air que vous respirez encore quiétemment dans les bras de Minnie. Souriez, vous êtes pris en photo en train de crever !
Voici donc le plus terrible, délivré par le film, se terminant dans un désert : nul ne peut même plus croire qu’il existe des énergies subversives. Car le système récupère toujours les énergies contestataires. Pire : plus il est contesté, plus cette contestation l'affirme et le révèle dans sa présence. S'opposer, c'est lui donner forme et consistance. Comment donc s’opposer à Disneyland si Disneyland est partout, sans avoir à attendre Matrix pour obtenir réponse ? Il n'y a plus de dedans ni de dehors, il n’y a plus de centre ni de circonférence, un désert permanent. Aucune limite n’est assignable à Disneyland. Il est partout. En réseau. Sous forme réticulaire que parcourt sans cesse Jim. Et plus il veut en attaquer le centre, plus il l’agrandit.
Hitcher filme alors une Amérique comme une prison à ciel ouvert où il s'agirait d'enfermer chacun. À l’hystérie que sécrète le resserrement de l’espace dans Hitcher répond progressivement l’effacement de l'humanité de son héros, qui au fur et à mesure du film devient lui-même toxique, incarnation d'un mal originaire qui ne cesse de circuler entre les individus. Pour contenir cette énergie, paradoxalement, à situer son intrigue dans un désert, le film produit un effet de resserrement. Les lieux apparaissent de plus en plus petits afin de créer un site fait sur mesure pour des types schizophréniques. Un endroit où chacun y solde sa dette énergétique au prix de sa déshumanisation. L'Amérique a fait de sa conquête de l'Ouest son mantra pour aller explorer tous les espaces. Erreur de perspective. Un trop plein d’énergie conduit toujours à l’asphyxie lorsqu'elle est comprimée. Le rétrécissement progressif de l'espace dans Hitcher est le corollaire de l’augmentation de la pression énergétique dans le corps de son héros. Mais on ne contient pas un désert dans une bouteille. Autant d’énergie comprimée ne pouvait le rendre qu'à la force de la fission.
Comprimer les sentiments, comprimer l'espace, comprimer son corps, comprimer ses paroles pour un individu qui ne sera plus qu'action (Jim tuera John), c'était communiquer l'imminence d'une explosion. La prison s'est délocalisée. Elle se trouve partout. Au pas près, sur ce chemin que Jim emprunte. Dans une circularité qui anéantit toute forme de progression. Jim continue de marcher, une fois défait de son véhicule initial, en emprunte d'autres, croyant qu'il se rendra quelque part, à bon port, à destination, en Californie. Il se déplace pour ne pas s’enkyster. Mais il ne fait qu’aller dans une trajectoire sans fin, mouvement perpétuel qui absorbe l’origine et le terme de chaque espace parcouru. La Californie est son désert, une carte postale logée dans un véhicule chez Michael Mann. Le point qu'il croit viser, toujours, se dérobe, jusqu'à n'être plus figuré que par la balle qu'il tirera. Une illusion que seule la mort dissipera. Un espace qui, à force d’être re-parcouru, devient inconsistant dans Hitcher, malgré tous ses déserts. N’ayant d’autre réalité que celle d’un mirage inventé par le temps que le film a laissé à Jim pour faire oublier à celui qui avance qu’il ne fait que reculer.
Jim refait le même trajet, invariablement, sans plus qu’aucune contrainte n'ait besoin de s’exercer sur lui. Dans un endroit qui s'appelle l'Amérique où il y bégaie chaque jour sa liberté. Un pays qui a géométrisé à ce point son espace comme son mental que la ligne n’est plus promesse d’horizon ou de territoire à conquérir, mais élément d’une structure quadrillée et carcérale à l’air libre. Qui a opéré le revoltage tous azimuts de ses énergies à plat. Prendre la route, chaque jour, ce n’est pas aller de l’avant ni même fuir dans Hitcher. C’est toujours se faire rattraper par la violence des origines. Le retour aux sources et le futur n’auront pas lieu. Vivre sa disparition au présent, voilà ce que l'Amérique promet à Jim. Il est dans un pays de nulle part, égaré dans un monde qui a la consistance d'un fantasme. Comment peut-il se passer quelque chose dans un pays de nulle part ? Et pourtant Jim continue, dans la boucle de sa vie, chaque matin, midi et soir, à refaire le même trajet dans Hitcher. Comme s'il voulait rattraper son double : John. L’absorber. Résorber sa schize. Mais tout lui échappe, tout le temps. Si seulement il pouvait attraper une minute que l'intrigue du film ne lui laisse pas, il la transformerait en nœud coulant. En attendant, il s'éloigne comme va le courant. Sans direction ni sens.
Petite tâche noire engloutie dans l’immensité minérale du désert, Jim espère rejouer la chanson de geste de la liberté américaine mais réalise in fine que le recroquevillement de la carte, pour faire sans cesse le même parcours, anéantit ses conditions de possibilité. Il continue d’avancer, mais l’essentiel est dans le rétroviseur. Il ne converge plus vers un point identifié mais diverge à partir d’un centre absent. Il ne se ressemble plus. Il dissemble. La tête sans cesse prise dans la veille, il n'est déjà plus qu'un souvenir. Il accélère à l'abîme. De la cendre en divague qui agite son ombre : à la fin du film, il n'a plus de corps, celui de John qu'il liquide, sa part maudite. À répéter un crime initial, il n'est plus qu'un brouillard de tics, qui déborde du désert, tous ces tics montés sur pattes, de tressautements qui s'accablent qui font les manèges comme les haut-le-coeur de Disneyland. Une hystérie navrée qui grouille et réclame en permanence une liberté qui, en Amérique, a toujours été condamnée d'avance.