« High Hopes » de Mike Leigh : Noms, Classes, Luttes
Des mondes entiers passent dans les différentes manières d’être appelés, avec ou sans prénom, avec ou sans nom : celui du bourgeois, du marxiste désabusé, de la femme sans qualité, de l'errant. C'est à l'étude de ces noms et de leurs mondes, des classes et les luttes qui s'y dissimulent, que se destine cet article.
« High Hopes » (1988), un film de Mike Leigh
Nous sommes à Londres, quartier de King’s Cross, dans l’Angleterre de Thatcher. Il y a trois couples et leur domicile : des aristocrates, Rupert et Laetitia Boothe-Braine; des bourgeois, Martin et Valérie Burke; des prolétaires, Cyril Bender et Shirley, qui n’a pas de nom. Il y a deux errants : Mrs Bender, une dame âgée qui n’a plus de prénom, mère de Cyril et Valérie, et Wayne, un jeune homme qui n’a pas non plus de nom. Des mondes entiers passent déjà dans les différentes manières d’être appelés, avec ou sans prénom, avec ou sans nom : celui du bourgeois, du marxiste désabusé, de la femme sans qualité, de l'errant. C'est à l'étude de ces noms et de leurs mondes, des classes et des luttes qui s'y dissimulent, que se destine cet article.
Les différents noms de la protection
Dans High Hopes, les noms définissent souvent un type de protection contre la vie. Les individus qui les portent fonctionnent à la manière de clichés vivants que le quotidien doit incessamment vérifier. Monsieur et Madame Boothe-Braine se protègent du monde par la composition d'un cocktail bourgeois fait d’alcool et de culture. Chacun recourt à de puissants anesthésiants : « booze » pour Monsieur, « brain » pour Madame. Monsieur et Madame Burke n’ont pas d’identité propre. Ils s’épuisent dans la formule « aspirer à ». Caricatures ambulantes, ils tendent à singer l'habitus aristocratique – des aristocrates qui de toute façon n’entendent rien à rien comme nous le rappellent Monsieur et Madame Boothe-Braine. Cyril Bender et Shirley n’ont pas encore scellé leur union devant un prêtre. Ils ne pourraient de toute façon pas le faire, quand bien même Shirley — qui n’a pas de nom, est dans l’attente d’un nom, d’un enfant et d’une vie bourgeoise — le voudrait. C’est que Cyril est un marxiste en putréfaction. Il s’épuise dans le non-engagement, le cynisme, le regard noir jeté sur toutes les conduites humaines. Il n’y a plus rien à espérer. Hyperlucide, il sait que « les meilleurs années de la vie arrivent entre 25 et 35 ans » tandis que « le reste n’est que déclin. » Forcément : pour celui qui ne s’est engagé en rien, la posture cynique devient sclérose, auto-destruction, horizon bouché. Voilà pourquoi Shirley n’a ni nom, ni enfant, ni maison.
Cette hiérarchie des noms et des places aurait pu mener à une vaste critique sociale. Mike Leigh aurait alors montré le théâtre des luttes socio-politiques, aurait peut-être même pris parti pour l’un ou l’autre des couples. Mais c’est à leur triste sort que le réalisateur les renvoie tous. Tous un peu les mêmes sous des différences de façade. Du haut au bas de l’échelle socio-économique, chacun a en partage une existence mutilée qui ne parvient plus à habiter un monde. Tout ce qui les distingue ne tient qu'à la couleur de la cage : assurément dorée lorsque l’on s’appelle Boothe-Braine. L’une des affiches du film met en évidence cette ligne fine sur laquelle se tient Mike Leigh : il se tient debout, exactement au point de jonction de deux maisons, différentes et identiques, celles de Monsieur et Madame Boothe-Braine et de Mrs. Bender. Une grande communauté, en négatif.
Deux séries d'événements, faites de différences et de répétitions, témoignent de cette communauté en négatif. Lorsqu’il s’agit de faire l’amour, chacun est renvoyé à l’échec du désir : successivement, nous voyons les trois couples incapables de consommer l’union, de jouer une fois encore à ce jeu-là, quelles que soient les stratégies adoptées par les uns et les autres (les petits jeux sexuels de chacun, selon sa classe, selon ses moyens). Lorsqu’il s’agit d’aider un étranger, chacun répond de manière territoriale, en n’ouvrant la porte de sa cage qu’à la condition de pouvoir rapidement la refermer sur la domesticité du couple : Madame Boothe-Braine, surtout Brain, n’aidera que dans la plus grande difficulté Mrs. Bender qui avait oublié ses clés ; Cyril et Shirley se lasseront bien vite de Wayne qui devient trop collant, vient déstabiliser le petit foyer conjugal fait de répétition et monotonie. Il n’y a donc pas grand chose à attendre de ces différents couples, si ce n'est la répétition de ce qu'ils sont toujours-déjà.
Le (dé)stabilisation des errants
Peut-on espérer quoi que ce soit des errants du film, eux qui semblent échapper aux typologies socio-économiques ? Ceux-ci ont d’abord une fonction de déstabilisation. Ils ne sont pas (ou ne sont plus) en rapport (ou en lutte) avec un système : le capitalisme, Thatcher, tout ce qu’on veut. Ce sont ces errants qui introduisent du désordre dans le cloisonnement social, forcent à toutes les proximités par lesquelles les apparentes différences se fondent, in fine, dans l'inertie de la domesticité. Lorsque Mrs. Bender perd ses clés, c’est la classe moyenne et la classe supérieure qui sont sommées de se rencontrer. Mais chaque représentant de classe pense à ses intérêts égoïstes, et que l’on soit fille de Mrs. Bender ou non, cela ne changera rien à la poursuite de l’intérêt de classe. Toujours se protéger de tout ce qui pourrait arriver.
Outre ces quelques occasions de déstabilisation, toutes manquées, il n'y aura finalement pas non plus grand chose à attendre des errants. L'on ne trouvera pas ici d'éloge de la marginalité. C'est que les errants se protègent également de la vie, certes à leur manière qui n’a rien de commun avec la protection de classe. Wayne n’a pas de nom, Wayne n’a pas de coordonnée, ni sur le front, ni à présenter à qui que ce soit pour être assigné à une place déterminée. Il n’a pas de femme, rien qu’une valise, qui n’est pas même celle du voyageur. Il trouvera bien sa mère, mais elle le rejettera pour un motif absurde : il n’a pas apporté les bonnes tartes. Seule sa bêtise lui permet de se protéger d’un monde qu’il semble ne pas comprendre, qui ne lui fait pas place. Wayne n’a pas de nom. À l’inverse, Mrs. Bender n’a plus qu’un nom. Elle n’est plus que passé sans avenir. Bien que toujours vivante, son nom est déjà gravé sur une pierre tombale. Mrs. Bender est une morte-vivante inoffensive, à qui l’on demande bien pourquoi elle occupe encore une place : lors d'une discussion horriblement drôle, Madame Braine lui reproche son égoïsme, à occuper une si grande maison pour elle, toute seule, hyperbole inversée suggérant que Mrs. Bender occupe encore bien trop de place ! Dans sa maison-mausolée, Mrs. Bender s’est protégée du monde, en y mourant de son vivant, car tout est devenu trop douloureux, là, dehors.
À la belle âme : Mike Leigh le sarcastique
Le spectateur non plus n’est pas épargné par l'humour corrosif de Mike Leigh. Lui aussi se protège, derrière l’écran, confortablement installé dans son petit fauteuil, se rachetant parfois une bonne conscience en regardant en face le triste sort de pauvres hères dans les drames sociaux. Il a une conscience, lui, au moins. Cette bonne conscience sera justement débusquée par Leigh. Il n’hésite pas à montrer la vieille dame martyrisée par les mots de ses enfants. Un grand charivari s'empare de l'intérieur paisible de Mrs. Bender, harcelée par sa fille qui exige d’elle qu’elle joue mieux le rôle de la mère heureuse dans une scène d'anniversaire. Nous qualifions l'anniversaire de Mrs. Bender de "scène à jouer", car peu importe que Mrs. Bender soit effectivement heureuse, il faut juste que les apparences soient sauves, que l’on soit encore protégé de tout ce qui, dans la vie, fait quoi que ce soit, du mal ou du bien. Il faut jouer la bonne famille de bonne classe moyenne, se contempler plus beau qu'on n’est, emporté par le désir d’ascension sociale. À l’inverse, le fils de Mrs. Bender, également empêtré dans ses certitudes — bien qu’opposées à celles de sa sœur, les certitudes d'un nihiliste qui prétend avoir fait le tour de la question humaine — se dresse contre l’hystérie positive de sa sœur.
Glissé entre ces deux certitudes, Mike Leigh filme seulement le regard de Mrs. Bender qui s’abîme dans le vide, tandis qu’autour d’elle se déploient les boucliers des uns et des autres comme autant de coups dans la figure, d’injonctions à paraître ceci ou cela. À ce moment, le spectateur éprouve de la compassion : qu'il est triste, le sort des personnes âgées, dans le monde moderne; comme cette pauvre dame est malmenée par ses proches, comme elle est seule. Effectivement, elle est tout ça, mais l'on apprendra que l’apparence que nous nous étions appropriée, afin de la traduire dans les termes de l’infini désespoir, était en fait le signe d’un tout autre événement dans le cerveau de Mrs. Bender. C’était sa protection — malheureuse — contre la vie trop douloureuse. Mrs. Bender fuit sur place, non pas triste pour le présent, mais à jamais triste pour le passé. Il n’y a plus de présent pour Mrs. Bender. Dès qu’il blesse, elle disparaît sous « une mémoire-protection » qui ressasse la douleur d’un événement passé, peut-être pour ne plus avoir à affronter les douleurs du temps présent, ou, c’est indécidable, parce qu’elle se moque du présent torturé et contradictoire de ses enfants et ne ressasse plus que son vieux passé privé. Protection et fuite privée, comme pour chacun des protagonistes. Le spectateur se voit débusqué dans ses préjugés, un coup dans l’eau, un de plus : il n’y a décidément rien à espérer, pas de quoi se rassurer dans ce monde qui hurle partout, chacun tout seul, loin de toute communauté positive. Sous le titre High Hopes ne résonne plus que le rire sarcastique de Mike Leigh.
Littéralement, pour finir : en haut l'espoir !
Et pourtant, et quand même, comme souvent chez le Leigh des années 80, il y a bien un espoir. Mike Leigh ne se contente pas de rire de nos luttes et différenciations sociales en y faisant saillir une communauté en négatif, une communauté qui repose sur la négation de tout ce qui frappe à la porte de la domesticité, quelle que soit la couleur de la cage et l'appartenance de classe de chacun. Il fait voir un horizon — pas seulement mental ou idéel, mais aussi visuel — d’union entre les hommes. Il vaut ce qu’il vaut, certains le trouveront peut-être réactionnaire ou idéaliste. Il renoue, par-delà des siècles de luttes socio-économiques, avec la contemplation classique : le monde commun est dans la perception commune des objets du monde, tandis que la division reposait sur les préconceptions et préjugés de classe, ou sur les introspections trop privées. C’est à Shirley que l’on doit cette scène, elle qui comme Wayne n'a pas de nom. C’est bien le sans-nom – celui que l'on dit « propre » – qui fait sortir du territoire marqué, approprié, balisé, domestiqué, pour rendre le monde à l’œil naïf, l’œil de l’enfant qui regarde « sur le toit du monde ». Il fallait monter là-haut pour trouver quelque raison d'espérer...
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Sébastien Barbion, « Bleak Moments de Mike Leigh : Habiter le trouble », Le Rayon Vert, 28 janvier 2020.