
« Here » de Robert Zemeckis : La chambre noire de l'Amérique
Le film de Robert Zemeckis, Here, contient tout son programme dans son titre. « Here », ici et maintenant, par son dispositif singulier, entend raconter l'Amérique depuis l'intimité de ceux qui l'ont habité dans le salon d'une maison coloniale. Mais l'histoire est un drame sans unité. Au contraire, Robert Zemeckis, téléologique, entend mettre en ordre les désordres de l'Amérique dans un film qui, à coup de photographies, assassine ses souvenirs.
« Here – Les plus belles années de notre vie », un film de Robert Zemeckis (2024)
Here – Les plus belles années de notre vie, à travers son dispositif singulier, fait la leçon. Il entend montrer, au plan phénoménologique, ce que peut le cinéma lorsqu’il s’abreuve à la source du temps : le fixer pour l’éternité. À travers son dispositif, proche d’une installation d’art contemporain, Robert Zemeckis en tire une œuvre sur le temps qui passe et s’efface, Robin Wright qui perd la mémoire, Tom Hanks en personnage de la souvenance. Œuvre vertigineuse et bouleversante dit une bonne part de la critique, Here voudrait retenir dans son objectif les constantes de la vie/l’amour/la mort perçues dans un unique lieu, au fil du temps, depuis le salon d'une demeure construite à l'aube du XXe siècle sur les anciennes terres du fils illégitime de Benjamin Franklin. Here superpose les époques les unes sur les autres, grâce à des surcadrages – fenêtres sur le passé, depuis les monstres préhistoriques, une simili-Pocahontas, les combats politiques de Benjamin Franklin, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, jusqu'au crime raciste de la police au XXe siècle lors d'une scène relatant « la discussion », « The Talk », ce moment où dans une famille noire un parent expose à son enfant les risques encourus auxquels sont confrontés les afro-américains face à la police. Autant d'histoires sans jamais montrer l'histoire, sauf à s'en rapporter au récit de ceux qui l'ont faite, explicitement ou implicitement, depuis le salon de cette Amérique. L'histoire racontée depuis un anti-rêve gourd.
En personnages pivots du récit de l'Amérique comme de son rêve, Robin Wright et Tom Hanks sont de retour avec une bonne partie de l'équipe de Forrest Gump. Constitués de souvenirs semblables et différents de ce que j'avais conservé d'eux, tantôt rajeunis, tantôt vieillis, Here, à mesure que je le regardais, est devenu le lieu d'une expérience singulière pour le spectateur que je suis. Une sorte de territoire étrange où tout semblait à sa place et sans cesse dérangé, le mobilier en fil rouge du film. Un univers mental où chacun pourrait s'installer pour y projeter son propre film de famille, dans un intérieur qui, pourtant, malgré tout son familier, me devenait de plus en plus extérieur et lointain. Plus le film avançait, plus je me déportais ailleurs. Plus l'entourage familial de Robin Wright et Tom Hanks s'affichait, plus je pensais à ma propre famille, mes beaux-parents venus d'Algérie, leur rapport à la mémoire, plus je m'éloignais de Here. C'est de cet écart dont je voudrais faire part pour qu'il soit possible de comprendre toutes mes réticences à l'égard d'un long-métrage encloqué, aux vies bouffies, des existences grossies dans un film à l'étouffée qui, à trop se remplir de soi, finit par se dévorer faute d’espace. Un film anthropophage qui devient le contraire de ce qu’il célébrait : le lieu d’une non-vie. Autant dire une vie morte. Avec les troupes du vide s'assemblant comme de gros fantômes cotonneux dans un film qui est tout annulation. Et quand bien même la maison Amérique serait peuplée de tant d'histoires différentes qui ont fait son histoire chez Robert Zemeckis, cette histoire est mise en tiroir dans ce film commode, meuble où tout y est à sa place, rangé, plié, où chacun devient le gardien assermenté de sa propre réclusion. Un film sous forme d'opération cadastrale : un bien meuble, qui procure la jouissance de l'usage et la direction de l'histoire. Un film qui, finalement, se dédit. Paradoxalement novateur sur le plan technologique, Here est tout dans le conservatisme, auquel je voudrais répondre par un contre-film.
Les personnages centraux de mon propre film s'appellent Gida et Gidé, la grand-mère et le grand-père en kabyle. Le dispositif de Here serait incapable de les saisir. Il y a pourtant un grand-père dans le film de Robert Zemeckis, qui a fait lui aussi la guerre. Personnage miroir du cinéaste, il est photographe. À travers les grandes occasions de la vie – naissances, anniversaires, mariages... – il prend son entourage en photographie. Tout comme Robert Zemeckis, il veut être celui qui signe le monde, son monde, qui pose sur lui le sceau intangible de son passage. Il veut pouvoir dire : J'ai été là aussi dans cette splendeur pour laquelle je ne suis rien, lorsque vous étiez vivant. J'ai bien fait escale moi aussi dans cet espace et dans ce temps. Quand vous ne serez plus là, aurai-je à cœur de dévisager tout ce passé ? Oui, je présenterai la preuve rassurante que vous avez existé. Que j'existe!
Gidé, dans mon histoire, voudrait bien qu'on lui refasse le portrait aussi. Avoir sa photographie. Depuis l'Algérie, dans les années 60, il veut partir. D'autres l'ont bien fait. Partir, mais où ? Quand on n'a pas idée du chemin, on reste avec sa mauvaise maîtresse. Partir chez l'ennemi, dès lors ? Il y aura toujours une curiosité dans la fascination qu'exerce l'horreur, qu'il s'agit d'aller voir d'un plus près comme la bête, qu'on ne verra finalement jamais dans Here. Alors, ce sera la France pour Gidé. Il y pense depuis le sommet de sa montagne de Kabylie où se trouve son village, Tazekritt. Aller de l'autre côté, l'envers de son monde. L'autre côté, toujours, est une promesse, qui n'existe pas dans Here, sauf en fin de film, quand il est déjà trop tard. Gidé, lui, y jette un coup d’œil comme on jette un filet : pour ancrer la certitude d'aller y voir un jour. Une fois redescendu de la montagne, le serment vit en lui : une part du regard est restée en haut. Un jour, il ira. Il attend. À force d'y penser, il a l'esprit gros, mais il n'en naît jamais rien. Il n'en peut déjà plus. Il veut se refaire le destin. Se coller un timbre sur le dos, se retrouver ailleurs. Mais aura-t-il cette témérité qu'il faut pour partir, comme le fils de Robin Wright et Tom Hanks décide un jour de s'engager dans l'armée, sans jamais que le feu poudroie à l'écran ?
Parfois, Gidé est désespéré. Il ne se croit pas en puissance assez de vie pour un tel voyage. S'il ne part pas, il se le dit, il mourra avant l'heure où il se rendra, et deviendra un ivrogne de rêverie. Ses espérances sont alors comme les flots de la mer promis dans Here, que je n'apercevrai jamais à l'écran ; quand ils se retirent, ils laissent à nu tout un tas de choses nauséabondes, de coquillages infects et de crabes puants, oubliés là, qui se traînent pour rattraper la mer, tout ce qui a disparu de Here. Gidé a des rêves, c'est évident. Mais ces rêves sont comme une eau qui coule, inutile, inconnue, qui n'a pas encore connu son moulin. Le trouvera-t-il jamais ? Pour répondre, il faudra partir. C’est sa propre mère qui l’y encouragera. Malgré la guerre. Malgré la France. Et comme Le voyageur sans bagages d'Anouilh, il se cognera contre tous les murs, ces murs capitonnés qui ne font plus mal dans le film de Robert Zemeckis, dans son univers feutré, ouaté, toutes portes fermées sur l'ailleurs.

Quant à Gida, dans mon propre film, je me demande si elle aurait quitté son village s'il n'y avait pas Gidé, son mari, qui l'attendait en France ? N'aurait-elle pas regretté ses paysages en partant ? Pour répondre à cette question, il faudrait pour Gida assumer la descente, la longue et pénible incursion en soi, la vraie spirale éliminatoire, chemin dantesque inversé, tendu vers la recherche des subtils désaccords qui ne peut s'engager qu'au prix du reniement des paisibles paradis chromos d'en haut, des paysages de Gida où son père a été enseveli un jour par la guerre. Pourtant, dans son Algérie, il n'y a pas qu'elle, son intériorité, le ciel est bien là. Ce « monceau de déserts transparents »(1), ce « ciel bleu d'oeuf »(2) absents du film de Robert Zemeckis, sauf à l'entrevoir par la fenêtre du salon, comme si le monde tout entier s'était fait boule à neige. Alors, le temps béni du bleu, l'aurait-elle regrettée Gida ? Et, une fois partie, serait-elle rentrée chez elle forte de découvertes qu’elle aurait faites ? Mais Gida ne rentrera pas. Elle ne rentrera jamais. Ou alors, ce sera pour la dernière fois. Et puis elle n’aime pas y penser. Elle n’aime pas les souvenirs comme les photographies. Elle se trouve sur l'autre pente que celle de Robert Zemeckis.
Les photographies font partie des choses qu’elle n'aime pas. De ces choses qui sont pourtant très humbles. Elle pourrait dire qu’elle n'aime pas la cruauté des hommes, leur bêtise, mais quand on les a vues si jeune, on en est prémuni pour la vie. Gida n'aime pas les choses qui se situent à hauteur de son visage. Gida n'aime pas les photos. D'aucuns pourraient croire que, n'aimant pas son image, elle les fuit. C'est vrai, quand elle se regarde dans une glace, elle est toujours tentée de l'essuyer. Sa figure semble plus fatiguée, mâchouillée par le temps. Elle vieillit. La chronologie la rattrape. Alors, cette image figée, se voir ineffacée en photographie lui fait penser sans doute à la mort. Mais ce n'est pas cela qui lui répugne au fond. Vanité de la photo plutôt. L'écran réduit le réel à sa valeur euclidienne quand tout y ramène chez Robert Zemeckis. Il tue la substance des choses, en compresse la chair, quand il croit les faire revivre dans Here. La réalité s'écrase contre les écrans. Et Gida sait bien qu'avec le poids des souvenirs qu'elle porte, cela ferait encore plus mal. Et ce qu'un visage envoie d'ions négatifs ou d'invites impalpables, quel appareil pourrait le saisir, sauf à se croire tout-puissant depuis son dispositif ?
Il y a davantage. Une photographie est une pierre tombale. Gida ne veut pas être « prise ». Le fin mot de sa sagesse : elle est insouciante à l'égard de son propre cadavre. Les gens qui sont capables de se désintéresser du devenir de leur propre dépouille sont aussi rares que ceux qui peuvent, en toute indifférence, considérer le volume de chair en lequel ils se transforment, figés dans la lunette un peu trop vulgaire de l'objectif zemeckien : « Ne me prenez pas en photos » veut dire le plus souvent : « Ne me rappelez pas le cadavre que je suis ». Gida, depuis toujours, sur toutes les photos d'elle, la main devant le visage ou bien faisant la grimace à l'objectif, ne laisse rien d'autre à l'appareil que l'apparence excédée de qui consent malgré soi aux manies puériles de son entourage. Il faut alors que le « photographe » la rappelle à l'ordre quand elle voudrait simplement laisser passer le temps sans céder à l'illusion que quelque chose puisse se marquer en lui. Quelle trace la cendre saurait-elle laisser dans la rivière ? Poussière elle retournera poussière.
Pourtant, Gida ne se résoudrait jamais à jeter à la poubelle toutes ces images, même floues, mêmes imparfaites, de qui que ce soit. Une photographie est faite pour se conserver, comme le pense sans doute Robert Zemeckis. La faire disparaître reviendrait à attenter à son essence même ; davantage, à humilier la volonté, non pas de celui qui l'a prise, mais de ceux qui ont posé pour elle. On ne détruit pas davantage la photo d'un individu qu'on ne se résout à l'élimination totale de sa dépouille. Elle se le dit depuis la disparition de son père, emmené un jour par des militaires français, qu'elle ne reverra jamais, dont elle ne possède aucune photographie. Où se trouve l'image de son père disparu sinon avec lui ? Dans la tête de qui sinon la sienne ? Les soldats qui l'ont emmené avec eux s'en souviennent-ils maintenant qu'ils sont peut-être morts ou non ? L'ont-ils regardé dans les yeux à l'instant de le faire disparaître ? A-t-il tourné le visage ? A-t-il baissé la tête ? S'est-il montré droit ? Elle ferme les yeux Gida. Doucement, elle essaie de se photographier un souvenir. Le monde de ses images non prises a grossi dans sa tête avec le temps au même rythme que celui des tombes. Pour les regarder, il lui faudrait aujourd'hui au moins l'ossuaire d'un musée, qu'elle garde depuis son enfance toutes portes fermées.
Contrairement à ce que laisse penser Robert Zemeckis dans Here, la mémoire ne travaille pas à restaurer le passé, mais à le repousser. Elle n'est pas faite d'amour mais d'hostilité la mémoire. Les souvenirs de Gida sont bègues de naissance. Ils se répètent tout le temps dans sa tête. Il faut avoir été sacrément malheureux pour apprendre à ce que personne ne vous manque. À ne jamais regarder en arrière. Gida a le torticolis. Pas besoin de photographies. On ne peut acquérir une langue qu'une fois qu'on a tout chassé. Sinon, on apprend par cœur. On récite. On devient le fanatique de son existence comme chacun dans Here. Gida, elle est de son enfance comme d'un pays. Elle voudrait bien oublier, mais « il y a la queue devant la porte de l'oubli »(3). Tout le monde ne peut pas entrer, alors ça reste ses souvenirs.
Plutôt que de se retrouver en photographie, Gida aurait pu être dans un poème de Rimbaud. Elle a préféré rester parmi les siens. Quelque chose de rimbaldien lui en est pourtant demeurée. Elle n’aime qu’un certain type de transport. Les voyages immobiles. Détisser la nuit. Ce passé, qui revient sans cesse. Aller vers ses souvenirs. La carte de son esprit, qui bat sans cesse une campagne absente de Here sauf à la localiser dans un réduit indien, trace des géométries variables. Pour aller vers ce quelque part enfoui. Son île de nulle part. Son Neverland. Carte impossible à dessiner quand Robert Zemeckis rêve tant à son Amérique de papier. Où se trouve sa première barre en chocolat, ses doigts dans le pot de miel, cette orange volée à un arbre, le rayon du soleil sur son bras, sa robe du vendredi, la dent arrachée – mais laisse-moi faire, tu ne sentiras rien ! – le chaton trouvé près de la remise, le goût de l'eau dans la jarre, ses pieds nus auxquels elle invente des chaussures, sa mère, et lui, son père, qui a disparu ? Sa carte sans territoire, son esprit aux dimensions de l'infini, son coffre à jouets où elle s'amuse avec ses souvenirs. Elle y a joué tant de fois. Parfois, encore aujourd'hui, mal assise à cause de son poids, ses jambes qui la fuient, ce cœur qui fait la Ola, sur son fauteuil, elle entend la rumeur du ressac de ses souvenirs remonter de ce lieu où plus jamais elle n'abordera, là où Robert Zemeckis ne l'attendra pas.
Notes