« Here » de Bas Devos : Dans la soupe, une luciole
Here de Bas Devos nous plonge dans l'immanence de l'ordinaire en offrant une expérience en pointillé de l'état de félicité que l'on peut percevoir à certains moments de notre vie et qui réside dans le présent parfait qui n'a d'autre fin que d'exister.
« Here », un film de Bas Devos (2023)
« Si dans l'ouverture de votre film, il y a une soupe sur le feu, alors il faut absolument que cette soupe soit utilisée dans le courant de votre film. Si la soupe n'est pas destinée à être utilisée, alors elle n'a rien à faire là(1) ». Cette citation-conseil d'à-peu-près Anton Tchekhov est respectée à la perfection par Bas Devos, le réalisateur de Here. Bien sûr, Tchekhov parlait originellement d'un fusil, mais que voulez-vous, si on n'a pas l'intention de faire un film avec des bazookas et des toasters kamikazes, le fusil peut aisément devenir une soupe.
« Precious little »
Au début du film, on voit Stefan ouvrir son frigo et pester contre son contenu. Il s'assoit alors en tailleur et en sort avec application deux céleris verts, quatre ou cinq poivrons rouges, sept carottes. Il vide son frigo car il doit partir le surlendemain en Roumanie pour un mois de vacances. Les légumes, ainsi sauvés d'un avenir pourrissant, finissent dans une casserole d'eau et deviennent soupe. Cette soupe dont Stefan dit d'ailleurs à plusieurs reprises qu'elle n'a rien de spécial, c'est juste une soupe. Et pourtant cette soupe sera le fil rouge de Here et une clef de lecture possible. Une soupe qu'il offre à un ami qui travaille de nuit dans un hôtel. Une soupe qu'il offre à ses compatriotes garagistes qui s'apprêtent à réparer la voiture qui lui servira pour se rendre en Roumanie. Une soupe ordinaire qui ne prend de la valeur que parce qu'elle est offerte, partagée et surtout considérée. Comme chaque plan filmé par Bas Devos.
L'ordinaire transpire de chaque image. Un été ordinaire, avec des gens ordinaires qui prennent le bus de façon ordinaire. C'est là que réside la beauté de ce film délicatement puissant. La soupe, comme les situations auxquelles sont confrontés les protagonistes, autant que les images de la ville offertes au regard du spectateur, n'ont rien de spécial. Mais l'attention donnée par Bas Devos aux choses banales, à l’extrêmement ordinaire, devient contagieuse. Le·la spectateur·rice se prend alors à ressentir les longs plans fixes qui lui sont proposés plus qu'iel ne les analyse, un peu comme lorsque notre regard se perd dans la contemplation d'une chose anodine par un jour de forte fatigue ou de grande détente. La suite de « tableaux en mouvement » proposée par Here est volontairement anti-spectaculaire : une grue de chantier qui balance nonchalamment son paquetage sur fond d'immeubles en construction, des plantes sauvages ballottées par un vent qui se lève, des câbles de voies de chemin de fer dans le petit matin naissant. Et c'est ce qui leur donne leur valeur, ce sont des « rêveries de la vie ordinaire », où l'humain tient le même rang qu'une grue ou un arbre, des contemplations que l'on peut toustes vivre sans jamais prendre d'hélicoptère ou armer un lance-roquettes. C'est le « precious little » donné par Samuel Beckett au soir de sa vie quand on lui demande ce qui a valu la peine d'être vécu. « Précieusement peu ».
Devenir soupe
« Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature, tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie, la cime sacrée, le lieu du calme éternel. »
Friedrich Hölderlin - Hypérion
Et comme il est trop tard pour arrêter de filer la métaphore de la soupe, on va maintenant tenter de définir grossièrement - comment faire autrement - la soupe. Soupe : bouillon liquide où les aliments mis à cuire finissent par former un ensemble homogène, transférant leurs goûts et leur qualité nutritive au bouillon.
Avant de voir apparaître Shuxiu, le second personnage principal de ce film économe en humains, on entend sa voix hors-champ. Elle raconte ce qui semble être un rêve : un jour elle se réveille, et le nom des choses a disparu. Le réveil est bien là sur la table de chevet, mais impossible de le nommer. Une brise fait onduler les rideaux de la fenêtre, et Shuxiu comprend ce qu'elle perçoit mais se retrouve inapte à le qualifier. Le langage humain s'est soudainement évanoui. D'abord prise d'un sentiment de panique, elle finit par se laisser aller et s'abandonner à évoluer dans ce grand flou innommé et innommable, où elle devient une partie du grand tout avec un sentiment de plénitude. Vous commencez à deviner où j'arrive avec mes gros sabots plein de soupe. Cette histoire racontée dans la première partie de Here infuse doucement dans l'esprit et le regard du spectateurice au fur et à mesure qu'iel est exposé aux tableaux vivants, photographies mouvantes que Bas Devos fait durer légèrement plus longtemps qu'attendu. C'est comme si Shuxiu, en perdant le langage, gagne la capacité de se fondre dans l'immanence. Le présent parfait qui n'a d'autre fin que d'exister. Le Here du titre du film ?
Dans cette hypothèse, le nom des choses est ce qui fait barrière à leur compréhension profonde. Le lexique opère une mise à distance de la réalité. L'expérience proposée par Here, n'est-elle pas, pour le spectateur et cellui qu'iel sera en sortant de la salle de cinéma, de faire soupe ? La trivialité d'une telle proposition cache une grande profondeur poétique, qui est celle de la dilution de notre identité dans un impressionnisme vécu. Une sorte de définition en pointillé de l'état de félicité que l'on peut percevoir à certains moments de notre vie, où l'on ne semble plus s'appartenir.
Un trou dans le grillage
« Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. »
Hugo von Hofmannsthal – Lettre de Lord Chandos
Avec Here, Bas Devos signe un grand film sur les interstices, les espaces vides. Une partie du récit se déroule la nuit pendant les insomnies de Stefan, où il erre en ville dans des chemins peu empruntés et presque vidés de présence humaine. Shuxiu, de son côté, étudie les bryophytes, les mousses, qui prolifèrent en ville dans les fractures de trottoir, les fissures du béton et des briques. Un des plans du film met en scène Shuxiu qui marche entre des buildings anonymes, isolée du monde par le casque avec lequel elle écoute de la musique que l'on entendra jamais. Elle regarde le sol et soudainement s’arrête pour s'accroupir et s’intéresser à une mousse qui s'est installée à la jonction de deux plaques de béton. Elle sort un petit canif, sectionne la mousse et la dépose délicatement dans une enveloppe de papier. Véritable métaphore de l'action cinématographique à laquelle se livre le réalisateur.
Dans ce film résolument contemplatif, la ligne diégétique des personnages humains n'est pas dominante. Le récit suit son cours, les personnages se croisent et agissent, mais parallèlement les « choses » acquièrent une importance de personnages, tels que les arbres, les tupperwares ou les chaussures. La barrière qui nous sépare des choses s'estompe peu à peu et nous rend poreux à la contemplation active. Et c'est le sens de la phrase de Stefan lorsqu'il explique à un ami ce qu'il fait de ses balades insomniaques : « Je vois des endroits que je n'ai jamais vu ». En parallèle, à l'autre bout du film, Shuxiu en ayant quadrillé de bois un rocher, se livre à un inventaire détaillé de la population de mousse présente, en les notant sur un carnet et dit à Stefan : « Je vois tout le temps des nouvelles choses. »
Here interroge subtilement notre rapport au monde, à l'ordinaire. Le temps long des plans fixes permet au spectateurice de faire des aller-retour entre le film et son propre vécu. Une scène semble particulièrement éloquente pour résumer Here : Stefan se promène de nuit sur un trottoir dont les côtés sont grillagés et laissent apparaître de la végétation sauvage. Soudain, quelque chose se met à luire dans l'obscurité de la végétation. Stefan, profitant d'un trou dans le grillage, s'engouffre et disparaît dans ce noir complet à la recherche d'une luciole. Une luciole qu'il attrapera précautionneusement dans la paume de sa main et montrera partiellement au spectateur, comme un rappel lumineux que de l'infra-ordinaire à l'extra-ordinaire, il n'y a qu'un pas. Et, lorsque les lumières de la salle de cinéma se rallument, Here nous laisse dans un état de béatitude douce, avec l'appétit de suivre des sentiers qui bifurquent..
Cet essai a été commandé et publié en partenariat avec Fantômas où se trouve la traduction en néerlandais du texte.
Notes