« Haewon et les hommes » de Hong Sang-soo : De la thèse au sentiment
Le malaise et l’angoisse de l’impératif social du mariage en Corée du Sud sont sûrement ce que Hong Sang-soo sait le mieux montrer avec son art. De cette situation singulière, il extrait sa dimension universelle en la représentant toujours dans les complications d’une histoire d’amour. Avec son film Haewon et les hommes, pour restituer le trouble des passions interdites dans une société contraignante, le cinéaste trouve, à partir d’un essai de sociologie, de précieuses idées de cinéma.
« Haewon et les hommes », un film de Hong Sang-soo (2013)
Il y a quelque chose de magique dans la république de Corée du Sud. Un mariage heureux paraît possible à chaque coin de rue, dans chaque rencontre. Dans Haewon et les hommes, des prétendants des plus aimables surgissent devant la jeune étudiante en cinéma, Haewon (Jeong Eun-Chae). Sa mère (Kim Ja-ok) quitte la Corée pour toujours, la laissant seule à son destin, seule dans ses rencontres avec les hommes. Mais elle est amoureuse encore de son professeur (Lee Sun-kyun), déjà marié. Dans le pays où le mariage a l’autorité d’un culte officiel, celui-ci les sépare au lieu de les unir. La contradiction révèle que la coutume est à réinventer. Or, ses formes antiques dominent encore…
Aimer comme un mort
Bien qu’il ne s’agisse que d’une hypothèse, on peut considérer Haewon et les hommes comme une adaptation au cinéma, par le cinéma, d’une certaine situation générale, telle qu’elle est développée dans l’essai de Norbert Elias, La solitude des mourants, à une situation coréenne originale. Le livre lui-même se retrouve dans le film ; Haewon le lit, du moins le feuillette dans la bibliothèque de son université. Elias y constate que nos mourants sont les réprouvés de nos sociétés modernes. Ils sont hideusement seuls au seuil du néant, et la mort n’a pas droit de cité dans le monde des vivants. Ici, le cinéaste adapte, substitue à l’agonie du condamné l’isolement du célibataire. En Corée du Sud, la relation extra-conjugale est l’errance quasi fantomatique d’une dégradation sociale, tandis que le mariage offre seul l’honneur de vivre parmi les vivants. La solitude du mourant devient, dans le pays d’Hong Sang-soo, la solitude de l’amant.
Dire « au revoir » et dire « je t’aime » ont cela de commun qu’il est difficile de le faire. Il faut les mots, et leur juste agencement, pour exprimer ces sentiments fatals. Il y a un concept qui formule ces situations exaspérées où ce qu’on pense reste terriblement indicible ; il est un des concepts clefs de l’essai d’Elias : « la poussée de déformalisation dans laquelle nous nous trouvons, écrit l’auteur, nous rend particulièrement méfiants à l’égard des rituels et des formules établies des générations antérieures. Bien des formules prescrites par la société gardent l’aura des systèmes de domination du passé, on ne peut plus les employer mécaniquement comme le om mani palmé oui des moulins à prières bouddhiques ». Si la déformalisation touche, en premier lieu, aux mots, elle touche aussi aux choses. Ce n’est pas qu’avec les mots qu’on manque de s’exprimer. C’est aussi avec les gestes, les rituels, les mœurs, qu’on est contraint d’acclimater son cœur. La déformalisation atteint toutes les formes dominantes du monde qui l’enveloppent, visibles ou imperceptibles. Alors, le monde ne s’accorde plus aux sentiments et aux désirs. En Corée du Sud, des formes expriment manifestement le mariage. Ces formes sont sociales, monumentales; elles sont visibles dans la réalité, elles font l’image du monde. Dans Haewon et les hommes, Hong Sang-soo s’attache à les décrire. Il s’agit alors de faire éclore à l’image le sentiment trouble d’une déformalisation intériorisée par un esprit sensible. C’est Haewon.
La vie intérieure
Dans Haewon et les hommes, la plupart des scènes semblent être rêvées. On ne sait jamais tout à fait si ce qu’on voit à l’image est à la lumière de l’inconscient, si les choses sont vues ou fantasmées. C’est parce que le film s’attache à représenter les songes d’Haewon, qui s’endort si souvent, sous les dehors les plus réels. Ainsi, le film fonde une réalité symbolique où les apparences se brouillent avec le sens nouveau qu’en donne la subjectivité d’Haewon. Les objets et les lieux qui l’entourent se chargent distinctement d’une symbolique latente, d’une mystérieuse et vague injonction à s’unir pour l’éternité. Des mégots de cigarettes sur le sol signalent l’assiduité d’un homme charmé ; un café devient le sanctuaire des rencontres où défilent des hommes propices avec qui s’unir ; un hôtel douteux vu de l’extérieur ravive le désir de s’attacher à son amant… Cet hôtel est celui de sa première nuit d’amour passée avec son professeur. Elle passe devant et croit l’aimer encore. « Soudain, il m’a manqué » se dit-elle. Dans ce café, où la rencontre avec les prétendants semble fixée, le hasard est aboli et chacune de ces coïncidences deviennent des destins. Ces endroits que fréquentent Haewon sont les lieux d’un rite sacré. On y voit la rencontre amoureuse arrangée comme une cérémonie, ou la relation sexuelle comme la promesse d’une noce.
Ces lieux sont sensiblement sanctuarisés. Chaque apparition à l’image du café et de l’hôtel - mais cela s’applique à tous les décors de Haewon et les hommes - est réglée de la même façon. Les scènes y sont filmées selon un angle unique qui ne change jamais, les mouvements des personnages dans le décor sont pratiquement les mêmes. Cette invariabilité et cette répétition de la mise en scène donnent aux décors la rigueur d’un rituel scrupuleusement, religieusement recommencé, et consacrent à ces espaces une valeur immuable.
Le film donne ainsi, avec l’appareil visuel et rythmique le plus simple, et le plus économique, une forme sensible au sentiment qui occupe entièrement l’esprit et le coeur d’Haewon. Dans cette façon de représenter sa vie subliminale, on voit et on sent comment la contrainte de se marier en Corée du Sud organise un inconscient de la réalité.
Pour entendre les monuments
La sommation au mariage trouve aussi dans Haewon et les hommes sa toute-puissante influence dans l’architecture des monuments inébranlables de l’Histoire. Le film érige ses principaux décors devant les élévations du sanctuaire Sajik et dans l’enceinte du fort Namhan. Les remparts de celui-ci s’élèvent au-dessus de Séoul depuis trois siècles ; les rituels de Sajik ont plus d’un millénaire. Leurs dieux et leurs rites sont pourtant inconnus à Haewon. Ils l’intriguent comme un vestige étrange. Elle ignore comment admirer leur intimidante beauté. Ailleurs, la statue figurant une artiste novatrice du XVIe est un mystère de bronze méconnu ; sur son piédestal, elle ne la reconnaît pas.
Mais ces monuments n’ont pas perdu de leur fonction souveraine. On croirait voir Haewon et son amant envoûtés par le mystère de leurs charmes. C’est l’immense toiture du sanctuaire du fort Namhan qui paraît leur donner l’illusion du bonheur. Ils sont assis sur les marches du temple qui les couronne et s’élève dans leur dos comme pour consacrer leur union. Il veille sur eux d’une majesté embarrassante, d’autant plus que le cadre épouse, et de cette manière amplifie, sa puissante architecture. Il leur fait sentir par son antique beauté - mais chacun d’une façon contraire - que leur situation doit être incorruptible, comme la cérémonie d’un mariage exige d’y donner créance. Ailleurs, dans ces trois scènes devant les autels du Sajik : Haewon accompagnée par sa mère, Haewon retrouvant son amant plein d’espoir, Haewon rencontrant un professeur qui la demande en mariage. Elles sont filmées de la même façon à contraindre le cadre à l’élévation de la clôture flanquée de deux piliers implacables. Dans ce rituel que l’image exécute, elles donnent une voix silencieuse au sanctuaire qui semble entraîner Haewon vers des noces fatales. Ces mystères qui revêtent l’architecture ancienne, Hong Sang-soo semble d’abord les lui donner avec les artifices discrets de sa caméra, par les effets les plus simples mais les plus efficaces du cadre. Simplement, il révèle par le biais des monuments ainsi filmés la situation psychologique des coréens devant la prescription la plus contraignante de leur État. Ainsi, on voit une forme de domination sociale se couvrir de l’aura monumentale de l’architecture. Sa beauté classique garantit au culte coréen du mariage son durable et symbolique attrait.
Par-delà la beauté
Cette beauté classique n’est pas celle qui touche Haewon. L’embarras dans lequel se trouvent les sentiments de cette jeune femme est l’évidence qu’il faut inventer la nouvelle beauté du monde. Par exemple, l’idée conventionnelle de la beauté est montrée distinctement surannée dans le film. Quand l’amant d’Haewon se tient face à un coucher de soleil superbe du haut des remparts du fort dominant Séoul, pleurnichant bassement avec la réplique électronique du second mouvement de la 7ème de Beethoven, on a l’impression d’un décor de théâtre peint. Avec la symphonie romantique pour transfuser le décor ordinaire d’une rupture amoureuse, on sent un sublime, mais il est de synthèse. C’est un Beau dénaturé qui donne à son chagrin une expression surfaite. Et c’est le même qui, sans doute, offre au monde ses belles formes de domination.
Or, le surgissement d’une beauté authentique et nouvelle semble irrésistiblement sapé. Haewon et les hommes nous le montre bien. Quand des camarades de l’université veulent médire de la personne d’Haewon, ils s’attaquent à son apparence pour l’outrager. On dit d’elle qu’elle est métisse, qu’elle n’est pas née en Corée ; c’est une barbare et l’attrait de sa beauté ne serait qu’exotique. Il y a, dès le début, l’idée d’un canon de beauté exclusif. La mère d’Haewon la trouve assez belle pour devenir une mannequin ; elle singe un modèle en en caricaturant les gestes, faisant mine d’arpenter un podium. Ailleurs, la jeune femme voit dans un songe Jane Birkin la visiter, qu’elle trouve, elle et sa fille, comme l’expression de la beauté la plus parfaite… Le canon de beauté des coréens est en grande partie un hybride déduit d’un étrange modèle international. Dans ces beautés artificielles, ou dans la tentative de dénigrer un charme naturel, on voit des formes de la beauté dont l’idée du Beau est absente. Elles sont des séductions, des charmes trompeurs. Comme l’a dit Baudelaire, il faut trouver la beauté inédite et propre à son temps, et dont les formes se modèleraient fraîchement dans les sentiments modernes.
En attendant, dans la béance d’une beauté véritable, Haewon et les hommes arrange une forme positive à un impossible sentiment du Beau ; une beauté qui surgirait de son absence, de sa propre contradiction. Ces mégots jetés sur le bitume, ces cafés, ces bars dépouillés, ces hôtels indésirables, ces promenades aux buts hypothétiques et toutes ces choses éphémères et ingrates du quotidien sont prises dans la composition ordonnancée des images, dans leur assemblage et leur répétition qui, formant à la fin un ordre médité, tend peut-être, quoique provisoirement, vers l’équilibre durable d’un monument absent.