« Hadewijch » de Bruno Dumont : Ce qui n’advient pas
Tout comme le personnage d’Hadewijch, Céline, qui est à la recherche d’une illumination, d’une expression terrestre du divin qui lui permette de comprendre sa propre existence, il aura fallu au spectateur une révélation - ou plutôt une reconnaissance, une familiarité - lors d’une vision récente du film pour lui donner du sens. Reconnaître dans un film un lieu arpenté dans la vie est une de ces trouées permises entre le réel et l'écran, tout comme y voir dans un temps incertain un acteur que l'on sait décédé. C'est une des manifestations du sacré dans le profane que permet le film de Bruno Dumont, quand bien même il deviserait sur l'impossibilité d'une incarnation terrestre de ce fameux sacré, du divin.
« Hadewijch », un film de Bruno Dumont (2009)
Le rapport que l’on peut entretenir avec un film en tant que spectateur peut être fluctuant, au fil des années et des nouveaux visionnages, pour peu que l’on veuille revenir plusieurs fois à ce même film, pour une raison ou une autre. Si mon rapport avec Hadewijch de Bruno Dumont était proche de l'indifférence voire de l'incompréhension, quand j’avais vu le film une ou deux fois au moment de sa sortie, il aura fallu que des pérégrinations de l’ordre de la vie privée et récréative placent sur mon chemin des éléments pour me permettre très récemment de voir le film sous un autre angle. Tout comme le personnage d’Hadewijch, Céline, qui est à la recherche d’une illumination, d’une expression terrestre du divin qui lui permette de décoder sa propre existence, de lui donner un sens, il m'a fallu une révélation - ou plutôt une reconnaissance, une familiarité - lors d’une vision récente du film pour lui donner du sens.
Au début et à la fin d’Hadewijch, Céline se trouve dans un couvent, en tant que novice, tentant de donner du sens et un accomplissement à sa foi. Mais les religieuses qui l’entourent ne comprennent pas les attitudes de la jeune femme, laquelle semble surjouer sa foi, caricaturant des poses de religieuse illuminée. Transcendée par cette foi trop lourde, trop envahissante, Céline en deviendrait théâtrale, jusqu'à mettre en avant sa propre personnalité, à se mettre en scène alors qu'elle devrait justement adopter une posture d’humilité. Céline force le trait, effectivement. On le ressent dans ses prières, elle recherche une révélation mais ne la trouve pas, ce qui la plonge dans la souffrance puisqu’elle attend que cette révélation donne un sens à sa vie. Renvoyée dans le monde par la mère supérieure, pour tenter d’y déceler une forme de sacré qu’elle n’aura pas éprouvée entre les murs du couvent, Céline s’y raccrochera aux premiers « chocs » venus, aux premières sensations fortes, à l’image de ces zigzags en mobylette au coeur de Paris, échappant de peu à des accidents et des blessures voire à la mort. Mais elle se raccrochera surtout à un prêcheur islamiste qui la conduira à participer à un attentat dans le métro parisien.
Bruno Dumont le dit en interview (1), le tournage d'Hadewijch a été pour lui assez dichotomique, idéal lors des parties à l'intérieur et autour du couvent, difficile lors de la longue partie parisienne - c’était la première fois qu’il s’aventurait dans la capitale pour la filmer - qui constitue tout de même le coeur narratif du film. Et il se trouve que la partie « couvent » fut pour moi également celle qui me permit de comprendre le film très récemment. Dès les premières minutes du film, lors de son visionnage il y a quelques semaines de cela, je me rendis compte que je connaissais les lieux de tournage du couvent, que je les avais arpentés plusieurs fois ces derniers mois. Il s’agit des intérieurs et des abords de l’Hôpital Notre-dame à la Rose, à Lessines, ville du Hainaut que la vie m’a fait fréquenter ces deux dernières années. Des impératifs de tournage ont contraint Bruno Dumont à scinder le volet « couvent » en deux parties également, puisqu’il voulait initialement filmer à l'Abbaye Sainte-Marie du Mont des Cats - qui se trouve à Godewaersvelde dans le Nord de la France -, endroit dont il n’a reçu les autorisations que pour en filmer les extérieurs. La découverte de l’Hôpital Notre-Dame fut cependant un bienfait puisque, le lieu étant en travaux au moment du tournage, cela lui évita de devoir y importer les décors d’un chantier de travaux, puisque cet élément était présent dès l’écriture de son scénario.
En tant que spectateur, la reconnaissance de lieux connus, récemment arpentés, me permit donc de saisir quelque chose du film que je n’avais pas forcément compris lors des visions précédentes. Tout comme Céline, je n’avais moi-même rien éprouvé en me promenant dans les mêmes lieux, dans les couloirs aérés du cloître et dans le petit jardin botanique aux abords du bâtiment, théâtre des rencontre entre Céline et David, le jeune ouvrier du chantier, prisonnier en permission. N’étant pas croyant, le fait que je n’éprouve pas le sacré en me promenant dans ces lieux n’a en soit rien d’étrange, même s’il m’est néanmoins déjà arrivé d’éprouver une émotion dans des lieux dits sacrés. Mais cette émotion ressentie, puisqu’elle peut également être éprouvée dans des lieux dits « profanes » n’a probablement rien à voir avec le fait qu’elle advienne dans une église, un couvent ou autre. Et c’est précisément ce que le film articule, le discours qu'il déploie entre les lignes.
Dans la deuxième partie d'Hadewijch, lorsque Céline rencontre Yassine puis son frère Nassir, celui-ci, en analysant des sourates du Coran, devise notamment sur le visible et l’invisible, sur le pari du croyant de déceler quelque chose là où il n’y a a priori rien à voir. Et la quête de Céline, celle de trouver une incarnation terrestre et visible du divin, de l’invisible, apparait alors comme inepte, comme vaine. Le pari du film de Bruno Dumont, doublant celle du croyant, serait donc de filmer l’invisible et de tenter d’y approcher le sacré. Mais au fond, et lorsque l’on est plus ou moins familier avec la pensée de Dumont, le résultat de cette tentative ne peut être que l’absence. Le sacré ne peut en aucun cas être visible, il ne peut avoir d’incarnation que dans des choses qui ne seraient pas palpables et, quoi qu'il arrive, dans le profane. Selon Dumont, Céline ne peut trouver le sacré dans des lieux dédiés à cet effet. Elle le trouvera dans des lieux, des éléments voire dans des êtres « profanes ». Ce n’est pas en Nassir, ce prêcheur prétendument éclairé, qu’elle trouvera l’incarnation du Messie. Elle pourrait le trouver éventuellement en Yassine, sans doute le personnage le plus « raisonnable » du film, pour qui l’invisibilité du sacré va de soi, est une évidence qui n’a pas besoin d’être remise en question. Mais c’est au final dans un autre personnage, et à un moment inattendu, parce qu’indéterminé dans le temps, que cette apparition du sacré dans le profane adviendra.
Tout au long du film, Bruno Dumont met en scène une dichotomie voire une opposition entre deux personnages, deux « quêtes » parallèles, celle de Céline et celle de David, ce jeune prisonnier ouvrier. Lors de la première scène de prière montrée par le film, Céline est dans sa cellule de religieuse, agenouillée devant son lit et les mains rassemblées, tandis que l’on voit par la fenêtre le travail en train de se faire, du matériel de chantier transporté par la grue. Il y a déjà là un contrepoint qui est apporté à une recherche du sacré dans le mysticisme par la réalité la plus quotidienne, la plus profane, mais dans laquelle peut potentiellement affleurer, si tant est que l’on veuille bien s’y attarder, une manifestation du sacré. Plus tard, lorsque Céline sera « dans le monde », c’est à dire à Paris, toujours à la recherche de ce fameux « sacré », on verra David retourner à la prison, donc également dans une cellule, puis y vivre au quotidien. Dumont montre Céline et David évoluer dans leurs environnements respectifs, arpentant des lieux parfois similaires, dont cette fameuse cellule, celle du couvent ou celle de la prison, comme pour mettre en évidence que le réel de l’un est semblable - ou pour le moins parallèle - à celui de l'autre, quand bien même l’une serait dans la recherche constante de l’extraordinaire là ou l’autre se contenterait de l’ordinaire. Mais la grâce peut à tout moment provenir à un endroit ou à un autre, dans le réel de l’un ou l’autre de ces deux personnages.
Dans la toute dernière partie d'Hadewijch, Céline, après avoir participé avec Nassir à un attentat dans le métro parisien, se retrouve par le montage et/ou par l’ellipse, propulsée à nouveau entre les murs du couvent - dans l’enceinte de l’hôpital Notre Dame à la Rose à Lessines, donc. Tel que l’on a pu comprendre cet attentat visuellement, par ce que l’agencement des plans en a laissé entrevoir, il s’agissait très probablement d’un attentat suicide. Il est donc d’autant plus étonnant de retrouver Céline saine et sauve dans un endroit qu’elle avait préalablement quitté pour ne pas y retourner(2). Cet épilogue au couvent se situe donc dans une temporalité ambigüe, dans un instant incertain, le spectateur ne pouvant pas savoir s’il a véritablement lieu après l’attentat, s’il s’agit d’un flashback, ou encore s’il se situe dans un espace-temps encore plus flou, de l’ordre de la vision ou de la projection de l’esprit, un « après » qui replongerait Céline dans des lieux connus mais symbolisant une forme de « paradis » ou de « limbes ». Dans ce passage comme d'ailleurs dans toute la première partie se déroulant également au couvent et à ses abords, Bruno Dumont recrée aussi, par l’art du plan et du montage, une géographie « irréelle », propre au film, mais qui acquiert néanmoins sa propre réalité. Je sais en tant que spectateur ayant reconnu à l’écran des lieux arpentés dans la vraie vie, que les intérieurs et les extérieurs du couvent d'Hadewijch ne sont pas attenants dans la réalité, et donc que cette géographie spatiale est uniquement, et exclusivement celle du film. Cette dimension irréelle d’un endroit recréé par l’emboîtement de plusieurs lieux distincts renvoie lui aussi à une manifestation du sacré dans le profane, puisqu’il fait naître un nouveau lieu, une nouvelle géographie, renvoyant potentiellement à une spatio-temporalité métaphysique, celle des limbes, de l’après.
Toujours est-il que Céline y retrouve David, d’abord lors d’une pluie torrentielle qui les fait se réfugier sous le même abris, en compagnie d’une soeur. Puis lorsque Céline, désespérée de n’avoir toujours pas éprouvé le sacré lors d’une ultime prière au pied d’une église, décide de se jeter dans une étendue d’eau pour y sombrer, elle est tirée de là par David dans les bras duquel elle se blotti, amenant en guise de révélation finale une grande figure emblématique du cinéma de Bruno Dumont : l’étreinte. Le visage de l’acteur David Dewaele clôt donc plus ou moins Hadewijch et ce personnage représentant le profane, le quotidien, le réel, devient pour Céline, l’incarnation terrestre du sacré qu’elle aura recherché tout au long du film. C’est bel et bien dans le terrestre, dans le terrien, qu’aura lieu la révélation, même si ce terrestre est brouillé non seulement par le fait qu’il se situe peut-être dans les limbes, mais aussi par celui que Céline et David sont à ce moment là toujours plongés dans l’eau. Le profane brouille le sacré et l’eau brouille les croyances de Céline, dans un premier temps lors de cette pluie torrentielle qui l’a fait se rapprocher du corps torse-nu de David dans un lieu exigu, puis lors de cette étreinte prolongée .
L’émotion qui naît aujourd’hui de la vision d’Hadewijch, au-delà de l’histoire du spectateur ayant arpenté des lieux du film, ayant reconnu des bouts de sa vie, de sa réalité, au sein d’une oeuvre de fiction - donc encore une histoire de révélation, de brouillage entre la vie et l'écran, entre le sacré et le profane -, naît aussi a posteriori d'un autre événement advenu dans le réel, à savoir la mort du comédien David Dewaele. Après sa participation à Hadewijch, Dewaele - qui était déjà du casting de Flandres - a encore participé à un autre film de Bruno Dumont puisqu’il était le personnage principal d'Hors Satan, cet espèce de rebouteux mystique dont on ne savait trop - comme pour la plupart des personnages de Dumont - s’il représentait le bien ou le mal, un ange ou un démon. Son rôle dans Hors Satan a terminé de lui conférer une aura mystique, métaphysique, déjà bien présente dans Hadewijch et son final. Mais à la vision d’Hadewijch aujourd’hui se mêlent donc cette aura conférée à l’acteur par le film suivant et la conscience que celui-ci est décédé, qu’il est donc lui-aussi dans une autre temporalité rendue possible par le film et par le cinéma en générale, cette trouée dans le temps que l’on ne peut éprouver que par cette expérience profane de voir un film, expérience profane dans laquelle n’importe quel spectateur peut à un moment ou à un autre, de manière imprévisible et fluctuante, éprouver du sacré. Ce ressenti se situe dès lors à l’extérieur du film lui-même, tout comme peut l’être celui d’un spectateur qui reconnait à l’écran des lieux et des instants de sa propre vie. Il s’agit là aussi d’une trouée, d’un passage creusé entre le film et le réel.
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Notes