« Grass » de Hong Sang-soo : Le temps d'un instantané
De toutes les variations temporelles et formelles du cinéma de Hong Sang-Soo, celle de Grass se rapproche peut-être le plus du souvenir compris comme un instantané. D'une ombre se reflétant sur un mur aux trois photographies des lieux vidés de ses personnages à la fin du film, c'est donc aussi de l'effacement dont il est question. Grass montre ainsi des lieux où le temps passe comme partout. Un café, une rue, des milliers de vies de passage, et quelques instantanés qui restent.
« Grass », un film de Hong Sang-Soo (2018)
De toutes les variations temporelles et formelles du cinéma de Hong Sang-Soo, celle de Grass se rapproche peut-être le plus du souvenir compris comme un instantané. Qu'est-ce qu'un instantané ? Un moment fixe que la mémoire sélectionne dans le temps qui s'écoule et s'oublie : un souvenir, une trace arrachée au mouvement irréversible de nos vies. Et que sont nos souvenirs si ce n'est, généralement, une suite d'instantanés qui se mettent, parfois, en mouvement ? Ces instantanés peuvent aussi renvoyer à la manière dont les lieux et l'espace s'offrent au monde. Ici un café, comme dans beaucoup de films de Hong Sang-soo, qui accueille, un jour comme un autre, le passage de la vie en mouvement pour en garder temporairement la mémoire. Ces grandes questions ontologiques (que nous aborderons très en surface) sont posées par Hong Sang-soo à la fin du film qui se clôt par trois photographies — respectivement de l'entrée du café, d'une vue extérieure de celui-ci et de la rue. Celles-ci entérinent le projet de Grass : essayer de se rapprocher le plus près possible de la forme d'un souvenir lié à la fois à la subjectivité des personnages et des spectateurs, mais aussi à l'espace lui-même, tel qu'il existe, objectivement, comme lieu de passage. Bien évidemment, le cinéma offre aux spectateurs des souvenirs et une expérience du temps, mais Hong Sang-Soo, avec Grass, semble vouloir inclure le processus de transformation du temps en souvenir, en instantané, à l'intérieur même de son film.
Pour réaliser cette ambition, le cinéaste situe Grass dans un espace-temps très restreint. L'action se déroule d'abord dans un café où une jeune apprentie romancière (Kim Min-hee) écoute les histoires de trois binômes qui ont chacun leurs problèmes. Elle quitte ensuite le café pour retrouver son frère et sa future femme dans un petit restaurant situé quelques ruelles plus loin, avant de revenir au café et se mêler aux autres personnages qui ont pendant ce temps-là sympathisé. À plusieurs reprises, ils trinquent "par une nuit d'automne", l'action s'écoule donc sur quelques heures, probablement de la fin de l'après-midi jusqu'au milieu de la soirée. Cette impression de compression de l'espace-temps est renforcée dans Grass par le fait que les personnages semblent tous à l'arrêt et que leurs échanges se déroulent simultanément, le personnage de Kim Min-hee captant à chaque fois dans le brouhaha du café un morceau de conversation là où elle tend l'oreille. Le temps est ainsi suspendu à des questions comme la mort, le suicide ou la débâcle, soumettant par cet effet l'action et le mouvement aux dialogues(1).
Le personnage joué par Kim Min-hee retranscrit sous une forme littéraire les récits qu'elle écoute d'une oreille curieuse. Cet acte, proche de l'embaumement photographique, produit le même effet de suspension du temps dans l'instantané de l'écriture. Le récit n'avance pas ou que très peu. Pendant qu'elle écrit, les autres personnages continuent de parler en même temps, chacun de leur côté. En cherchant à garder une trace des histoires dont elle est le "témoin", la jeune femme les contracte sous une forme d'instantané du même ordre que les trois photographies à la fin du film. Elle conserve la mémoire de cette courte soirée d'automne dans un espace-temps qui redeviendra inerte après leur passage.
Grass se pose comme un des films les plus expérimentaux de Hong Sang-soo. Si le cinéma occupe souvent une place importante dans certains films (la salle, la profession des personnages, etc.), il y a ici d'étranges références aux premiers temps du cinéma. Il y a d'abord la photographie bien sûr, et dans une première occurrence lorsque Kim Min-hee sort du café et se retourne, sans qu'on ne sache pourquoi, sur un couple qui se prend en photo. Puis, dans le restaurant où elle retrouve son frère, un autre binôme échange à une table voisine et la caméra s'intéresse à leur conversation avant d'opérer un court panoramique qui révèle l'ombre de l'homme projetée sur le mur. Enfin, dans les dernières scènes du film, un vieux projecteur Keystone est posé juste à côté de la table où se réunissent deux binômes pour boire du soju. Ces trois références au pré-cinéma, associées aux trois photographies finales, tirent Grass du côté d'une expérience de l'instantané, ou du moins vers une forme primitive de l'expression cinématographique, courte et frontale. Or, le pré-cinéma n'est-il pas ontologiquement lié à une recherche du mouvement ? Paradoxe, donc ? Pas tellement, si on considère que les premières formes de cinéma favorisent la création d'instantanés avant l'apparition et le développement du récit. Hong Sang-soo, à rebours de cette idée, cherche peut-être simplement à enregistrer la manière dont un espace-temps précis existe le temps d'un instantané et se transforme en souvenir (pour les personnages mais aussi, surtout, pour les spectateurs qui porteront le film en eux).
Par une nuit d'automne comme une autre, Hong Sang-soo s'intéresse avec Grass à la manière dont le cinéma construit des instantanés, des souvenirs, des traces qui survivent dans la mémoire. D'une ombre se reflétant sur un mur aux trois photographies des lieux vidés de ses personnages, c'est donc aussi de l'effacement dont il est question. Grass montre ainsi des lieux où le temps passe comme partout. Un café, une rue, des milliers de vies de passage, et quelques instantanés qui restent.
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Notes