« Grand Tour » : Interview de Miguel Gomes
La présentation de Grand Tour au Festival du Film de Gand nous a donné l’occasion de nous entretenir avec Miguel Gomes. Le réalisateur portugais nous a parlé de son besoin d’associer fiction et réalité, de l’innocence perdue du spectateur de cinéma qu’il cherche à retrouver, de sa méthode de travail qui cultive l’incertitude et, plus largement, de sa vision du cinéma et du rôle des cinéastes.
« Grand Tour », un film de Miguel Gomes (2024)
Grand Tour est un film hybride : amalgame de régimes d’images hétérogènes et de tropes narratifs, entre comédie de remariage et récit colonial. Inspiré par un livre de voyage de l’auteur Britannique William S. Maugham, Miguel Gomes part filmer l’Asie orientale dont il revient avec des images documentaires et des idées pour écrire un scénario de fiction. Ce dernier sera tourné en studio, puis mélangé aux archives du « Grand Tour » effectué par Gomes et son équipe. Lors de son passage au Festival du Film de Gand en octobre dernier, nous avons pu discuter du film avec son réalisateur. Grand Tour, Prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes, concentre de nombreux éléments de l’esthétique si particulière du cinéaste portugais. Le film a donc servi de point de départ idéal pour revenir sur le processus créatif de Miguel Gomes, et pour explorer son rapport au cinéma, en tant que cinéaste, mais aussi en tant que spectateur.
Dans une interview pour Positif parue en 2012 à l’occasion de la sortie de Tabou(1), vous déclariez : « On commence à avoir envie de faire un film quand on désire filmer des choses concrètes ». Quelle est cette chose concrète que vous vouliez filmer dans Grand Tour ?
Il y avait cette histoire que je voulais raconter et que j’ai découverte dans un livre de voyage de William Somerset Maugham (The Gentleman in the Parlour, 1930). Ce livre m’a fourni le point de départ de cette histoire insensée – ces fiancés qui se poursuivent : l’homme qui fuit la femme et la femme qui tente de le rattraper – et que je voulais tourner en studio. Je ne me souviens pas de cet entretien de 2012, mais je suis d’accord avec moi-même. Indépendamment de ce qu’on pouvait construire en studio, de ce monde que l’on pouvait inventer dans un espace vide, il y avait le monde rempli de ces choses concrètes auxquelles nous voulions nous confronter, et que nous voulions filmer.
D’ailleurs, bien que l’histoire de Grand Tour soit inspirée d’un livre, vous avez dit avoir eu besoin de réaliser le fameux « Grand Tour » par vous-même pour pouvoir écrire le scénario du film.
On fait les choses un peu instinctivement, on ne pense pas trop. Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas le bon moment pour trop penser, au tout début, lorsqu’on entame ce chemin qui va se terminer avec un film fini. Il y aura des opportunités pour penser le film, notamment vers la fin du processus, au moment du montage ; alors on comprend un peu mieux ce qu’on vient de faire. Pour Grand Tour, j’ai effectivement voulu me confronter moi-même au périple à travers l’Asie orientale. Il y a au moins trois « Grand Tour » dans le film : celui d’Edward, celui de Molly, et puis le nôtre, qui lui ne se déroule pas en 1918, mais bien dans notre présent. On a filmé le voyage en 2020, et terminé avec la partie chinoise à distance à cause du Covid. Et je crois que ce besoin de me confronter au réel vient de ce que j’ai apparemment dit à Positif : qu’il faut se servir des choses très concrètes, qui existent indépendamment de l’existence du film - ces éléments qui débordent le strict univers des personnages. Je suis convaincu que monde réel et monde de fiction doivent se nourrir l’un l’autre.
Dans une autre interview, accordée cette fois aux Cahiers du Cinéma…
Ça c’est dangereux, tu commences vraiment par la guerre, d’abord Positif, maintenant les Cahiers…
Les Cahiers du Cinéma vous ont, en l’occurrence, accordé largement plus d’interviews que Positif…
C’est exact, j’ai le sentiment d’être plus apprécié par les Cahiers que par Positif…
Dans cette interview des Cahiers(2), donc, vous expliquiez à propos de votre méthode de création : « J’essaie de trouver un équilibre entre volonté de maîtrise et perte de contrôle ». Cela a-t-il à nouveau été le cas pour Grand Tour ? À quelle étape de la création du film avez-vous eu le sentiment de perdre le contrôle ?
Dès le début, j’ai perdu le contrôle, c’était le but du voyage à travers l’Asie que j’ai entamé avec mon équipe en amont du processus. On a choisi cette méthode dans l’espoir de créer quelque chose de plus organique et de plus vivant, sans idée préétablie de ce à quoi devait ressembler le film ; contrairement à une méthode plus traditionnelle qui aurait consisté à commencer par écrire le scénario. On commence par se lancer dans le chaos (le monde c’est le chaos, non ?), puis on essaye d’attraper des choses sans idée précise de ce qui sera absorbé ou rejeté par le film, ni comment jouer par la suite avec ces images lorsque nous les monterons avec celles tournées en studio. Donc on commence par le chaos, mais ensuite il faut en faire quelque chose, on ne peut pas simplement offrir du chaos au spectateur. On essaye de maîtriser ce chaos, de regagner un peu de contrôle, tout en profitant de ces éléments qu’il nous offre, et qui n’auraient jamais pu sortir de l’esprit de mes scénaristes et moi si nous étions restés tranquillement à Lisbonne. On essaye de cueillir dans le monde des éléments qui, certes, vont nous limiter, mais qui nous fourniront un cadre autour duquel élaborer le film, ou plutôt, en réaction duquel élaborer le film. La fiction, pour mon équipe et moi, n’a depuis longtemps été qu’une réaction à la vie : peut-être à notre propre vie, peut-être un peu à la vie en général.
Ce qui saute aux yeux lorsqu'on découvre votre œuvre, c'est le mélange des formes que vous utilisez, entre le documentaire, la fiction et la réalité du tournage elle-même – ce qui se vérifie une fois de plus dans Grand Tour. D'une certaine manière, j'ai eu le sentiment que vous refusiez de vous laisser aller totalement à la fiction : il y a toujours quelque chose qui doit résister à la fiction dans vos films. Pourquoi ne vous laissez-vous jamais aller à la fiction « pure » ? Cela peut-il s’expliquer, du moins en partie, par quelque chose dont vous parlez souvent, à savoir l'acte de foi implicite au cœur de la relation entre un spectateur et le film qu'il regarde ? Comme si le fait d’entraver la fiction vous permettait de réengager cet acte de foi du spectateur.
Le monde de la fiction ne me suffit pas, j’ai besoin de réalité. Le cinéma a cette capacité de capter les choses du réel et de les fixer dans un film, des choses que l’on ne pourrait jamais connaître sans le cinéma. Mais je ne renonce pas non plus au monde de la fiction, qui est un monde parallèle qui ne ressemble pas à la vie, qui ne doit pas lui ressembler ! Je n’aime pas le naturalisme, ça ne m’intéresse pas. J’aime la fiction dans son côté excessif et artificiel. Dans Grand Tour, réel et fiction cohabitent dans le même film : c’est un mouvement d’alternance constant entre les images d’archives de notre voyage et les images tournées en studio avec les acteurs. C’est ensuite au spectateur de composer et recomposer. Du moins, j’ai tenté de donner toutes les opportunités aux spectateurs de faire ce jeu de projeter les personnages dans les images de l’Asie contemporaine. Dans la vraie vie, si je marche dans la rue en 1918 et qu’en traversant la rue je me retrouve en 2020, je devrais aller voir un médecin, non ? Mais au cinéma, ce n’est pas seulement possible, c’est aussi très excitant. Le médium cinématographique permet de travailler le temps comme aucune autre forme d’expression artistique ne le peut – c’est une spécificité du cinéma. Et je trouve cela très excitant, en tant que spectateur, d’établir une continuité temporelle artificielle entre des époques éloignées. C’est ce que j’ai essayé de faire dans Grand Tour, mais ce n’est pas à moi de dire si c’est réussi ou non.
Nous venons de parler de l'acte de foi des spectateurs. Mais y a-t-il aussi un acte de foi dans votre propre façon d’appréhender la création cinématographique ? Qui se porterait, par exemple, sur l'alchimie naissant, ou non, des éléments filmiques de natures hétérogènes que vous mettez en présence ?
L’alchimie ne dépend pas de moi. Comme je n’essaye pas de cacher le va-et-vient entre présent et passé, entre monde réel et reconstitution en studio, le spectateur a conscience de l’artificialité et c’est lui qui décide, au bout du compte, de croire ou de ne pas croire. Grand Tour n’impose rien, il revient au spectateur de se laisser emporter ou non par la construction spatio-temporelle qu’il propose. Bien sûr, j’ai essayé de faire en sorte que cela puisse marcher, surtout au montage. Mais les films nous échappent toujours : ils appartiennent aux spectateurs. J’ai beau être convaincu d’avoir donné toutes les cartes en main aux spectateurs pour se laisser emporter par le film, je ne peux absolument pas garantir, et c’est tant mieux, que cela marchera sur tout le monde.
Quels ont été les enjeux de l’étape de montage ?
Pour les films dont la logique interne repose sur des règles très particulières, comme c’est le cas pour Grand Tour, le début du film doit permettre aux spectateurs de prendre conscience de ces règles, ce qui peut s’avérer une opération délicate. Ce n’est qu’une fois certains éléments clairement posés qu’il est possible de tenter des choses plus audacieuses avec le montage. Pour Grand Tour, nous avons beaucoup retravaillé, disons, les vingt premières minutes, en particulier la voix-over. Comme pour Tabou à l’époque, nous avons écrit et enregistré la voix-over en parallèle du processus de montage. Pour nous, ces deux étapes se confondent : la voix-over influe sur le montage, et inversement.
À propos de Tabou, vous avez dit puiser formellement dans l’époque du cinéma primitif, non pas par goût de la citation, mais bien pour solliciter l'innocence enfantine du spectateur de cinéma ; innocence qui, selon vous, s’est perdue avec le temps. Devant les nombreuses images de spectacle que vous avez incorporées dans Grand Tour – spectacles de marionnettes et d’ombres chinoises (qui représentent en quelque sorte une forme d'art pré-cinématographique), jusqu’aux images de feux d'artifice - j'ai le sentiment qu’il en va du même désir de faire appel à la puissance de fascination - très « primitive » - inhérente au médium cinématographique.
Il y a deux choses qui m’intéressaient à cet égard. D’abord, il y avait cette idée que le cinéma existe maintenant depuis de longues années. Il est certes plus jeune que la peinture ou la littérature, mais il existe depuis suffisamment longtemps que pour avoir perdu de son pouvoir originel de fascination ; les spectateurs d’aujourd’hui ont trop vu, il est donc plus difficile pour eux de croire. Les films datant des premières années de l’histoire du cinéma peuvent facilement être considérés comme trop naïfs. Personnellement, cela ne m’empêche pas de les apprécier, au contraire, je les trouve plus émouvants. Lorsque le cinéma est apparu, les premiers spectateurs recevaient ces nouvelles images comme un enfant reçoit une histoire : avec fascination. C’est ce que j’essaye d’insuffler un peu dans mes films, même si je suis conscient qu’il s’agit d’un grand défi. C’est très important pour moi de récupérer une part d’innocence, et d’établir un rapport moins cynique au cinéma que celui qui me semble avoir cours aujourd’hui.
C’est pour cela notamment que j’évite de me concentrer sur la psychologie des personnages, qui selon moi étouffe souvent le spectateur. Le plus important, ce n’est pas la psychologie du personnage, mais l’espace laissé au spectateur. C’est pourquoi il peut être plus émouvant de travailler avec des stéréotypes ou des psychologies plus « plates » : parce que la psychologie ce n’est pas l’intérieur du personnage, c’est nous, avec notre propre monde et notre propre sensibilité. Les personnages nous touchent parce qu’ils ne sont précisément pas trop chargés, qu’ils nous laissent l’espace libre pour se connecter avec eux.
L’autre chose qui m’intéressait, c’est l’idée qu’il ne reste aucun coin de la planète à découvrir, que tout dans le monde a déjà été vu. Aujourd’hui, on peut trouver sur Google Maps des centaines de photos du moindre lieu. Pour le voyageur, il n’y a donc plus d’espace pour l’équivalent de l’innocence du spectateur de cinéma. Il y a de moins en moins d’espaces pour la surprise, l’étonnement, et donc l’émotion face au monde. Je me suis donc demandé comment filmer le monde, comment l’intégrer à la fiction, afin de regagner un peu de cette capacité à s’étonner de et avec lui. À un moment dans Grand Tour, il y a un moine japonais qui dit à Edward de s’abandonner au monde car il verra que le monde sera alors généreux avec lui. Je ne sais pas si Edward suit ce conseil, il est un petit peu trop verrouillé dans son propre monde, Molly aussi d’ailleurs, et c’est sans doute caractéristique du rapport au monde des colons que d’être fermé au monde qu’ils colonisent. Mais le spectateur a encore la possibilité de se laisser emporter par le monde, et par un film.
Il semble donc que, d'une certaine manière, le cinéma soit pour vous une forme d'art intrinsèquement liée à l'enfance. Cela se retrouve d’ailleurs dans les personnages que vous mettez en scène. À propos de La gueule que tu mérites, votre premier long métrage, vous avez dit que les personnages étaient des adultes se comportant comme des enfants. Cela semble également être le cas dans Grand Tour : Edward fuit l'engagement et les responsabilités, et Molly le poursuit avec une naïveté enfantine. Pourquoi aimez-vous incarner ce type de personnage ?
Parce que j’ai l’impression que les adultes ne sont pas si éloignés des enfants, en termes de maturité émotionnelle, par exemple. Il suffit de regarder ce qu’il se passe dans le monde. J’ai trois fils, le plus petit à deux ans et demi, celui du milieu en a quatre, et je vois beaucoup de gens avec de grandes responsabilités qui semblent moins matures qu’eux.
Dans Grand Tour, vous revenez à la période coloniale que vous aviez déjà mise en scène dans Tabou - cette fois-ci en Asie plutôt qu'en Afrique. Il me semble que votre intérêt pour cette période ne se situe pas dans la volonté de rendre compte de sa réalité socio-historique, mais plutôt dans le désir d'en extraire le potentiel romanesque ou imaginaire, nourri notamment par la littérature des XVIIIe et XIXe siècles. Est-ce juste ?
Oui, c’est exact. Le projet colonial n’a pas ma sympathie, mais je n’aime pas non plus la messe. Je n’aime pas quand les films prêchent. C’est pourquoi Grand Tour et Tabou ne dénoncent pas frontalement le colonialisme, c’est plus complexe que ça. Je pense que ce n’est pas aux films de dire des choses. Les gens se demandent souvent quel est le message d’un film, jugent le film au motif que son message ne serait pas assez clair. C’est le cinéaste portugais Manoel de Oliveira qui a dit un jour : « Quand je veux faire passer un message, j’utilise la poste, c’est moins cher ». Il y a trop de films qui essaient de nous dire des choses, qui parfois donnent l’impression de nous crier leur message dans les oreilles. Personnellement, je pense qu’un cinéaste ne doit pas chercher à dire, mais à montrer - en espérant que ce qu’il montre stimule une pensée chez le spectateur.
Notes