« Goutte d'Or » de Clément Cogitore : Géographie variable
Goutte d'Or de Clément Cogitore propose un voyage ésotérique à la fois vertical et horizontal dans la géographie du quartier de la Porte de la Chapelle. Au départ de cette zone en chantier, qu'est-ce qu'il y aurait à voir sinon des gravats ? Le cinéma de Clément Cogitore s'est toujours ouvert sur de l'inconnu, il cherche à pactiser avec le spectateur qui pourra être fasciné ou rester perplexe puisqu'on lui demande de croire au don de voyance qui est en même temps présenté comme une arnaque.
« Goutte d'Or », un film de Clément Cogitore (2022)
Un bulldozer décharge des gravats sur un chantier le long du périphérique de la Porte de la Chapelle. Quelque chose d'étrange semble apparaître dans la pelle, mais rien n'est moins sûr. Un crâne ? Un corps ? Finalement, il n'y a rien, juste des encombrants à déblayer du terrain. Cette scène d'ouverture de Goutte d'Or ressemble à s'y tromper à plein d'autres où le travail des machines annonce un changement sociétal à venir, comme chez Jia Zhangke par exemple. Mais chez Clément Cogitore, que peut bien annoncer un travail sur une zone géographique aussi peu habitable que celle-là ? De quel changement peut-il bien être question ? Goutte d'Or va travailler ces questions aussi bien horizontalement que verticalement, à la fois de manière sociale et ésotérique, puisque le cinéma de Clément Cogitore s'ouvre toujours sur de l'inconnu, ou du moins sur un point indécidable qui pourra laisser le spectateur fasciné ou perplexe.
C'est donc au départ d'un terrain vague en chantier que démarre l'itinéraire ésotérique secret de Goutte d'Or qui trace son périphérique autour de cette zone. Il se poursuit lorsque Ramsès, alias Goutte d'Or, emprunte un taxi et passe sur le pont qui surplombe le terrain. Il regarde par la fenêtre et, une fois la fin du film connue, ce plan n'est certainement pas anodin. Il s'agit d'un des premiers contacts de Ramsès avec l'événement ésotérique dont il va être le témoin. Les modalités de la "rencontre" resteront inconnues pour le spectateur. C'est ainsi que Ramsès, vers la moitié du film, se dirige, sans que l'on sache pourquoi, vers la zone en travaux pour retrouver le corps d'un jeune voyou, recherché par sa bande, qui lui a volé sa chaîne. C'est de celle-ci que Goutte d'Or tient son surnom, et il retournera avec eux une seconde fois sur le terrain vague pour leur montrer le corps. Bouleversé par ce qu'il lui arrive, lui qui est de surcroît un voyant de pacotille, Ramsès regardera à la fin du film les images de vidéosurveillance de la police qui rendront son geste plus opaque encore. Il semble en effet découvrir à l'image ses agissements — telle une marionnette en mouvement dont les fils sont tirés par une force obscure — qui concluent l'itinéraire secret du film.
Cet itinéraire secret donne à Goutte d'Or toute sa verticalité. S'il gravite autour du terrain vague, il va aussi progressivement révéler une autre couche de sens à différents endroits du film, surtout dans la deuxième partie, après la révélation de Ramsès. De nombreux personnages, des autres voyants (ou pseudo-voyants ?) aux petits voyous, croient en l'existence de la magie, Ramsès est d'ailleurs appelé dans un premier temps le mage par les enfants et, contrairement à lui, les autres voyants semblent croire à quelque chose (et en premier lieu son propre père) même s'ils forment d'abord une petite pègre bien organisée. Un voile métaphysique enveloppe ainsi Goutte d'Or et donne accès à un monde totalement et littéralement invisible qui ne repose que sur la croyance des personnages. Le spectateur sera libre de choisir d'y adhérer ou non, contrairement par exemple à un film comme Rodéo de Lola Quivoron qui comporte plusieurs séquences avec des fantômes. Goutte d'Or diffère-t-il sur ce point ? Pas sûr, si on s'en tient à la perception des plus matérialistes.
Le film ratisse aussi horizontalement en croisant à la fois le polar et la chronique sociale, certes sans grande originalité et peut-être aussi de manière problématique au regard des impasses que peut poser le banlieue-film(1) auquel Goutte d'Or appartient. Si ce qui arrive à Ramsès change une parcelle en chantier en cour des illuminations, la petite bande de voyous, quant à elle, transforme une autre zone hétéroclite et marginale de la géographie parisienne, le quartier de la Porte de la Chapelle, en véritable Far West, et ce n'est clairement pas la meilleure idée de Goutte d'Or : alors que le film brouille les pistes et travaille une porosité verticalement, il peine à sortir des clichés dans sa description horizontale de la banlieue. C'est aussi par exemple la principale faiblesse de Viens je t'emmène d'Alain Guiraudie).
Mais le plus grand reproche que les sceptiques pourraient adresser à Goutte d'Or, c'est de vouloir faire croire quelque chose au spectateur que le film déconstruit pourtant patiemment, à savoir le don de voyance. C'est bien sûr tout l'enjeu du film mais il est en même temps paradoxal puisqu'aucune preuve n'est montrée et que les faussaires sont pathétiquement dépeints comme des charognes vénales sans cœur. Et les sceptiques diront encore que c'est bien beau de faire du mystère pour du mystère, de l'indécidable pour de l'indécidable, mais derrière tout ça ? Le bulldozer qui versait ses gravats dans la scène d'introduction avait peut-être déjà indiqué qu'il n'y aurait rien à voir ni à attendre, sinon pactiser avec un appel ésotérique bien obscur qui a bien le mérite de redessiner la géographie d'une zone en friche où autre chose que de la misère pourrait sortir de la boue : une petite goutte d'Or.
Notes