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Ben Affleck et Rosamund Pike dans la bibliothèque (Gone Girl de David Fincher)
Le Majeur en crise

« Gone Girl » de David Fincher : Le retour de la petite Amy

Guillaume Richard
« Gone Girl » pose une nouvelle fois la question de la place qu'occupent la littérature et les jeux de société dans le cinéma de David Fincher. Au départ du jeu « Destins », auquel joue Nick, comment le cinéaste développe-t-il le parcours d'Amy en parallèle avec la version littéraire de celle-ci, "La Petite Amy" ?
Guillaume Richard

« Gone Girl », un film de David Fincher (2014)

Le jeu occupe une place centrale dans les films de David Fincher. Beaucoup de choses ont déjà écrites à ce sujet - rien de neuf d'ailleurs de ce côté, nous le verrons, avec Gone Girl, qu'il a réalisé en 2014. Mais ceux qui sont pris au jeu ne sont pas seulement les enquêteurs qui traversent toute la filmographie du cinéaste, il y a aussi de simples amoureux des mots : on retrouve de nombreux lecteurs, écrivains, théoriciens, cryptologues, psychologues ou encore graphologues de Seven à Mindhunter, la série qu'il a produite pour Netflix. Le jeu, chez David Fincher, semble ainsi indissociable de la littérature en tant que déclinaison ou sous-genre auquel il appartient. Les parties fincheriennes embarquement majoritairement des joueurs qui ont un goût pour les mots et qui peuvent s'en servir pour agir sur le monde. Il ne faudrait donc pas oublier que le cinéma de Fincher se pense dans cette relation entre le jeu et les pouvoirs de la littérature. L'un n'aurait plus de sens sans l'autre. Gone Girl montre parfaitement comment fonctionne cette dialectique à cette différence près : contrairement aux précédents films du cinéaste, et malgré la place dominante qu'occupe le jeu dans le film, la réflexion sur la littérature prend le dessus sur le déplacement des pions, l'avancée des enquêtes et la percée des énigmes. Gone Girl renverse les règles du jeu par l'intermédiaire du personnage d'Amy (Rosamund Pike). Elle va utiliser son "double littéraire" avec lequel ses parents ont fait fortune (La Petite Amy) pour piéger son mari, Nick Dunne (Ben Affleck), se défaire de ses fans les plus acharnés (Desi Collings, interprété par Neil Patrick Harris) et manipuler les discours qui entourent sa disparition (ceux des médias, de la famille, de l'American Way of life). Ce double littéraire, qu'Amy voit au départ comme une malédiction, va s'avérer être le seul moyen possible pour elle de (re)devenir ce qu'elle veut être : une lectrice dont l'existence doit conserver une pointe de romanesque. Gone Girl travaille donc avec une grande originalité à construire paradoxalement le retour de la petite Amy (qui sera le nom que nous donnerons à cette lectrice) à travers une figure littéraire idéalisée et étouffante, La Petite Amy. Amy se retrouve ainsi par le moyen le plus inattendu et le plus invraisemblable qui soit.

Ce n'est pas un hasard si Nick et sa sœur (Carrie Coon) jouent à Destins dès les premières séquences du film. Les jeux de société semblent même faire partie de leur routine puisque Margo empile les boîtes derrière le comptoir du bar qu'ils gèrent ensemble grâce à l'argent d'Amy. Destins, inventé en Angleterre, s'appelle à l'origine The Game of Life, titre aux résonances fincheriennes évidentes. Les règles seraient trop compliquées à résumer ici (1). En quelques mots, le joueur se voit octroyé une petite voiture en plastique qu'il va devoir faire avancer sur le chemin de la vie. Certains passages sur la carte de jeu sont obligatoires : se marier, avoir des enfants, acheter une maison, prendre sa retraite, etc. Le gagnant sera celui qui aura accumulé le plus d'argent. Il n'y a pas à proprement parler de dés dans Destins mais une roue, qui va de 1 à 10. Une roue plutôt que des dés - pour rendre moins forte l'idée de hasard ? - parce que tous les joueurs sont forcés d'avancer vers un seul type de destin qui ne va différer que par quelques variantes (une plus belle maison, une meilleure retraire, plus ou moins d'argent selon les choix effectués durant la partie...). Au fond, pour un lecteur fincherien, n'y-a-t-il pas plus maussade que Destins ? Le Game a une portée extrêmement limitée, puisqu'il n'y a qu'une seule vie possible au bout du chemin, une seule forme d'existence à atteindre, fondée sur le socle de la réussite matérielle et financière que promet le capitalisme aux plus opportuns. C'est peut-être un jeu cynique ou le reflet de notre mode de vie. Or, on ne le sait que trop bien : Un coup de dés jamais n'abolira le hasard.

Le premier baiser de Ben Affleck et Rosamund Pike dans Gone Girl
Le premier baiser, romantique et "littéraire", entre Nick et Amy. Une règle du jeu plus qu'indispensable...

Le jeu reflète en tout cas le destin que suit Nick. Il a fait le choix, avec sa petite voiture en plastique, d'avancer de case obligatoire en case obligatoire. La première partie de Gone Girl nous apprend que tout lui avait réussi : il était promis à un bel avenir ; il a rencontré et épousé une femme dont il osait à peine rêver ; ils menaient ensemble la belle vie à New York, etc. Sauf que le Game of Life, entendu dans son sens capitaliste du terme, a fini par se retourner contre lui. Il a été licencié, lui et Amy ont dû retourner en banlieue au chevet de sa mère malade et, plus que tout, son couple bat de l'aile. Nick a visiblement perdu la partie de Destins tout en parvenant à s'en sortir grâce à Amy, qui n'est autre que La Petite Amy, une sorte de Martine américaine grâce à laquelle les parents de la jeune femme ont fait fortune en écrivant de la littérature de jeunesse sur le dos son enfance. La paillasse de Nick est ainsi pendu au crochet d'Amy et de son argent. Il refuse de lui faire un enfant, ment, la trompe et endette le couple. Ce sont les symptômes inévitables des perdants du Game of Life, les losers qui sont en passe d'échouer aux portes de le réussite financière et matérielle. Cette lente décadence, celle à laquelle le couple s'était juré de ne pas se compromettre, pousse Amy à orchestrer sa disparition et à maquiller son meurtre dont elle fait porter le chapeau à Nick en signe de vengeance. Et cela pas seulement pour les raisons que nous venons d'évoquer même si au fond Amy accepte elle aussi de jouer à Destins (elle désire un enfant, par exemple) : elle ne veut pas en suivre les règles ou feint de ne pas les comprendre car, plus que tout, elle voulait que le romanesque continue d'infuser dans leur vie. Nick et Amy se sont trompés de jeu de société, du moins il aurait fallu un jeu qui convienne à Amy : un jeu plus romantique et libertaire, plus spirituel que matérialiste, moins grossièrement centré sur les apparences que sur l'éveil que pourraient entraîner leurs aventures littéraires. Car en effet, on apprend qu'Amy a toujours un livre en main et Nick, qui continue d'exercer une activité, donne des cours de littérature un peu obscurs, ce qui laisse entendre qu'il aurait pu être écrivain ou serait un "un écrivain sans œuvre". Tous les deux ont le goût des mots et de l'échappatoire littéraire. Ils font d'ailleurs l'amour dans une bibliothèque. Pourquoi se sont-ils mis à jouer à Destins, ce jeu qui ne leur convient absolument pas ?

Si Amy déploie son plan machiavélique, c'est d'abord pour renverser le plateau de jeu, les petites voitures en plastique, les pions bleus et roses, les cartes "carrières", les billets et les jetons "Destins". D'une main ferme, elle retourne la table. Elle ne veut plus être la fiancée de ce pirate qui lui vole son argent, ses espoirs et les rêves que lui promettent les mots et ses lectures(2). Gone Girl est cependant différent du film de Nelly Kaplan. Amy n'est pas tant une sorcière qui envoûterait les puissances masculines et libérerait les pulsions les plus incontrôlables (3) qu'une femme contrainte de se réapproprier paradoxalement son "double littéraire" pour changer les règles du jeu et remettre la littérature au cœur de sa vie. Amy n'aura en effet pas d'autre choix que de rester éternellement La Petite Amy dont la disparition affole un pays tout entier. Ce devenir-femme prend une forme très particulière. Il se profile lorsqu'Amy se fait voler son argent dans un camping résidentiel où elle est de passage. Seule et désespérée, alors qu'elle voulait recommencer une vie littéraire et romantique ailleurs (et en laissant derrière elle La Petite Amy), elle appelle en dernier recours Desi Collings, amoureux d'elle depuis toujours. Celui-ci l'enferme dans une villa hyper sécurisée, à la manière d'une Panic Room, pour y reproduire exactement leur passé commun. C'est ainsi que La Petite Amy réapparaît par la force des choses. Amy sera contrainte de redevenir cette figure littéraire creuse qui faisait d'elle un objet, une icône, une poupée (aux yeux de Desi et bien d'autres) dont on niait paradoxalement la vie affective et littéraire. Or, voilà que ce retour en arrière s'impose à elle comme la seule échappatoire possible à sa cavale et le seul moyen de retrouver la petite Amy. Non plus sous sa forme littéraire et objectivante - La Petite Amy qui pèse des millions de dollars, mais la vraie Amy amoureuse des mots, celle qui aspire à vivre intensément des aventures littéraires. Amy parvient à tuer Desi et à s'échapper. Afin de ne pas être accusée du meurtre de ce dernier, auquel on pourrait vite la rattacher, elle manigance une nouvelle mise en scène où elle décide de ne pas raccrocher son costume de Petite Amy. Ou bien aurait-elle tout calculé depuis le début dans le seul but de remettre de l'ordre et du romanesque dans son couple ? Cela paraît improbable. Elle donne néanmoins l'impression d'avoir prévu ce cas figure ultime du retour obligé de La Petite Amy et Gone Girl nous laissera libre de nous aventurer, tels des cryptologues, dans ces zones d'ombre. C'est en tout cas couverte de sang qu'Amy réapparaît devant les caméras du monde entier et sous les yeux médusés de Nick et sa famille. La Petite Amy a su s'échapper de l'enfer. C'est donc par une histoire, plus abracadabrante encore que celle de sa disparation, qu'Amy met fin à sa cavale. Par là, elle accepte définitivement d'être La Petite Amy. Or, cette défaite, cette fuite impossible, n'empêche en rien le retour simultané de la petite Amy puisque c'est cette dernière qui dictera désormais les règles du jeu.

On pourra invoquer à tort tous les "-ismes" qu'on veut (4), la puissance du devenir-femme qu'invente Gone Girl dépasse largement ce qui ressemble pourtant à première vue à une reterritorialisation. Amy voulait certes être libre et elle n'a pas réussi à se défaire de son passé ni des échecs du présent. Mais cela relève des apparences ou d'une pirouette scénaristique car, bien au contraire, elle aura posé sur la table un nouveau jeu, avec de nouvelles règles et une nouvelle façon de mouvoir les pions. Il faut bien jouer à un jeu, de toute façon, dans les films de David Fincher, et si possible trouver le bon. Exit donc Destins et son matérialisme cynique et grossier. Pour rester dans la vie d'Amy, il faudra rendre aux mots et aux aventures littéraires toutes leurs places. Faudrait-il être fou pour continuer à vivre avec une femme pareille, une psychopathe même, dira Nick, puisqu'Amy a du tuer Desi Collings pour s'échapper de cette nouvelle prison, qui était pourtant réelle cette fois-ci ? Nick n'entrevoit aucun retour à la normale possible. Comment aimer (ou aimer à nouveau) une femme qui revient couverte de sang et continue d'inventer de nouveaux mensonges ? Si Ficher semble nous placer tout au long du film du côté de Nick et des policiers qui auront mené l'enquête, en donnant même l'impression de juger le personnage d'Amy, avant de changer de point de vue durant l'escapade de cette dernière puis de revenir aux choix narratifs précédents, force est de constater qu'elle semble, à lui aussi, lui échapper. Comme elle échappe à tout le monde : à la vulgarité des médias, aux parents avares, aux voisins manipulés. Et bien sûr, en premier lieu, à Nick lui-même, qui sera incapable d'éprouver la moindre empathie pour sa femme et encore moins de comprendre les vraies règles du jeu. Nick était certainement un imposteur : il n'était pas l'homme de lettre attendu par Amy, elle qui veut seulement continuer à vivre à travers les mots et les histoires, quitte à rester pour toujours La Petite Amy. Ce sera là le seul prix à payer car comme elle le dit elle-même à Nick, selon le proverbe bien connu : "La nuit porte conseil".

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