« Godland » de Hlynur Pálmason : L’Amour et la Violence
Appelle-t-on Northern un western qui se passe dans le nord ? Godland est tour à tour émission de survie en pleine nature, télé-réalité d’enferment, compétition de Bachelor et la Ferme des Célébrités. Il récupère au passage certains tics de la télévision, qui viennent narrer ce qui n’a souvent pas besoin de l’être, et resasse ce que l’on sait déjà. Mais on lui concédera qu’il le fait avec une certaine économie et un style affirmé, le plaçant bien au-dessus de nombreux récits mensongers bourrés d’illusions sur la nature humaine.
« Godland », un film de Hlynur Pálmason (2022)
Religion violente et violence religieuse, tout a été dit sur le sujet, ou presque. Idem pour la nature, dont on découvre dès la jeunesse que sa loi n’est pas forcément la plus juste, ni la plus pacifique. Quant à l’amour, il a longtemps été vu comme une passion entraînant de la colère quand il est empêché - l’enlèvement d’Hélène qui déclenche la guerre de Troie. Cela fait finalement assez peu de temps que l’on s’intéresse aux dégâts qu’il peut provoquer sur l’être aimé lui-même : la difficulté des femmes victimes d’abus à s’exprimer montre combien subsiste encore une omerta sur le sujet. Tout comme il apparaît, à priori, difficilement concevable que tout discours prônant l’amour les uns envers les autres et la paix puisse faire couler autant de sang. On peut utiliser l’existence de Dieu pour légitimer cette violence, via une logique utilitaire du premier ordre : puisqu’il l’aurait placé en nous, de même qu’il l’aurait placé en chaque espèce animale, alors c’est ok de l’utiliser. Si c’est là, c’est bien pour une raison.
En revanche, la jurisprudence religieuse semble plutôt incarner à elle seule la doctrine « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Parce que l’homme est imparfait et que la religion vise à donner un sens à la vie, mais aussi à forcer l’obéissance, sous la menace d’une damnation éternelle, elle pousse sans cesse à l’épreuve. Dieu nous a béni d’un cœur, et maudit d’instincts violents, et accéder au Paradis, c’est être capable de les canaliser sans cesse, de les refouler pour causer le moins de torts possible. On peut se risquer de dire que sur ce point, elle a échoué. Godland en fait le constat : la violence est partout, elle est condition sine qua non de la vie et aucune lutte ne peut mener à son éradication définitive. Elle prend même des formes plus sournoises en temps de paix, parce qu’elle n’est socialement pas acceptée ; alors on la masque, on la camoufle sous des aires de ring de boxes et de combats de lutte. Mais cela ne suffit pas, la fin du film d’Hlynur Palmason en témoigne : "Chasser le naturel, il revient au galop". Godland donne donc raison à bien des dictons et autres aphorismes, quitte à en oublier de forger sa propre parole. Alors, qu’il y a-t-il de plus à dire sur la trinité amour-nature-violence, si ce n’est d’en faire le constat impérieux mais désormais un peu rabâché ?
Autant s’emporte le vent
Sorti en fin d’année en France, en plein cataclysme avatarien, Godland se constitue comme l’antinomie du blockbuster cameronien. Face à l’hyper méga dispositif technico-futuriste d’Avatar, la modeste caméra 35 mm et le format carré du film font à priori difficilement le poids. Si James Cameron ne semble visiblement plus intéressé par notre planète — et il serait loin d’être le seul —, Hlynur Palmason reste fasciné par le pouvoir de suggestion d’une image ou d’un son. Godland aurait pu s’appeler les Hauts de Hurlevent, tant chaque centimètre d’espace et de chair y est battu et mis K.O par la tempête. Le vent souffle, le volcan gronde, mais plus que la fête de la matière — même si c’est la tendance actuelle — on parlerait plutôt de fête des éléments : comment quatre composants suffisent à conditionner toute une espèce biologiquement et à contraindre ses comportements. Les personnages font sans cesse le constat de leur propre faiblesse face à un environnement hostile que seuls les plus forts arrivent à maîtriser. Or, la force ne se mesure pas seulement par la puissance physique : celle-ci est d’ailleurs souvent motivée par une certaine disposition psychologique. La preuve, le petit chien du guide Ragnar et les deux jeunes filles de Carl semblent plus qu’adaptés à leur environnement, ou tout du moins peu affectés par celui-ci. Au contraire, c’est l’homme civilisé, venu en mission, qui fait preuve de plus de faiblesse et de pathos, tant sur le plan physique que sur le plan moral. Cette distinction ne va pas de soi puisque chez Cameron, tout est sans cesse démonstration de force, et l’on peinerait à trouver une autre puissance qui puisse régir les rapports des personnages entre eux, ou même le rapport des spectateurs avec le film. Les deux films ont à voir avec la force, prise au sens littéral, mais inutile de préciser lequel des deux dispositifs est le plus marquant, tant l’un abrutit des siècles d’affinements psychologiques de l’Homme, négligeant tout ce qui en fait l’espèce la plus torturée du règne animal.
Trouver le courage dans un environnement sain, ce n’est déjà pas une mince affaire. Alors lorsque le territoire autour de nous est rugueux, instable et aride, on fait souvent appel à une force supérieure pour nous venir en aide. Cette force, le prêtre danois Lucas la puise dans la religion. Or, Dieu n’apparaît pas comme ce bouclier invincible, offrant résilience et capacité d’accuser tous les coups. La croyance maintient en vie, mais à quel prix ? Elle instaure le doute, chez les personnages comme chez les spectateurs, qui soupçonne au début de la deuxième partie être tombé dans le rêve, l’hallucination. Car Godland est savamment divisé en deux parties : la première, c’est le combat Lucas versus la Nature et dans la deuxième, Lucas versus les hommes et les femmes. Découpage un peu trop géométrique et facile, car non seulement l’un n’empêche pas l’autre, mais les deux se nourrissent souvent mutuellement. L’homme n’est pas seulement pris dans un décor, il est pris dans un environnement, régi par des phénomènes naturels mais aussi sociaux – par fait social, on reprendra la définition d’Émile Durkheim qui parle d’une conduite qui s’impose à nous par l’extérieur. Les deux interagissent ensemble, et le choix de les séparer en deux parties vient casser cette logique. Ainsi, la deuxième partie de Godland, loin d’être inintéressante, continue à placer le prêtre face à ses propres principes moraux, et c’est plus ou moins tout ce qu’elle fait. Elle démontre à quel point le destin peut être cruel avec son personnage, et par destin, peut-être pensons-nous à Palmason lui-même, qui règle ses comptes avec la religion.
Nouveau point commun avec Avatar car Godland ne manque de créer des courants d’air en enfonçant ces quelques portes ouvertes : la nature comme terrain hostile, l’homme comme créature hostile, Dieu comme présence pas si rassurante… what else ? Le film a au moins le mérite de faire ce constat d’impuissance avec humilité, car est bien plus sage et lucide celui qui a conscience qu’il n’est pas invincible. Et c’est là que s’opère le rapport le plus intéressant de Godland, dans ce qu’il entretient de l’angoisse humaine par rapport à l’héritage qu’il laisse derrière lui. La première partie, le man vs wild, impressionne et séduit mais n'envoûte pas, tant le dispositif employé est bien trop lucide de son propre style pour pouvoir raconter autre chose que ce qu’il montre. Non pas que ce qu’il montre ne soit pas intéressant, mais la distance avec son sujet empêche un certain attachement que même certains documentaires arrivent à créer. On ne connaît que trop bien ce travers chez Kubrick ou Wes Anderson, qui laissent parfois trop de place à l’image et à leur dispositif esthétique – dispositif presque technique pour Kubrick - ; et c’est dès qu’ils le dé-conscientisent, qu’ils peuvent raconter les plus belles histoires – Eyes Wide Shut pour ne citer que lui.
À plusieurs reprises, la caméra filme un cheval en pleine décomposition. L’image revient mais le cadre reste identique. La carcasse traverse les saisons et passe par différentes phases : en fin de compte, elle permet à toute une végétation de fleurir autour de lui. Pourquoi montrer ce cheval en décomposition, si ce n’est parce que ça fait joli ? C’est sans doute par jouissance esthétique que le plan revient aussi souvent dans Godland et pourtant, il est l’un des rares dont la signification échappe à cette simple jouissance. Le spectre de l’oubli après la mort habite le film, parce qu’elle est une angoisse dont l’humain ne se débarrasse jamais vraiment ; l’idée de retourner sous terre sans qu’aucune empreinte ne subsiste en haut. Si Lucas se rend en Islande, c’est pour y construire une église, c’est-à-dire pour y ériger une antenne du christianisme. Les hommes meurent, les monuments restent. Et ce chantier ne se passe pas comme prévu : les charpentiers, bien loin des préceptes religieux, s’affrontent et finissent par trépasser. Encore une fois, Palmason lève le voile sur l’hypocrisie religieuse, qui agit bien en tant qu’institution, dont elle récupère tous les maux et vices qu’occasionnent sa gestion. "De l’amour à la haine il n’y a qu’un pas" : à quoi bon nier qu’il y a parfois que la haine et pas une once d’amour, à l’image de la relation entre Lucas et son guide Ragnar.
Cette lucidité de Godland en fait à la fois sa qualité et son défaut : il est impossible d’être vertueux, de se conformer à des grands principes moraux, tout comme il est impossible d’échapper à la mort. Mais la consciosité avec laquelle le film transmet le message dénature une partie de ce qui fait le charme de l’humain : sa conscience qu’il alterne entre choix sans conséquences et actions qui affecteront toute son existence. En d’autres termes, Godland se prend un peu trop au sérieux, et c’est son principal problème.