« Gloria Mundi » de Robert Guédiguian : Voyage au pays du Pessimisme
Comme le reniement pessimiste d'une pensée et d'un engagement passé, « Gloria Mundi » prend l'oeuvre de Guédiguian à contrepied.
« Gloria Mundi », un film de Robert Guédiguian (2019)
Dans le texte que nous consacrons au dernier film de Ken Loach, Sorry We Missed You, nous mettons en exergue les choix faits par un metteur en scène et son scénariste – Paul Laverty – pour accentuer la qualité insoutenable de la situation de précarité et d’esclavagisme moderne endurée par les personnages principaux. Dans ce film, Loach et Laverty ont recours à l’urine comme cristallisation parabolique de ce que traverse le couple de personnages principaux, au propre comme au figuré. Dans Gloria Mundi de Robert Guédiguian, on retrouve – plus discrètement et de manière heureusement moins appuyée – ce recours à l’analogie des fluides corporels en tous genres pour établir un parallèle marquant – voire choquant – entre ce que traversent les personnages dans leur vie et ce à quoi ils sont confrontés quotidiennement, notamment dans l’exercice de leur métier. C’est ainsi que Sylvie, jouée par Ariane Ascaride, lors d’un de ses services en tant que femme de ménage dans un centre de soins, est confrontée hors-champ à une cuvette de toilette refermant ce qu’on imagine être des défécations peu ragoutantes, qui la rendent visiblement presque malade. Cette scène « de trop » apparaît comme telle au moment de sa vision mais entre finalement assez bien en résonance avec le reste du film et les situations dramaturgiques intenables dans lesquelles Robert Guédiguian a mis ses personnages principaux, aux prises avec un contexte socio-économique qui les broie.
Si la question peut toujours être posée quant à savoir si c’est la « réalité » dont le film entend rendre compte ou le film en lui-même qui broie ses personnages, cette scène démonstrative, par sa lourdeur allégorique, semble faire pencher la balance du côté de la seconde hypothèse. Mais il faut dire que Guédiguian, en l’occurrence précise de Gloria Mundi, a chargé la mule de manière presque insoutenable. Prenant comme terreau narratif une famille marseillaise – comme souvent – le cinéaste a choisi de livrer, par le biais d’une fiction dramatique aux accents de charge satirique ou « coup-de-poing », sa vision apparemment désespérée et sans échappatoire de la situation dans laquelle la libéralisation et l’ubérisation de toutes les strates de la société plongent les classes les plus modestes. Par l’intermédiaire de deux couples de trentenaires chacun marqué de manière diamétralement opposée par le libéralisme galopant – l’un en exploitant qui peut l’être dans une logique de l’écrasement constant du plus faible, l’autre subissant ses méfaits sans presque plus aucune force de se débattre –, et en raccordant ces deux couples à un noyau familial commun – les deux femmes, Mathilda et Aurore, sont demi-sœurs – Guédiguian dresse un portrait bien sombre et désespéré d’une jeunesse qu’il semble avoir beaucoup de mal à comprendre, d’autant plus qu’il les met en « compétition » dialectique avec les anciens, le trio de parents composé de la mère, du père d’Aurore et de celui de Mathilda. Celui-ci ayant passé de longues années en prison et découvrant donc, au moment de sa sortie, à la fois une famille et un monde qu’il ne connaît plus, il emprunte aisément la place d’un spectateur extérieur découvrant médusé le tableau extrêmement noir brossé par le film. Et puisque ce personnage, incarné par Gérard Meylan, est logiquement le double du cinéaste dans le film, cela confirme le fait que Guédiguian se sent a priori impuissant face à l’état du monde.
À l’occasion de son éditorial du numéro de novembre 2019 dans les Cahiers du cinéma(1), Stéphane Delorme parle du Guédigian de Gloria Mundi – de même que du Ladj Ly des Misérables et du Rabah Ameur-Zaïmeche de Terminal Sud – comme d’un « cinéaste en état d’alerte ». Or, cette dénomination semble ne pas du tout convenir en l’occurrence puisque Gloria Mundi est tout sauf une alerte. Guédiguian n’alerte pas, il dresse un constat définitif, pratiquement immuable, auquel il n’apporte en tout cas aucune forme de solution. C’est ainsi, le ver est dans la pomme et n’en ressortira pas. En cela, le cinéaste emprunte une posture qu’on n’attendait certainement pas de lui, d’autant plus que cette « mutation » intervient tout de suite après un film comme La Villa qui offrait une sortie « optimiste » à ses personnages et à l’humanité dans son ensemble, en proposant notamment de possibles pistes de cohabitation et de collaboration entre les différentes générations pour faire bouger les choses. Quand nous le questionnions sur ce sujet à l’occasion de La Villa, Robert Guédiguian nous répondait de la sorte : « Je pense que ce n’est jamais aussi bon ni aussi mauvais qu’on ne le croit. Je pense que, dans le monde, quel qu’il soit, il faut se battre pour qu’il soit meilleur. L’idéal pour moi serait que chacun se pose en permanence la question de ce qu’il pourrait améliorer. Plus de justice ? Plus d’égalité ? Plus de vérité ? Et il y aura toujours quelque chose à faire pour que ce soit mieux. » Or, les seuls personnages de Gloria Mundi qui semblent se poser cette fameuse question sont les anciens, et plus spécifiquement ce fameux personnage de « naïf » incarné par Gérard Meylan, lequel finira in extremis par se sacrifier tout bonnement afin de « sauver » des personnages plus jeunes qui ne semblent définitivement plus savoir se débrouiller sans l’aide de leurs aînés, malgré tout détenteurs d’une sagesse et d’un bon sens populaires dont Guédiguian semble déplorer l’abandon par les nouvelles générations. Aucun des personnages jeunes de Gloria Mundi ne semble trouver grâce aux yeux de Guédiguian – mis à part peut-être Nicolas, incarné par Robinson Stévenin, écrasé jusqu‘au bout par les trois autres personnages de sa génération. Cette manière de juger une jeunesse qu’il estime probablement complètement perdue pour la cause, car soit phagocytée par une idéologie macroniste poussée à l’extrême qui les a transformés en exploitants du peuple – le couple de « Thénardiers » joués par Grégoire Leprince-Ringuet et Lola Naymark –, soit définitivement broyée par la misère qui les accable, est particulièrement insupportable lorsqu’elle vient de quelqu’un comme Guédiguian que sa filmographie, son discours et ses convictions semblaient épargner à une telle extrémité. Dans son cas, cette position peut apparaître ni plus ni moins comme un reniement de sa propre pensée et de son engagement passé.
Pour mémoire, voici encore un extrait de ce que nous disait le cinéaste au moment de La Villa : « Dans la période que l’on vit actuellement, même si on décrit les choses de manière assez sombre, il me semble que ne pas montrer ne serait-ce qu’un peu de ce qui ne va pas trop mal serait inacceptable. La complaisance dans le constat du malheur m’agace. Personnellement, je ne vais pas au cinéma pour voir ce que je sais déjà de tout ce qui ne va pas. Je sais ce qui ne va pas en lisant les journaux, en m’informant. Je n’ai pas besoin que les cinéastes m’informent de l’état du monde, c’est un domaine dans lequel je me fous du cinéma. Je vais au cinéma pour qu’on me propose, à travers un spectacle, des personnages, des frictions d’émotions, des petites résistances au monde tel qu’il est, fussent-elles microscopiques. » Dans Gloria Mundi, les « petites résistances au monde » sont devenues tellement « microscopiques » qu’elles frôlent même l’inexistence. Et quand bien même elles existeraient encore qu’elles résideraient uniquement chez les anciens, encore un minimum conscients de la possibilité de ces résistances. Lorsqu’on met en opposition ces deux films, les deux derniers de Guédiguian, on est devant une équation impossible. Comment un cinéaste profondément travaillé par son engagement et ses convictions peut-il ainsi livrer, avec uniquement deux ans d’écart, deux films à ce point idéologiquement opposés, dont le second est l’antithèse parfaite du premier ? Si l’ordre de ces deux films avait été inversé, on aurait peut-être pu parler de La Villa comme étant l’antidote de Gloria Mundi. Mais dans l’état de fait présent, Gloria Mundi est bel et bien le poison de La Villa. Ce « dernier » film a de quoi mettre en colère ceux qui avaient vu dans le précédent et dans le discours qui accompagnait la promotion de celui-ci, une sorte de somme du cinéma de Robert Guédiguian et de l’engagement qui le caractérise, transcendée par le fond et la forme d’un film qui reste peut-être malgré tout à ce jour son chef d’œuvre. Si Gloria Mundi nous apparaît maintenant comme une sorte de désaveu de la part de Guédiguian, comme une manière de renier froidement ce qu’il semblait mettre en exergue dans La Villa, espérons seulement qu’il ne terminera pas là-dessus, que son regard malgré tout toujours aiguisé et singulier sur l’époque n’aura pas été irrémédiablement obscurci par cette expérience malheureuse en pessimisme, mais que celle-ci sera au contraire l’occasion d’un renouvellement de ce regard d’auteur engagé éminemment précieux.
Notes