Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Zoé Lucas sur l'île de Sable dans Geographies of Solitude
Rayon vert

« Geographies of Solitude » de Jacquelyn Mills : Matière et mémoire

Louis Leconte
Toute matière affecte et est affectée. Dans Geographies of Solitude, la matière-île affecte la matière-cheval qu’elle accueille. Loin des humains, elle s’est acclimatée à ce lieu unique, elle s’est ensauvagée. Île et chevaux se confondent tout comme Zoé Lucas a fini par se fondre dans l’île. Ce rapprochement de la scientifique et de l’environnement matériel qu’elle analyse a inspiré l’un des gestes fondamentaux du film de Jacquelyn Mills : promouvoir un régime d’intelligibilité du monde qui ne distingue pas raison et sensations, mais qui postule au contraire leur salutaire association.
Louis Leconte

« Geographies of Solitude », un film de Jacquelyn Mills (2022)

Apparition fugace, discrète anomalie dans la programmation, Geographies of Solitude n’a éclairé qu’une poignée d’écrans de notre plat pays. Pour accompagner la distribution chez nous de ce documentaire canadien montré pour la première fois en 2022 au Forum de la Berlinale : quelques échos imperceptibles provenant de la presse traditionnelle et une absence totale de promotion. Pour éveiller la curiosité du public belge, le (plus si) nouveau film de Jacquelyn Mills ne pouvait ainsi compter que sur son affiche – sobre juxtaposition de vignettes du film –, et sur son titre discrètement poétique. Heureux.ses les quelques inspiré.es qui s’y sont laissé prendre. Ils et elles ont découvert une œuvre rayonnante, hybride, sensible et sensorielle. Ils et elles profitent désormais de cette sortie en catimini pour cultiver un lien intime avec l’œuvre – intime d’autant que bien gardé. Ils et elles savent que dans les eaux incertaines de la distribution cinématographique belge, Geographies of Solitude est un bienfait de la providence.

Entre 2017 et 2019, la cinéaste Jacquelyn Mills séjourne par trois fois sur l'Île de Sable, ce croissant de plage d’à peine 42 km de longueur pour 1,3 de largeur, situé à près de 200 kilomètres des côtes de la Nouvelle-Écosse canadienne, en plein Atlantique. Havre fragile au milieu de l’océan, l'Île de Sable est réputée pour la richesse de sa biodiversité, mais surtout pour les quelques centaines de chevaux sauvages qui foulent ses dunes. Ces chevaux ont été importés puis oubliés par les continentaux, avant de proliférer sur cette bande de sable isolée. C’est ce que nous explique Zoé Lucas, scientifique autodidacte venue s’installer sur l'Île de Sable dans les années 1970 pour préserver et étudier son écosystème. C’est à travers elle que nous parcourons l’île, c’est elle qui nous en dévoile les secrets ; ses connaissances du lieu semblent inépuisables, fascinent la cinéaste autant que nous. Après plus de 40 années d’immersion, Zoé Lucas et l'Île de Sable sont désormais indissociables ; Zoé fait partie intégrante du lieu. Cet amalgame de la scientifique et de l’environnement matériel qu’elle analyse a sans doute inspiré l’un des gestes fondamentaux de Geographies of Solitude : promouvoir un régime d’intelligibilité du monde qui ne distingue pas raison et sensations, mais qui postule au contraire leur salutaire association.

Geographies of Solitude apparaît en effet comme le prolongement du rapport au monde (à l’île) de Zoé Lucas, comme son précipité esthétique. « Au départ, je voulais juste être là. Vous savez, être là. Je veux dire que c'est tellement fascinant d'être dans un endroit où l'on apprend les choses directement, plutôt que de les lire dans un livre », explique Zoé Lucas dans un extrait d’une conférence qu’elle donne sur le continent, convoquée tout au long du film. La démarche scientifique s’envisage ici comme ne pouvant faire l’économie d’un rapport physique au lieu – au commencement était la sensation. Ainsi, à l’instar de Lucas, Geographies of Solitude classifie, dénombre, inventorie les différentes parties de l’île, la richesse de sa faune et de sa flore, les variations de son climat et de son atmosphère (de sa lumière !), par l’entremise d’un écrin audiovisuel hyper-sensoriel. L’utilisation de pellicule 16mm n’est pas étrangère à cette sensorialité – elle confère aux objets captés une densité particulière, son grain une qualité haptique à l’image –, tout comme la restitution attentive de la réalité sonore des lieux. Au moyen de différents types de micros (dont des microphones de contact), Jacquelyn Mills et son collaborateur Andreas Mendritzki ont constitué une riche archive sonore de l'Île de Sable pour en reconstituer toute l’intensité acoustique au montage.

Zoé Lucas elle-même touche, palpe, soulève, ramasse, marche puis s’assoit, se fond dans des hautes herbes qui, de ses propres mots, ondulent comme des vagues. Son corps devient le premier relais sensoriel des spectateur.ices. Et sa personnalité intrigue autant qu’elle émeut : comment vivre sur une île lointaine et quasi-déserte l’essentiel de son existence ? Qu’y trouve-t-elle qui suffise à la vie ? Pourquoi une telle obsession pour cet îlot, un tel appétit pour son inventaire ? Autant de questions que l’on ne se pose pas directement, mais dont l’écume affective se dépose en nous au fil du visionnage.

Le plastique récolté par Zoé Lucas sur l'île de Sable dans Geographies of Solitude
© Dalton Distribution

Une séquence de Geographies of Solitude s’articule autour des nombreux ballons gonflables en plastique qui échouent sur l'Île de Sable. Ces ballons sont autant de rémanences de la société continentale nord-américaine ; leurs couleurs témoignent des événements calendaires : blanc et rouge pour la fête nationale canadienne, quelques bleus supplémentaires pour l’Independence Day, noir et orange pour Halloween. Zoé Lucas récupère cette quantité invraisemblable de plastique qu’elle nettoie, trie, répertorie et conserve dans ses archives ; elle en possède de toutes les couleurs, de toutes les marques. Cette profusion de matière plastique futile devient la synecdoque de la production industrielle globale, et de sa part de vanité. Elle synthétise la crise environnementale, la donne à sentir. Car avant d’être des chiffres, ces ballons ont une existence matérielle. Une chose est de connaître le nombre effarant de ballons qui échouent sur l’île chaque année (information trouvable en un clic et aussi vite oubliable), une autre est de ressentir l’aberrante étrangeté que constitue la présence d’une telle quantité de matière industrielle sur cette bande de sable éloignée de la civilisation. Un plan en particulier, cadrant dans un superbe contre-jour des lambeaux de plastiques suspendus à une corde à linge et séchant au soleil, saisit magnifiquement cette absurdité.

Cette « séquence des ballons » se conclut par une courte parenthèse expérimentale faite du défilement d’une bande de pellicule sur laquelle la réalisatrice a collé des fragments de baudruche. Geographies of Solitude est en fait ponctué par ces séquences d’expérimentations sur la pellicule (élaborées lors d’ateliers d’artistes en Islande), que Mills fait dialoguer avec ses images documentaires traditionnelles. De ce dialogue jaillit une analogie fertile, politiquement aussi bien qu’esthétiquement : comme la pellicule 16mm, l'Île de Sable est une matière sensible affectée par des micro-variations – climatiques, organiques, biologiques (plutôt que lumineuses) – susceptibles de modifier sa structure interne (comme l’explique Zoé Lucas : le moindre déchet peut être à l’origine de la formation d’une nouvelle dune). Cette capacité d’affection fait de l’île un support de captation qui, comme en témoigne l’anecdote des ballons, enregistre les conséquences de l’activité humaine sur l’environnement. Les expérimentations de la réalisatrice ne se réduisent donc pas simplement à une fantaisie formaliste (par ailleurs appréciable en tant que telle), elles traduisent esthétiquement une intuition écologique fondamentale : l’environnement est un système complexe fait d’équilibres précaires, fondés sur l’interdépendance et l’entr’affection. On voit d’ailleurs régulièrement Zoé Lucas démêler des matériaux, séparer les déchets industriels de la matière organique, extraire des filaments plastiques extrêmement fins d’une boîte de pétri. Ce dernier exemple est saisissant par son échelle : l’insignifiance du geste confinerait au ridicule s’il n’exprimait pas avec force que la pollution humaine pénètre l’environnement par tous ses pores.

Indéniablement, Jacquelyn Mills aime explorer les potentialités du médium cinématographique. Dans Geographies of Solitude, la cinéaste canadienne ajuste sa démarche formelle à ce qui semble l’occuper en premier lieu : la vérité cachée dans la matière et ses interactions. Ses expérimentations plastiques ambitionnent de capter un fragment de cette vérité. Soumise au régime de représentation, l’image imprimée sur la pellicule ne peut s’affranchir d’une distance inévitable avec la chose filmée. Alors Mills expérimente, enfouit sa pellicule dans la terre sablonneuse sous le genévrier, et laisse ainsi l’île imprimer au support de captation une autre réalité, plus organique, plus immédiate, émancipée de la caméra elle-même. C’est la pellicule prise comme matière avant tout. Aussi, puisque ce qui intéresse Mills est l’entr’affection des choses, il est tout naturel que la cinéaste infuse dans son film une dimension autoréflexive. C’est le principe élémentaire du cinéma documentaire qui l’impose : filmer, c’est perturber. La présence du cinéaste, de l’équipe de tournage, et surtout de la caméra dans un environnement quelconque en modifie nécessairement les dynamiques. Il fallait donc que Mills fasse droit au processus de création du film lui-même. Ceci passe par l’explicitation de la relation entre la cinéaste et la scientifique, qui lui sert de personnage principal comme de guide. Certains dialogues échangés par les deux femmes portent directement sur le processus de création (« N’irions-nous pas plutôt enregistrer des sons ? », « Il ne reste plus qu’une bobine de pellicule »), tout comme certains plans (celui de Zoé Lucas tenant une palette de couleurs pour les réglages photographiques). Ici encore, rien n’est souligné, l’autoréflexivité se fond naturellement dans le tout.

Toute matière affecte et est affectée. La matière-île affecte la matière-cheval qu’elle accueille – loin des humains elle s’est acclimatée à ce lieu unique, s’est ensauvagée. L’inverse se vérifie également : les cadavres de chevaux se fondent littéralement dans la substance de l’île, lui servent de fertilisant organique. Cette dernière idée est exprimée avec finesse par la caméra de Mills lorsque celle-ci caresse le corps sans vie d’un cheval sauvage et qu’à la faveur d’un rapprochement progressif, une courbe ensablée du corps hippique se transmue en dune hérissée de hautes herbes. Île et chevaux se confondent, tout comme Zoé Lucas a fini par se fondre dans l’île. De son propre aveu, la scientifique ne peut désormais plus quitter son port d’attache, à la fois refuge et prison, même si elle le souhaitait. Elle continuera donc à veiller sur son minuscule royaume, à subir la souillure des humains malgré la distance. Grâce à Jacquelyn Mills, nous nous souviendrons de cette femme, de son engagement, de sa passion solitaire imprimée dans la pellicule, inscrite dans la matière du temps.