« Furiosa : une saga Mad Max » de George Miller : La pétroleuse de son malheur
Avec la saga Mad Max, le genre post-apocalyptique peut joyeusement retraduire en parodie carnassière la barbarie intrinsèque d'une civilisation industrielle dont l'économie fossile fait violence à tout le vivant qu'il considère comme un gynécée dont il peut à loisir piller le ventre. Le désert a beau être de désolation, il ne s'oppose en rien à une prodigalité carnavalesque qui a pour flux sanguin et cruel le pétrole, la matière fécale de la terre dont l'extraction est un viol. Y pousse cependant une plante étrange qui a pour nom Furiosa mais elle est une fleur de malheur quand le fruit conservé de l'éden perdu est la blessure qui pourrit dans son cœur. Le roi pêcheur est une reine vengeresse, la pétroleuse suractive dans l'accroissement du désert.
L'industrialisme fossile dès la naissance
Le collapsus industriel dont Furiosa et toute la saga Mad Max font leur miel de naphte est un appel paradoxal à l'abondance et au désert. Les deux termes ne sont pas antithétiques ; au contraire, ils font congruence dès lors que le genre post-apocalyptique retraduit en carnassière parodie la barbarie intrinsèque d'une civilisation dont l'économie fossile fait violence au vivant qu'il considère comme un gynécée dont il peut piller le ventre. Autant brûler alors tout le pétrole disponible à seule fin de faire tourner le moteur des blockbusters si cela peut les aider à accélérer le « peak oil », le fameux pic pétrolier dont l'agence internationale de l'énergie prévoit qu'il aura lieu entre 2025 et 2030.
La barbarie propre aux économies fossiles, on a bien du mal à l'écrire ainsi. L'industrialisme est fossile dès la naissance, il fossilise tout ce qu'il touche en en profanant les soubassements. Car en effet, l'appropriation ne va jamais sans la souillure et si le mal est propre, mieux si le mal propre est salissant, il engage aussi à pousser plus loin que là où nous mène la notion d'anthropocène quand on pourrait parler d'un « sécularocène » dès lors que la colonisation du monde a conduit les empires rivaux dans l'impérialité à fouiller si profond dans la terre afin d'en extraire leur furia rivalitaire(1).
Opéra hardcore garage (et vert menthe à l'eau)
L'empreinte écologique de tels films, en particulier ceux de George Miller, s'évaluerait ainsi : que le pétrole, cette matière fécale de la terre, serve aux dépenses somptuaires des blockbusters qui nous offriraient, avant l'effondrement que prévoient les collapsologues quand les catastrophistes éclairés voudraient à tout prix l'éviter, l'infime possibilité qu'il ne ressemble pas au chaos de Mad Max.
Furiosa, le nouveau-né de la saga furibarde, ne s'extrait pas d'un iota de la ligne bitumeuse tracée par une matrice infernale. C'est donc une nouvelle bacchanale dédiée aux fausses promesses de la décarbonation, un banquet barbare qui fait hurler la viande autant que le métal, la parodie joyeuse et tripale d'un industrialisme d'emblée fossile. Un rigoureux bordel figuratif. L'orgie tératologique y répond aux emmanchements qui pétaradent et fulminent, vrombissements motorisés et trouvailles langagières, néo-tribalisme et barnum à ventre et ciel ouvert. Une sorte d'opéra hardcore garage.
Ceci étant dit, George Miller se repose un peu trop sur son savoir-faire d'artificier, qui est immense, et n'évite pas les redites, tandis que l'ocre du désert fait trop souvent percevoir qu'il a pour fond le vert menthe à l'eau des incrustations numériques. Si quelque chose se passe cependant, un étonnant tremblement entre deux rugissements ou vociférations, c'est du côté du sort offert à la furie vengeresse qui anime Furiosa, et qui passe moins par le seul ruban de bitume qui traverse une terre de désolation, que par le chas de quelques aiguilles, noyau de pêche, chevelure et avant-bras.
Qu'il y ait un autre rouge et un autre vert
Le noyau est d'abord le trésor d'enfance d'une fillette qui ne s'appelle pas encore Furiosa, et qu'elle enfouit dans ses cheveux en attendant le retour tant espéré dans l'éden dont elle aura été chassée. Le fruit dont elle a goûté était d'un rouge circonscrit, enveloppé d'une dominante verte localisée, celle d'une communauté de paradis avec ses femmes combattantes et l'exclusion de toute énergie fossile. Son emplacement échappe à la carte que couturent trois points, Gastown, Bullet Farm et la Citadelle. Dès lors que trois motards en violent le paradis, ce qu'annoncent des guêpes bourdonnant autour du fruit convoité, la viande arrive, carne de cheval que l'on charcute avec des gestes de cannibale. Elle rappelle à l'ocre dominant à l'extérieur que sa coque contient trois couleurs : le jaune d'or des dunes, le noir pétrole et le rouge qui est évidemment la couleur cruelle du sang (on ajoutera le gris chromé que s'aspergent sur les dents les enfants de la guerre fanatisés dès leur naissance).
Le vert perdu ne reviendra que trois fois pour en consigner la perte originaire : la première fois pour montrer que le gynécée végétal d'Immortan Joe représente la parodie d'enfer du paradis perdu ; la deuxième pour sceller l'alliance provisoire entre Furiosa et Prétorien Jack, le chauffeur du camion-citerne qui va l'instruire du code de la route en vigueur. Si une fusée verte en signale l'entente, celle-ci aura toujours déjà été précédée par la découverte de la chevelure de celle qui se faisait passer pour un garçon, alors investie de la seule mission disponible, être un crampon placé sous le camion.
La chevelure qui surgit au milieu de la fureur des moteurs est un événement dans la meilleure séquence d'action de Furiosa et l'un de ses rayons verts. Un noyau improbable de féminité logé dans les flancs de métal d'une machine de rivalités dans un monde carburant au patriarcat et à la tribalité.
La possibilité d'un rouge autre que le sang, celui d'un fruit quand la nourriture est d'asticots, et dont la promesse est coincée dans un noyau de pèche, ce reliquat d'enfance, s'apparie avec un autre reste, un dernier vert dans les yeux de Furiosa. Et ce vert-là, même s'il est un artifice (Anya Taylor-Joy a les yeux marron mais son personnage à l'âge adulte était joué dans le film précédent par Charlize Theron), vaut mieux que la menthe à l'eau des fonds verts en dissolvant des vents de poussières.
Qu'il y ait un autre rouge comme un autre vert et voilà que l'ocre dévisse en n'étant plus l'apanage de feu des ogres, cessant d'être la couleur dominante de la terre qu'ils se disputent. Mais le fruit de paradis a été altéré, corrompu et il n'a pas d'autre pourrissement que la vengeance elle-même.
La carte des étoiles lui coûte un bras
Le noyau de pèche, Furiosa le cache dans ses cheveux mais la chevelure est la convoitise de Rictus Erectus, l'un des fils dégénérés d'Immortan Joe, le seigneur qui règne sur la Citadelle. La gamine a beau provenir d'un éden végétal et égalitaire, elle saisit immédiatement ce qu'il lui reste à faire en faisant sans broncher de sa chevelure une perruque qui trompera la pulsion de l'épais pédophile. Quand le vent en ravit le leurre, c'est pour le déposer sur une branche dont la croissance symbolise le passage des années. Le pécher tiré du noyau enfin planté dans les recoins du jardin-harem d'Immortan Joe aura une semblable destinée, en solution adoptée par la furie afin de punir l'autre seigneur de guerre qui lui a volé son enfance, Dementus, réduit à servir de terreau à l'arbre fruitier.
Furiosa accepte donc sans hésiter la coupe pour leurrer son potentiel violeur et elle en redouble l'acte quand elle se mue en amazone des routes, en guerrière prête à s'accorder temporairement les faveurs d'Immortan Joe si cela peut lui permettre de faire la nique à son rival Dementus. Seul le surgissement des cheveux lors de la formidable attaque du camion-citerne aura rappelé que la chevelure peut ganter une alliance de circonstance qui peut conduire aussi à la tendresse et l'amitié.
Ce qu'il reste à la fillette devenue Furiosa, c'est donc un noyau d'arbre fruitier mais aussi son avant-bras gauche sur lequel elle a appris à tatouer la carte des étoiles lui indiquant le chemin du retour, quand viendra le jour dit, dans le vert paradis maternel dont l'a chassée la violence carnassière du pétrole. Ce bras-là, elle le sacrifiera avec la même vigueur que ses cheveux quand Dementus lui remet la pogne dessus en livrant aux chiens son seul ami, Prétorien Jack. Ce qui saute alors aux yeux est ceci que le membre perdu que remplace une prothèse mécanique l'apparente à l'un des molosses bruns dont l'une des pattes a été réparée de manière tout à fait semblable. Cela, Furiosa ne le verra jamais, tendue à l'excès par une fureur vengeresse que nargue Dementus, même vaincu.
Dementus est un ogre qui se complaît à certaines préciosités, notamment langagières. Il est surtout un pitre, un bateleur de foire à la tête d'un empire de foireuse bouffonnerie. Ce mannequin de bourre, homme creux d'une terre de désolation pour citer T.S. Eliot, est ainsi tout disposé à faire de la vengeance de Furiosa une foirade, une parodie, un carnaval. La vengeance déçoit et se venger du salaud n'aide en rien à retrouver ce qui a valeur de manque désormais. Dementus le répète mais Furiosa n'entend pas, à tel point qu'elle commet un double sacrilège à l'égard d'elle-même : on l'a dit en profanant le fruit tiré du noyau qu'elle utilise comme un tripalium, mais déjà en se coupant le bras. Parce que le membre qu'elle abandonne contenait la carte tant espérée du retour au pays natal.
La blessure originelle et son fruit pourri
La vengeance est un pourrissement du fruit d'éden, le démembrement d'une carte aux étoiles. Voilà ce que narre Furiosa et on est loin alors des inconséquences d'un Gaspar Noé ou des facilités d'une Coralie Fargeat. L'effet rétrospectif exercé par la chronologie inversée des deux derniers opus de la saga Mad Max l'aura toujours déjà confirmé : sauver les victimes du gynécée, ce faux paradis, c'est les conduire dans un désert dont on découvrira qu'il a recouvert l'éden de l'enfance. Le sens roule à rebrousse-poil, aller-retour comme sur le ruban de bitume : ce n'est pas seulement par des forces externes que le paradis aura été ensablé avant d'être volatilisé, mais également par des forces intérieures. Furiosa a été expulsée du paradis et cette blessure originelle aura pourri. Le noyau était une perle ; y a poussé un instrument de torture, un pal qui prolonge la prothèse cousue au moignon.
La vengeance non seulement déçoit, mais corrompt qui s'y abandonne, mordue par la fièvre qui ébouillante son sang. Furiosa ne voit pas qu'elle est l'enfant de parents adoptifs et ce sont deux papas, Dementus et Immortan Joe, et définitivement plus la mère qui l'a mise au monde dans un monde sans pères. L'enfance perdue et l'innocence profanée lui auront donc coûté un bras mais elle en aura été la charcutière. Furiosa est une figure de tragédie, enceinte de et par ses propres Érinyes.
Le pétrole n'est pas seulement la boue noire que les hommes arrachent du ventre du monde pour le mettre en feu, c'est le marais qu'emplit la femme qui, pour se venger d'eux, se fait aussi l'artisane de son malheur. Le roi pêcheur est une reine vengeresse dont le royaume est une Terre de Désolation et qui comme elle accroît le désert n'a plus d'autre étoile pour s'orienter que le moteur de sa fureur.
La pétroleuse est malheureuse et sa douleur, l'un des fruits les plus amers d'une terre gaste et vaine(2).
Notes