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Un enfant couché dans son lit dans France tour détour deux enfants
Rayon vert

« France tour détour deux enfants » de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville : Les enfants jouent à la télévision

Des Nouvelles du Front cinématographique
Un jour, quelqu'un de la télé a dit : on aimerait bien célébrer le centenaire du Tour de la France par deux enfants (1877) d'Augustine Fouillée alias G. Bruno, classique de la pédagogie à l'époque de la toute jeune Troisième République. Une nouvelle composition à rendre après Six fois deux / Sur et sous la communication (1976). Un nouveau devoir à faire « à la rude école de la télévision ». Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville y ont répondu, tout simplement, par « un mouvement de 260 millions de centimes vers une petite fille et un petit garçon ». Être à l'écoute du discours de l'autre et son enseigne quand il est un enfant, deux enfants qui pensent, c'est montrer, après les grandes catégories politiques à l'époque du groupe Dziga-Vertov, qu'il n'y a pas de politique vraie sans qu'elle n'ait pour autre versant celui de la « micropolitique ».

 
 

Pour Sébastien Barbion



 
 

« (…) on ne triche pas avec le désir de l'enfant qui vient, dans l'ombre et le silence,attendre le bonheur de l'image capable en même temps de combler et de surprendre son attente »
(Jacques Rancière, « Le lieu "commun" », Serge Daney,
éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma »,
2005 [1992 pour la première édition], p. 91)

 
 

Six fois deux fois deux

France tour détour deux enfants est un autre Six fois deux mais celui-là du point des gens qui sont ici deux enfants(1). Douze mouvements dont le tracé a Camille (Virolleaud) et Arnaud (Martin) pour abscisse et ordonnée, non pas respectivement mais réciproquement, à tour de rôle afin d'en valoir le détour. Les copine et copain d'école sont alors convié-e-s au banquet d'un Socrate de la télévision qui, pour l'occasion, adopte le nom de fiction d'un militant et intellectuel qu'il respecte, Robert Linhart. On peut également avoir envie de s'établir à la télévision, à l'école de l'établi de la Gauche Prolétarienne dans une usine Citroën, pour y voir comment fonctionnent les chaînes (de montage, de programme). Les ralentir pour analyser ses composés et en donner la critique. Les saboter aussi comme en a instruit Émile Pouget afin d'y faire émerger du sauvage et du possible, de l'enfance et de l'utopie.

Sur la table de chambre de l'écran, à côté du lit où les draps du sommeil et du rêve se froissent de l'angoisse des devoirs scolaires, les enfants figurent l'enfance d'un antagonisme fondamental, celui du rapport entre les sexes qui reste le paradigme du conflit godardien dans la perspective du polemos héraclitéen. Camille et Arnaud sont essentiellement les anges gardiens de l'enfance d'un couple qui vient vers elle et lui, alternativement, pour témoigner que si la vérité sort de la bouche des enfants, elle y entre aussi selon une maïeutique qui a le désir de dialectiser en reprenant tout à la racine, le langage et les machines, les images et les légendes, le travail (de l'amour) et l'amour (du travail).

À la table rase de l'écran

Pour bien fonctionner, la machine socratique se devait être bicéphale, non pas dans le rapport de Socrate à Platon qui au fond coulerait dans le bronze académique la différence hiérarchique entre l'image et sa légende, mais, plus en amont encore, avec les larmes d'Héraclite et le rire de Démocrite, ces choses du temps qui, pour Godard comme pour Miéville, font leur tempérament.

Faire table rase pour que la télé change de base, alors l'écran de télé serait une tabula rasa. De part et d'autre du carré, lit et table de chevet, deux fois deux enfants jouent à la télévision et y trouvent l'enfance qu'elle n'avait jamais eue, elle dont la maltraitance parentale des commanditaires aura eu raison en mettant trois années à diffuser la série. Entre-temps, Godard a commencé à s'atteler à un nouveau film, Sauve qui peut (la vie) (1979), un nouveau premier film après À bout de souffle (1959) et Numéro deux (1975). L'enfance rappelle ainsi à tout commencement qu'il est un recommencement. Comme l'origine, l'enfance est devant nous et fait les tourbillons de notre devenir.

La longue et grande vieillesse de Jean-Luc Godard y aura œuvré jusqu'au bout, au plus près de l'ambivalence native des images et de la vérité « naissancielle » d'un art qui a tenu à montrer, montant-démontant-remontant chaînes et origines, ce qui se fait ou non mais que l'on ne voit pas.

Premier mouvement (Obscur/Chimie)

Tout commencera et recommencera par un rituel,. Camille tient la perche du micro et, à la caméra, est posté Arnaud. Entre l'image et le son, tout un milieu, un champ magnétique qui est celui de leur enfance pleine de « ces choses du temps qui font leur tempérament » comme le clament les premières paroles de « Terre de France », la belle chanson de Julien Clerc en indicatif de la série.

Il s'agit d'ouvrir : avec Camille qui se déshabille pour aller au lit sous les recommandations injonctives de sa maman hors-champ  ; avec le ralenti qui décompose le mouvement pour en faire affleurer le secret ; avec les mots en rouge et bleu ; avec en parallèle les autoroutes où les « monstres », ces atomes de solitude, ces diamants qui sont des solitaires, se livrent à une vaste entreprise de dévastation industrielle du paysage. Le soir tombe et un secret perce l'obscurité, celui d'une petite fille dont l'intimité domestique est environnée par le désastre qui embouteille sa pensée.

Y aide l'emploi nouveau et analytique du ralenti, au photogramme près, tandis que mots en couleur, incrustations visuelles et interventions off d'un journaliste, Godard-Linard, intensifient la méthode analytique afin de pénétrer la chair moléculaire de la vie quotidienne, quelque part entre la sociologie critique d'Henri Lefebvre et la « micropolitique » de Félix Guattari et Suely Rolnik. Une chouette, animal emblème d'Athéna, d'Hegel et de Chris. Marker, en indiquera encore la conviction.

Godard-Linard pose des questions à Camille. Il y faut du courage, il envoie des signaux qui sont quelquefois réfléchis, quelquefois non. Les balles tombent dans le filet de la communication, parfois rebondissent sur sa limite. L'effet est beau quand Camille admet à la fin qu'elle est double, existante pour elle-même comme dans les images qu'en ont les autres, dans la tête de sa maman comme pour les téléspectateurs, nous, de l'autre côté de l'écran. Les enfants sont des adeptes spontanés de l'empirisme radical de l'évêque Berkeley et aller à rebrousse-poil des idées qui ne reposent que sur des sensations personnelles, c'est reconnaître la gratuité des activités ménagères de maman et le sexe masculin de l'État qui se paie de mots en remerciant les mères à la place de leur attribuer un salaire.

Un couple de journalistes, Albert Dray et Betty Berr, éclairent l'obscurité où Camille abrite ses secrets, tandis que la télévision est invitée à travailler davantage ses questions au lieu de seulement les poser. On s'intéresserait ainsi à l'entre qu'il y a dans l'être comme entre les êtres (l'intérêt). On approcherait encore de l'inter-dit de la nudité enfantine, ce dit entre deux silences. On verrait que l'histoire est ce qui vient après quand l'avant reste dans l'obscurité, tel le fœtus dans le ventre de sa mère et sa trace est celle d'un deux, papa-maman, ce désir d'être plus qu'un et dont l'envers est la pulsion de mort. On verrait le fil à tricot de l'histoire de l'histoire, ce qu'il y a en amont, à l'origine, la nuit avant le jour. On dirait alors les choses autrement : elle y avait une fois. On le peut, il le faut.

« Stop ! Il faut dormir » interrompt Albert. « Pourquoi il faut ? » lui demande Betty, cet autre couple, celui des grands, qui fait un carré avec celui que forment à distance les deux enfants, Arnaud et Camille. Et lui de répondre par un mantra en points de suspension : « ça, c'est une histoire ». Comme le titre d'un conte pour enfants de Rudyard Kipling.

Deuxième mouvement (Lumière/Physique)

Après Camille, c'est donc au tour d'Arnaud de jouer désormais à la maïeutique à la télévision socratique. Les positions ont également changé. Lui est au micro et elle, revêtue d'une marinière à la manière de Jean Seberg, à son tour derrière la caméra. Les tours invitent non seulement aux détours mais également aux retournements, aux mutations comme aux permutations pour reprendre la discussion avec René Thom sur le Livre du Yi-King, Brecht et Mao dans un épisode de Six fois deux / Sur et sous la communication (1976), première série télévisée dont l'esquisse aura toujours déjà été donnée par Le Gai Savoir (1968) commandé par l'ORTF avant d'en censurer la diffusion.

Elle allait au lit, lui sort pour aller à l'école et c'est le même ralenti mais décomposer se fait pronominal désormais : se décomposer. Aller à l'école comme on va à l'usine, y aller comme on est happé par la guerre civile. Il faudrait tirer ça au clair comme une photographie qui a pu mettre trente ans pour trouver enfin son bain révélateur et, ainsi, irradier une vérité longtemps cachée, offusquée par les images qui attirent à elles toute la lumière, Allende, Nixon et Mao. Même un photogramme du Cuirassé Potemkine, même une photographie d'un soldat à la Genet de la Révolution des Œillets.

Avec Arnaud, on parle de lumière : des différences entre la lumière naturelle (lux) et de la lumière artificielle (lumen) ; des rayons qui font des lignes droites ou courbes comme dans la vie de tous les jours ; des problèmes de mathématiques dont la solution apparaît comme lumineuse ; des Noirs qui brilleraient moins que les Blancs ; de l'hypothèse qu'un fois, le jour ne se lèverait pas. Dehors, la circulation fait un boucan d'enfer. Godard et Miéville y sont retourné-e-s le temps de la série, dans le quinzième arrondissement de Paris, après quatre années passées à Grenoble entre 1973 et 1977, et avant de s'établir définitivement à Rolle, ville refuge de l'enfance suisse de l'un et de celle, jurassienne, de l'autre. C'est pour y voir aussi les « monstres » sortir de terre grâce aux escalators, et trouver dehors l'oxygène et l'argent qui les vouent à l'existence infernale d'être tout seuls à plusieurs.

Arnaud semble jouer peut-être plus facilement avec Godard-Linard que Camille, mais il se réfugie un peu aisément aussi derrière son « en même temps » à lui, avec sa réponse automatique face aux choix alternatifs des questions posées par le reporter, et que résume la formule « ça peut être les deux ». On sait aujourd'hui que la réponse proprement dialectique aux alternatives se joue à la croisée d'un bon mot du cinéaste et d'une phrase de Claude Lévi-Strauss : « De deux choses, pas l'une pour en faire une troisième ». Celle qui fait voir l'intolérable dans les interstices de l'ordinaire.

Ralentir le mouvement pour en décomposer les unités discrètes, la vitesse d'un skieur ou d'un Concorde, et montrer que le temps, aussi, est fatigué à force d'avoir été employé, usé en ayant trop servi. La vitesse du tirage d'une photographie est courte, même pas deux minutes. Son rayonnement fossile aura, lui, pris trente ans pour que sa lumière irradie, mais qu'obstrue la surexposition médiatique des vedettes et des hommes politiques. Trente ans pour voir enfin une image du Goulag.

Le carton Vérité dans France tour détour deux enfants

On peut avoir le désir de faire de la télévision en posant des questions qui ne ressembleraient pas forcément à un interrogatoire de police. On peut aussi parler de la lumière et de son rayonnement avec un enfant dans la rue, adossé à une voiture qui, si elle démarrait, pourrait l'écraser. Et découvrir comment, dans son dos, une vérité a longtemps été recouverte en ne cessant jamais d'irradier. L'« archipel du Goulag » a des îles qui surgissent des flots de voitures jusque dans les rues de Paris.

Elle, « Et maintenant, à l'usine ! ». Lui, « Pourquoi maintenant ? ». « Ça, c'est une autre histoire ».

Troisième mouvement (Connu/Géométrie/Géographie)

Camille arrive de loin, de rouge vêtue et le bonnet blanc rayé de bleu ou l'inverse. Elle saute sur un banc et son bond fait le bonheur du ralenti, Claire Simon y pensera à la fin de Récréations (1998). Aller à l'école fait en secret toute sa tristesse mais, d'un bond, elle fait sienne le chemin que d'autres ont tracé à sa place. Les notes graves de violoncelle jouant une cantate de Bach accompagnent sa légèreté qui sera celle de Nathalie Baye transportée par son vélo dans Sauve qui peut (la vie).

Les autres, ce sont les « monstres » et ils ont un plan, de métro, de la ville, du monde comme chez Fritz Lang : ne pas tourner en rond pour ne pas avoir d'idées larges ; les préférer en longueur, en largeur et en hauteur plutôt que sortir du droit chemin et perdre le fil. Leur circulation est mortelle et s'il y a une autre fonction du ralenti, c'est pour ne pas mourir trop vite même si tout s'accélère. Le liquide qu'ils forment a tendance à se répandre et le retenir avec ces solides que sont les voitures, ce serait comme retenir le temps, même si le monde est triste d'être si grand en s'y sentant si petit.

Dans le plan de la ville, Camille a un plan même s'il est nébuleux, pour nous comme pour elle. Elle se demande si elle a seulement une dimension ou d'autres qu'elle ignorerait, si c'est l'école qui va vers elle ou bien si c'est le contraire, si l'école ne serait pas également du travail à l'instar des activités ménagères de sa mère. Elle répond autrement aux questions de Godard-Linard, non pas comme Arnaud par « ça peut être les deux » mais par un « ni l'un ni l'autre ». Camille est sérieuse, sans fantaisie quand se rendre à l'école, c'est apprendre à vivre déjà dans l'inexorable. C'est avoir en tête aussi des plans si le temps était à la guerre, certains connus et d'autres qui restent à connaître.

Et puis il y a des amis allemands, les présents qui témoignent pour les absents, dont les mains battent les revues du moment évoquant la mort en prison de militants passés à la lutte armée en préférant mourir debout plutôt que vivre couchés. Prendre en otage des dieux pour changer de (grille de) programme connaît une impasse, ce « silence » que relaie la voix perchée de Mireille Mathieu.

Une alternative serait de prendre en otage des gens ordinaires, coupables d'être innocents ou de brutaliser leurs enfants. Et de demander à d'autres gens ordinaires, des ouvriers par exemple, de payer la rançon avec le produit d'une augmentation réclamée aux patrons. Une expérience de pensée, un enfantillage dont on perçoit cependant qu'il serait impossible aujourd'hui d'en reproduire l'idée à la télévision. Sinon à repenser radicalement comment elle traite des grèves en dégainant la rengaine de la « prise d'otage ». La prise d'otage serait alors comme le rappel contraint d'une solidarité de classe qu'obstruent généralement les canaux de communication, routes et chaînes d'information en continu, autant d'épanchement de larmes et d'écoulement de sang, embolies et hémorragies.

« On va s'arrêter parce qu'il faut continuer » dit-il de façon bien paradoxale. « Pourquoi continuer ? » se demande-t-elle alors. Et lui de ressortir le mantra : « Ça, c'est une autre histoire ».

Quatrième mouvement (Inconnu/Technique)

Arnaud est filmé dans la salle de classe avec ses petits camarades, au travail de l'isolement des mots et de leur fonction grammaticale dans la phrase, au travail d'un livre à lire à l'épreuve de son sens, avec son histoire de fée et de fourmilière. Arnaud répond, tombe juste ou se trompe. Il s'ennuie aussi, a la tête ailleurs, s'amuse avec ses copains. Il pense à autre chose, c'est sûr. Quand lui et eux lèvent le doigt, c'est aussi comme Bécassine, afin de garder le silence et d'en protéger le mystère.

En dehors de la salle de classe, les « monstres » vivent dans l'intimité et la compagnie de leurs machines qu'ils aiment et dont ils tirent le langage indispensable à se tenir séparés des choses qui les horrifient. Les « monstres » ont tous les machins et les machines nécessaires à machiner l'inévidence d'une coupure irrémédiable avec le réel. L'ouvert dont parle Rainer Maria Rilke et qui revient aux animaux à l'exception de l'humain, on y sera dans Adieu au langage (2014). Si Godard-Linard se tait quand Arnaud est en classe par reconnaissance rossellinienne avec l'enseignante, il garde aussi le silence face aux machinistes, ses doubles qui lui renverraient l'image de sa monstruosité même.

Le rêve serait dès lors celui d'une télévision scolaire qui ferait avec l'école ce qu'elle est quelquefois capable de faire avec le sport, non pas surveiller mais transmettre. Le rêve d'une télé qui donnerait enfin à voir aux mères ce que celles-ci ne voient jamais, le devinant seulement après l'avoir vécu, quand elles envoient leurs enfants à l'école. Cet endroit qui leur est interdit est l'espace dans lequel ils s'initient aux savoirs, aux techniques et aux disciplines, qui sont autant de secrets et de mystères.

Le comptoir d'un café-restaurant. Les serveuses s'activent à y faire briller le zinc en astiquant les assiettes. Entre la blonde et la brune, une rouquine lance à la cantonade des mots, éducation, travail, industrie, finance, police, agriculture, diplomatie, commerce, religion, télévision. Elle, c'est Evane Hanska, fille d'un père carreleur et d'une mère employée de bureau. L'amie de Jean Eustache à qui elle dédiera un livre en 2001 est alors entre deux mondes, celui du cinéma et celui de la littérature. Elle joue la serveuse comme dans une scène inédite de Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967). Comme les enfants qui lèvent le doigt sans dire un mot, elle dit des mots comme si elle levait le doigt, tous enfants de Bécassine dont les puissants devraient se méfier parce qu'elle se tait.

Avec le ralenti, on décompose le désir des « bonnes femmes » qui, comme les « monstres » jouent avec leurs machins, sont aussi des machines. On y entraperçoit de l'inconnu, ainsi le socialisme qui sera attesté le jour où une serveuse ou une cuisinière deviendra cheffe d'État. Une aria connue de Haendel en indique les modalités selon ses deux versions respectives, tantôt « Laisse l'épine, / cueille la rose ; / tu ne cherches que ta douleur », tantôt « Laisse-moi pleurer / sur mon cruel sort, / et soupirer / à la liberté ». La même aria ouvrira Antichrist (2009) de Lars von Trier, une autre histoire de « monstres » domestiques. On le verra, le socialisme français sentira un peu la rose avant que l'épine ne fasse des échardes empoisonnées. Le ralenti fait voir le dur après-coup de cette vérité.

« Au travail, mon vieux ! » dit-elle un peu en rigolant. Alors lui demande : « Pourquoi travail ? » et elle de lui répondre avec le mantra qui a valeur aussi de ritournelle : « Ça, c'est une autre histoire ».

Cinquième mouvement (Impression/Dictée)

Au tableau noir, cet écran de profonde angoisse, Arnaud se livre aux opérations de l'arithmétique, à ses calculs de poudre crayeuse qui peuvent le conduire dans une forêt obscure de chiffres et s'y perdre en nouveau Petit Poucet. On le croisait déjà dans les bois de Week-end (1967) avec le visage d'Yves Afonso (en passant, on remarque ce film de Godard est, avec Deux ou trois choses que je sais d'elle tourné la même année, celui dont le spectre insiste le plus à l'occasion des deux séries télé).

Il y a ce qui se chiffre, des comptes et des messages, et ce qui s'impressionne, des impressions d'ensemble et d'autres de solitude. L'impression possède un secret, le chiffre autour duquel gravite cette fois-ci Godard-Linard en distante compagnie d'Arnaud dans le rôle lunaire du satellite. Des presses d'un journal à la ronéo avec laquelle le garçon fait des photocopies, l'impression passe et revient. Ses chaînes font alors des boucles qui touchent à la préhistoire de la grammaire, en amont de l'ordre grammatical, à l'histoire de la « grammatisation » (le concept vient de Sylvain Auroux et Bernard Stiegler l'a repris pour son propre compte) qui est celle des techniques matérielles de la mémoire, la transformation des continuités temporelles en signes et espaces discrets : des grammes.

La discrétisation, qui substitue des relations portant sur des fonctions continues par un nombre fini de relations de type algébrique, invite dès lors à la discrétion, au secret comme à la critique, au crible qui servait déjà au paysan de l'antiquité à séparer le grain de la paille ou le bon grain de l'ivraie. Le secret peut être de Polichinelle aussi. C'est le chiffre de la naissance : la reproduction.

Télégrammes, vidéogrammes. Le cinquième mouvement de France tour détour deux enfants est un petit précis erratique de « grammatologie » (Jacques Derrida) parce que son accouchement est laborieux. Godard-Linard est à la peine, parle parfois tout seul, ses questions cartésiennes sur le doute quant à savoir si l'on existe tombent à l'eau. Alors il s'agace, reconnaît cependant qu'il est difficile de suivre une conversation quand elle s'invente, a peut-être une pensée pour les enfants qu'il n'aura jamais. Pris dans la monotonie des photocopies, Arnaud répond à côté : il est dans la lune.

Les « monstres » obéissent à leurs machines de reproduction. Ils répondent à leur dictée, celle-là même qui empêche Arnaud, attaché à ronéotyper les feuilles de cours, de s'approcher des questions auxquelles il n'entend littéralement rien. Le silence persiste mais à l'encontre aussi du bruit ambiant qu'amplifie le zapping radio-télévisuel. Le silence qui donne à penser, avec le différé caractérisant la diffusion des émissions de télévision, une « différance » plus essentielle en ne se réduisant pas seulement au report forcé des espérances (décidément, Derrida est bien le spectre de cet épisode).

Face à la discipline obéissante des machines, une apologie anarchiste du vol qu'attestent les tricheries dans le métro et les supermarchés rompt avec toute idée de « programme commun », social-démocrate ou gauchiste. La programmation est une région de l'histoire de la grammatisation mais il existe d'autres formes d'impression, un rêve au réveil, le ventre rond d'une femme enceinte.

Godard-Linard n'aura pourtant pas perdu son temps, même si le pessimisme est un chien de l'enfer à ses trousses, avec le suicide des copains et le désert qu'est en train de devenir l'hypothèse d'un communisme anti-stalinien. Un peu de fiction, alors. Une secrétaire de direction, enceinte et nue, est la porteuse d'un secret, un Polichinelle dans le tiroir, celui du manque d'imagination des hommes, ces dirigeants sans direction ni orientation, à les astreindre absolument à la reproduction. Et puis une hypothèse anthropologique : un passage au Musée de l'Homme avec Arnaud est l'occasion d'une fulgurance, l'origine de la lettre A dont le modèle serait le compas qui permet de tracer un cercle. Un zéro, cette invention arabe qui sépare le négatif du positif, ce qu'il y a au-dessus comme en dessous.

« Bon, j'attends la récré ! » dit-elle. « Pourquoi attendre ? » dit-il. « Ça, c'est une autre histoire ».

Sixième mouvement (Expression/Français)

Dans la cour de récréation poussent des forêts de mains et des fleurs de visages enfantins. C'est le printemps en hiver. La télé de quartier s'y rend toutefois en y soupçonnant l'oppression, des expressions qui viennent aux enfants vivant sous la pression de l'école et la dictée de l'éducation. Et les slogans généreux des manifs, « Tout est à nous, rien n'est à eux », n'y peuvent rien. On se souvient alors du titre d'un vieux film de René Clair : À nous la liberté (1931). La cour est une prison mais les visites parentales y sont interdites, au contraire de l'hôpital où l'on se rend pour voir les malades ou du zoo où l'on regarde les animaux, pas moins épargnés que les autres par la prison.

Camille porte des lunettes, de la buée sort de sa bouche quand en sortent des mots. Pourquoi donc les enfants crient-ils dans la cour de récré ? demande Godard-Linard. Pendant ce temps-là, les « monstres » parlent avec d'abondants adjectifs, un homme qui décrit sa compagne et puis l'inverse dans une reprise infiniment moins lyrique de l'ouverture du Mépris (1962). Mais la tragédie est la même, le langage qui morcelle et le désir d'en voir et d'en avoir davantage – l'avoir-plus dont le philosophe Mehdi Belhaj Kacem a formalisé la théorie sous le concept de « pléonectique ».

Les journalistes voient qu'il y a non seulement du sérieux en Camille, mais également du vieux. Et si elle en dit peu, c'est de façon peut-être plus visible qu'avec Arnaud pour n'avoir pas à être emmerdée par les effets de rivalité et de jalousie entraînés par sa petite célébrité télévisuelle. Elle garde pour elle ce qu'énonce le journaliste qui lui pose des questions, ces cris d'écoliers parce que l'étude fait mal dans les corps, encore parce que l'étude est un travail seulement payé de notes.

C'est le style de Camille qui va tellement plus loin que tous les stylos de l'école. C'est le style des six nanas qui tournent en rond autour d'un terrain de football. C'est le style de Léo Ferré, dans la rudesse masculine de ses paroles et la fragilité de celui qui reconnaît sa loi dans le cul de la femme qu'il aime, avant d'ouvrir tous les paysages qui lui permettent enfin d'accéder à l'abri secret de son cœur. C'est le style d'Alexandre Soljenitsyne qui a offert à tous les communistes de voir qu'ils avaient dans le ventre et sans le savoir une île de l'archipel du Goulag. Et le style de celui qui a trouvé le rapport du chanteur et de l'écrivain pour faire voir les monstres informes de l'inconscient social.

Ce maître ignorant qu'est Godard-Linard, lecteur plus que probable alors de Jacques Rancière comme de René Schérer, a du style et il est celui du cœur, fidèle et déchiré, en voyant des opprimés qui crient partout et qui tortillent du cul en espérant un jour prochain envoyer chier toute l'oppression. Cet épisode est l'une des choses parmi les plus admirables et émouvantes qu'il ait jamais faites, avec l'hymne au néoréalisme dans les Histoire(s) du cinéma (épisode 3a, « La monnaie de l'absolu ») que rehausse la sublime chanson de Richard Cocciante, « La nostra lingua italiana ».

« On va se calmer avant d'attaquer » dit-il. « Attaquer qui ? » demande-t-elle plutôt que quoi. « Ça, c'est une autre histoire » lui répond-il alors. « Ou bien une autre chanson » précisera-t-elle.

Septième mouvement (Violence/Grammaire)

Camille est punie, c'est pourquoi la maîtresse l'enjoint à copier cinquante fois la phrase suivante : « je ne dois pas parler en classe ». L'injonction, le commandement, l'ordre. Donner des ordres, en recevoir et puis répéter le début du poème « L'Invitation au voyage » de Baudelaire disant que « tout ici n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». La recopie est une punition soft, un luxe pour les sociétés libérales mais le calme et la volupté n'empêchent pas d'y percevoir des travaux forcés.

La recopie conforme à la règle sévère des disciplines les originaux qu'elle voudrait déformer. La violence a les reproductions qu'organisent les « monstres » qui prennent en charge leurs enfants dès la naissance. Y répondent d'autres formes de violence : la désobéissance d'une élève qui s'amuse avec ses copines à imiter l'institutrice, autre recopie ; le lait qui déborde et que le couvercle retient comme les rivages contraignent le fleuve dans une image chère à Bertolt Brecht. Et l'oisillon qui crève la coquille selon un autre exemple que Godard-Linard a dû dénicher celui-là chez Jean Genet.

Des archives de la guerre moderne, tanks, navires et avions à réaction. Des marches au pas de l'oie, un, deux, un deux, comme les enfants dans le gymnase sous la férule des professeurs sévères de sport. La forme-caserne affecte le fonctionnement de l'école elle-même, avec ses ordres et ses lignes, avec ses règles et ses grilles, avec ses devoirs et les sanctions quand ils n'ont pas été respectés. La marge où l'enseignant inscrit ses notes devient celle où l'écolière est reléguée en étant punie, elle à qui l'on interdit de copier sur ses camarades alors que la copie est partout, dans la mode avec ses patrons et ses modèles, dans la recopie tous azimuts, imprimée, télévisée et saturée, des visibilités.

Une enfant à l'école dans France tour détour deux enfants

On fait ses gammes comme on fait des lignes, on tire à la ligne en revenant à la ligne, maison-école-usine-caserne, toute la grammaire de la vie moderne. On croit avoir le dernier mot alors que l'on voudrait avoir le premier et si le deuxième ne vient pas souvent, c'est parce qu'on est trop seul à faire ce travail, alors forcément le premier mot apparaît comme le dernier. Godard-Linard est en boucle et Camille aussi et si les boucles ne se croisent pas ou alors si peu, c'est peut-être aussi parce que la seconde a repéré dans le premier une autre figure d'obéissance et d'autorité. Même ignorant, il y a toujours du bon à résister un maître qui peut alors penser à autre chose, ainsi des vallées enneigées.

La violence est toujours déjà celle du cadre, des cartes postales qui sont des images réduites du droit sacré à la propriété privée. « Mon pays », la magnifique chanson du québécois Gilles Vigneault, y oppose vigoureusement une série de négatives préparant à de grandes affirmations : « mon pays, ce n'est pas un pays, c'est l'hiver », « mon jardin, ce n'est pas un jardin, c'est la plaine », « mon chemin, ce n'est pas un chemin, c'est la neige ». Les « années d'hiver » dont Félix Guattari a parlé pour qualifier les années 80 et leur offensive néolibérale ont déjà commencé à la fin des années 70.

Alors, puisque l'hiver est tombé, allons voir avec quoi se chauffe un paysan pour en passer l'âpre saison. Après Louison dans le deuxième épisode de Six fois deux / Sur et sous la communication (1976), c'est Bernard Lambert, ce militant et syndicaliste à l'origine de la Confédération paysanne dont une grande parole est rapportée et elle envoie du bois, ce bois vert qui continuera de brûler jusque dans Film socialisme (2010) : « Quand la loi n'est pas juste, la justice passe avant la loi ». Une demande de justice est toujours nichée dans la coquille de désobéissance d'une enfant.

La mémoire, c'est quoi, une usine ou un paysage ? Un peu comme maman-papa et puis la télé entre eux et leurs enfants et elle partage avec cette machine-là plus qu'un air de famille. La télé de quartier Miéville-Godard abrite un atelier d'artisans où résident des artistes de variété, on le dit ainsi à la manière de Léo Ferré car on pourrait leur reprocher de parler de choses qui ne les regardent pas.

« Bon, il faut s'arrêter, c'est l'heure de la publicité » dit-il. « Pourquoi il y a de la publicité ? » dit-elle. Oui, pourquoi donc la pub mettrait-elle à l'arrêt ? La réponse : « Ça, c'est une autre histoire ».

Huitième mouvement (Désordre/Calcul)

Ah oui, on ne l'avait toujours pas dit. Avant Julien Clerc et Léo Ferré, il y a une autre artiste de variétés, Janis Joplin, dont une version live de « River Jourdain » ouvre chacun des douze épisodes de la série. Il s'agit bien de passer le Jourdain et voir à l'horizon la terre promise d'une télévision qui aurait le souci des gens. Et s'y baptiser comme Jésus dans l'angélique compagnie des enfants.

Le Jourdain peut être aussi la rue, celle où Arnaud se retourne quand passe une fille et, dans son dos à lui, les manchettes dégueulasses de la presse à sensation. La même rue où, plus loin, le garçon vole à l'étalage comme un lointain descendant de l'Antoine Doinel du vieux copain qui ne l'est plus, François Truffaut. Il sera en effet question de commerce et d'échange, de la circulation de l'argent comme un flux autoroutier et des dollars comme l'invasion des crickets pèlerins. De l'équivalent monétaire avec ses prévisions calculées et ses imprévisibles dévastations. La surimpression des immeubles de la Défense sur un plan d'une file de gauchistes, les mains sur la tête, dans Tout va bien (1972) donne l'indication d'un secret défense approché par la bande avant d'en faire sauter la banque.

Les « monstres » sont en effet soumis à la loi d'airain des grands nombres, celle du toujours plus mais que des un : un + un + un à l'infini. Multiplier les profits en ignorant les divisions dont ils sont la provocation. Les gens se voudraient des nombres entiers alors qu'ils n'en sont que les fractions, cela s'énonçait déjà dans un moment ou deux de Six fois deux / Sur et sous la communication.

Chez lui, Arnaud est avec un copain. Il mange un biscuit et devise avec Godard-Linard pour savoir si le commerce est doux comme la paix ou dur comme la guerre, s'il faut être calé en maths pour faire des affaires et si l'âge de pierre n'était pas le contraire de l'abondance alors même que l'agroalimentaire est très loin d'avoir mis un terme aux famines africaines. Pour Betty, le commerce des mots entre ces trois-là est biaisé, on n'aurait peut-être pas bien procédé. La balance des paiements est déséquilibré, du débit mais peu de crédit. Alors Godard-Linard force un peu en prenant une blague d'Arnaud au mot quand il balance de grosses liasses de billets au garçon qui avait avoué en riant qu'il aurait bien voulu être payé à faire les émissions sur la base d'un gros million.

Cet argent est celui de la production et les enfants se marrent à ne pas savoir qu'en faire, eux qui en idée se représentent davantage en petite pièce de monnaie qu'en gros billet. Dans leurs rigolades, il y a d'autres échanges, des dons comme des baisers que l'on ne donne pas seulement à Noël à sa maman. L'argent passe, ses flux coulent et circulent en voulant ne laisser derrière eux aucune trace mais ce roman-là est celui d'un voleur. L'affabulation d'un tricheur comme celui qui sourit en surimpression sur le sillage des avions qui passent au-dessus de nos têtes et que les gauchistes feraient bien de détourner. Cet homme est Michael Blumenthal, le secrétaire étasunien du Trésor.

Les comptes sont toujours mauvais, la preuve en est de leurs restes comme des traces obscènes. L'argent est l'autre face des images, leur dos qui reste invisible : « l'envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l'endroit » comme l'a dit Gilles Deleuze et que répétera Peter Szendy. Montrer l'argent c'est exposer le dos des choses, ce qui est en bas, leur fondement, leur cul. Et si ça fait rire les enfants, eh bien c'est au moins ça de pris, ça de volé au grand détournement organisé.

« C'est l'heure de la publicité », encore une fois. « Pourquoi l'heure ? » demande-t-il. « Ça, c'est une autre histoire » lui répond-elle. Une autre histoire, de l'équivalence entre le temps et l'argent.

Neuvième mouvement (Pouvoir/Musique)

Camille est à la maison. Elle met un disque et écoute de la musique, de la savante (peut-être du Mahler dirigé par Bruno Walter) et de la populaire (peut-être les Rolling Stones qui reprennent « Like a Rolling Stone » de Bob Dylan). Seule, elle cherche dans la musique un peu de compagnie. La radio en offrirait aussi en diffusant les voix spectrales du chef de la parade (Michel Drucker) et de l'idole (Claude François). Les voix de son maître pour les solitaires qui le sont à plusieurs.

Les « monstres » vivent entre compagnies et compagnons, les grosses entreprises et les marchandises qui, comme un chef d'orchestre, dirigent leur mouvement. Chef d'orchestre, chef d'entreprise, chef de rang, toute la chefferie sociale qui attendrait sa décapitation. C'est notre musique, c'est le disque en boucle du capital. Changer de disque, c'est espérer la révolution dans le désir d'autres rotations et gravitations, la puissance (d'être et de sentir) plutôt que le pouvoir (de faire faire). Dans la distante compagnie des autres plutôt que dans celle, trop présente, de leur simulacre.

Si le disque est à soi, la musique est-elle à tout le monde ? Le son est-il plus fort que l'image et la musique, soumise à la direction de la voix comme un chien à son maître ? Son et image ou musique et voix entretiennent-ils des rapports semblables aux relations entre maman et papa, entre le patron et ses salariés ? Et les ouvriers, à l'usine, ont-il chanté ce qu'il y avait sur le disque qu'ils ont en série fabriqué ? La série métonymique des termes de l'oppression, asservissement et domination, soumission et exploitation, peut se comprendre dans des histoires de rapport entre la musique et la voix. Et la première obéit au commandement de la seconde comme les sirènes qui continuent à exercer leur fatale attraction depuis l'Odyssée, de la caserne à l'école et de la maison à l'usine.

Émanciper la musique du bruit comme la voix de la parole, les libérer du pouvoir de commandement dont l'aria de Haendel déjà entendue, « Laschia ch'io pianga », est également un conducteur appelle une histoire, celle de Hitler en successeur de Mozart. Le musicien viennois répondait aux commandes des rois et des princes, le dictateur d'origine autrichienne commandait aux masses qu'il avait ensorcelées avec sa voix. La fable remonte à loin et pas si loin finalement. Et, pour qui veut l'entendre, la morale de la fable résonne encore dans les couloirs du métro quand le violoncelliste qui joue des notes de Bach accompagne au loin la marche au pas des travailleurs.

Pendant ce temps-là, « les affaires reprennent », avec le chômage qui augmente, le Sud-Liban envahi par Israël, le championnat de foot et la dictature en Argentine. La musique est connue, c'est toujours la même, les rengaines de la multiplication par la division, celle de la croissance, cette catastrophe comme la souris mangée par le chat dont parle dans Six fois deux le mathématicien René Thom.

« Demain, on fera et on ne fera pas d'histoire » dit-il. « Pourquoi demain et pas hier ? » lui demande-t-elle alors. « Ça, c'est une autre histoire » lui répond-il, juste pour faire des histoires.

Dixième mouvement (Roman/Économie)

Arnaud est au poste, posté devant le poste de télévision. Il regarde ce qui y passe, avale biscuits et morceaux de chocolat. Son ventre a faim, ses yeux et ses oreilles aussi. Le poste est un garde-manger, un frigo où l'on y trouve à boire et à manger et les produits que l'on y trouve en abondance ne sont pas toujours frais ni du meilleur choix. La librairie d'à côté est un autre supermarché, un étal avec ses quartiers de viande que sont les histoires de cul et les autres de sang. Pourquoi, donc, se fait-on autant raconter d'histoires ? Pourquoi a-t-on tellement besoin, en effet, de déléguer à d'autres le travail d'écrire nos récits à nous, sinon parce que nous manquons en général d'imagination, incapables que nous serions d'imaginer les aventures que, pourtant, au quotidien nous vivons ?

Une jeune fille lit le tout début d'un roman qui évoque un retour à Manderley. Ce retour nous est bien évidemment familier. On reconnaît le roman sans même l'avoir jamais lu parce qu'il a été adapté au cinéma par Alfred Hitchcock à l'occasion de son premier film hollywoodien, Rebecca (1940) d'après Daphné du Maurier. Cette histoire-là est restée, ses traces n'ont pas encore été complètement effacées. Son dépôt fait le sédiment, le lit de beaucoup d'esprits. Mais il y a tant d'histoires qui finissent à la poubelle, déposées sur les étals pour être vite consommées et aussi mal évacuées.

Si nous sommes économes dans le partage de nos récits, c'est en ayant préféré se faire raconter nos histoires à notre place mais voilà, cette économie-là est doublement mensongère en leur ajoutant beaucoup d'argent et d'héroïsme. L'imagination est une industrie dont les profits sont la condition que nous en manquions, séparés que nous sommes des récits qui font le lit défait de nos vies.

Arnaud expérimente de nouvelles analogies, entre la télé et la tire-lire, entre l'écran où les programmes sont diffusés et la vitrine attrayante des grands magasins. Si argent et marchandises se saisissent avec les mains, les images se prennent avec d'autres organes à l'instar des oreilles et des yeux. Arnaud finira par l'admettre même s'il répète à tout bout de champ « je m'en fous » quand les alternatives proposées par Godard-Linard au fond l'indiffèrent. Pourtant le reporter persévère en mettant les pieds dans le plat comme on oserait plus le faire aujourd'hui : si certaines émissions emmerdent le petit garçon, c'est parce qu'elles le font chier et s'il s'ennuie, c'est qu'il les chie aussi.

Les images passent non seulement par le canal des yeux et celui des oreilles mais d'autres organes sont également sollicités comme l'estomac par où passent les images qui finissent excrétées quand elles échouent à se déposer, à passer dans le sang et à en revitaliser la circulation et le sédiment.

Les images, ça se rumine mais nos ruminations audiovisuelles auraient toutefois moins de sensibilité que la rumination des animaux de la ferme, chevaux, moutons, oie et vaches, ferme orwellienne. Nourris par l'agroalimentaire des imaginaires labellisée US, nous vivons avec le minimum vital d'une imagination dont les images coûtent cher. N'en pas faire un roman raconte quelque chose de ce gavage-là, avec ses gâteries sanglantes et ses goinfreries de sexe qui provoquent la constipation dont parlait déjà si bien la mère de famille de Numéro deux (1975) qui en avait plein le cul de sa vie.

« Demain, il faudra parler de notre réel à nous » propose-t-elle. Et lui de poser alors la question : « Pourquoi nous ? ». « Ça, c'est une autre histoire » en sera la réponse parce qu'il faut continuer.

Onzième mouvement (Réalité/Logique)

Le onzième épisode de France tour détour deux enfants, l'avant-dernier de la série. Les avant-dernières choses. La fin presse, imminente, programmée. Avant elle, il y a toutefois encore du différé et pas qu'à la télé. Les avant-dernières choses disent ce qu'il en est du temps de la fin quand le double comme une ombre l'autre temps, moins celui d'après que le temps d'à côté, le temps parallèle des possibles et des virtualités, l'entre-temps des fantômes de l'inconscient, le temps intervallaire des rêves et des désirs, des espérances et des réminiscences. Pas le temps de la fin qui est un mur mais le temps d'à côté, celui des avant-dernières choses, des utopies qui font signe en clignement d'yeux.

Camille prépare la table pour le repas du soir, elle y pose les plats et la soupe est servie. Elle n'en fait pas un plat même si le bouillon a parfois le goût de la grimace. Le repas en famille a été longtemps, il est encore « notre pain quotidien ». Toute une micropolitique s'y tient, dans ses creux et interstices et elle n'est seulement perceptible qu'au ralenti. Dans le bruit de concert des assiettes et des couverts, dans la petite cacophonie des paroles des adultes et des enfants qui babillent, les uns qui parlent économie et les seconds qui en balbutient une autre, celle des multiplications à l'école et du mystère de la différence des sexes. Albert et Betty se demandent si cela ne va pas ennuyer les téléspectateurs. Il y a des longueurs, diraient-ils, mais c'est pourtant ce qu'ils font à longueur de journée, vivre et manger en famille. Cela n'est peut-être pas l'objet d'un regard, désirable ou légitime.

L'avant-dernier épisode y répond avec beaucoup d'égard. Le plan est long et Camille y est au centre, que traverse la diagonale de l'ombre et de la lumière qui divise le carré de mur derrière elle. Camille est là et pas là, avec et ailleurs. On voit sa solitude, ce grand dehors et son mystère. On remarque aussi ses fréquents clignements d'yeux, peut-être les symptômes d'une fatigue oculaire consécutive à un manque de sommeil, peut-être des troubles obsessionnels compulsifs. On ne les avait jamais vus auparavant et on ne voit que ça. Les tocs font toc-toc dans la tête de chouette d'une petite Athéna.

Godard-Linard, lui, on ne l'entendra pas. Son silence parle pour lui en témoignant qu'il y a du silence, même au milieu du bruit. Autrement dit : il y a un bruit de fond de douleur des paroles inaudibles. Albert et Betty en profitent alors pour échanger des balles, celles des systèmes complexes avec leurs variations et les hasards qui défient toute programmation. S'y polarisent les attractions du sexe et de la mort avec des surimpressions d'images de vedettes et d'autres de guerre. Les Histoire(s) du cinéma y trouveront une esquisse avec l'épisode 2b intitulé « Fatale Beauté ».

La complexification des sociétés humaines à l'heure de la télé obscurcit ce qu'elle est censée éclairer. Un atelier de ciné-télé tente alors avec les moyens du bord un brouillon de clarification de ce que font les « monstres » entre le sexe qui voudrait résister à la mort et la mort dont la perpétuation se tient pourtant au bout du sexe. Alors on se fait un plan, une magnifique vue de Rolle avec la neuvième de Mahler et le Léman argenté. Et un lent zoom avant qui arrache au paysage romantique le dragon tapi dans ses plis d'une usine crachant de la fumée. Alors, on se raconte une histoire, une bonne blague qui peut virer à la mauvaise plaisanterie, celle de la CGT depuis Mai 68. Nombreux sont les cortèges qui ont suivi depuis, d'autres chaînes s'ajoutant aux centaines de milliers d'autres. Combien de manifs depuis Chicago et Potemkine ? Une grève de perdue pour dix de retrouvées ?

Du cinéma parlant ou du cinéma muet ? La théorie pourrait aider à nous entendre un peu, la loi d'action de masse en chimie, celle de la théorie qui devient une force matérielle dans la pénétration des masses selon Marx. Les grands sujets semblent avoir cédé la place aux objets trouvés parce qu'ils ont été perdus, révolution et communisme. La répétition avec ses rituels risque de rabougrir les ritournelles qui finissent alors rengaines. Si l'on n'entend rien dans la chaîne des slogans, on perçoit quelque chose quand on fait un peu de silence, ainsi l'écho des paroles perdues de 1789.

L'actualité révolutionnaire tiendrait désormais d'une étoile morte en raison de son rayonnement fossile, d'un Big Bang dont son fond diffus cosmologique témoignerait. Aucun reniement pourtant, même si la mode fait alors fureur chez les intellectuels de la fin des années 70. Il suffit pour cela de lancer trois dés comme le fit l'enfant d'Héraclite, celui que l'on aperçoit dans l'épisode « René(e)s » de Six fois deux / Sur et sous la communication, celui que l'on retrouvera dans Les Trois Désastres (2013), ce court-métrage qui a préparé Godard à la 3D avec Adieu au langage. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard des bifurcations imprévisibles. Le pas de côté des avant-dernières choses.

« Alors on baisse le rideau » conclut Albert. « Pourquoi on ? » demande Betty. Quel rideau et qui est ce on ? « Ça, c'est une autre histoire ». Une histoire de peuple, de gens et de l'un de ses théâtres.

Douzième mouvement (Rêve/Morale)

Le douzième épisode clôt la série, il est aussi le remake du premier. Camille se mettait au lit, Arnaud y va lui aussi. C'est son tour désormais comme on fait le tour du cadran pour remonter les douze coups de l'horloge télévisuelle. Alors, quoi ? « La Treizième revient… C'est encor la première / ; Et c'est toujours la seule, ou c'est le seul moment ; / Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ? / Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?… » (Gérard de Nerval, « Artémis »).

Le douzième épisode est le treizième quand il relance le premier de la série et tous ceux qui l'auront précédés. Ce n'est pas le temps de la fin ou, même, la fin des temps mais leur remontée à l'origine, la nuit et le sommeil, l'enfance et l'univers, le Big Bang qui bat dans le corps d'un enfant. Si Arnaud est roi et Camille est reine, leur royaume n'a pour seuls sujets que le ping des mots et le pong des idées.

Un garçon se déshabille, il découvre son corps mais c'est pour mieux en conserver les secrets. Il se met au lit comme on part en voyage et s'il s'apprête à dormir et rêver, c'est comme la mouette qui vole en restant sur place, comme l'étranger qui nomadise dans le tourbillon de son immobilité.

Le sommeil ne lui vient pas facilement, alors Godard-Linard lui parle avec des balles déjà échangées avec Camille, sur et sous le filet de la communication quand ce n'est pas à côté. Le rêve est-il du réel et se conjugue-t-il à tous les temps, de l'indicatif comme du conditionnel ? Rêve-t-on le jour et si oui, à quoi ? Le rêve est-il obscur ou bien est-il clair et la nuit, est-elle de l'espace ou bien du temps ? Préfère-t-on dire que le jour est tombé ou bien que la nuit s'est levée et s'agit-il alors de la même chose ? Si le bruit revient au travail du jour, le silence appartient à la nuit et c'est un autre labeur, celui du sommeil nécessaire à la reproduction de la force de travail, celui du rêve qui imagine peut-être de produire un autre travail, et même d'anti-production, pourquoi pas. Rêver, c'est avoir une double vie même si l'on se croit unique, l'autre vie qui tiendrait à la fois du travail et de l'amour qui se partagent les rôles quand maman fait le ménage dans la chambre, même si elle n'est pas payée pour le faire. L'amour est le prix féminin et maternel du travail quand il est domestique et gratuit.

Et demain, est-ce un autre jour ? Le jour qui vient, celui d'après sera-t-il si différent du jour d'avant ? Et tous les jours qui se suivent depuis que l'univers existe, la matière en a-t-elle la mémoire, la terre où reposent les morts et l'eau qui leur a donné la vie ? « Matière et mémoire », ce couple bergsonien éclaire la nuit d'un enfant qui s'apprête à tomber dans les bras de Morphée. La télévision est la gardienne bruyante du sommeil de la société, son bruit blanc jusqu'au bout de la nuit. Et la tentative d'une télé autre, du point des gens qui pensent et des enfants qui n'en pensent pas moins, d'avoir permis de voir le « panoptique de l'enfance » dont parle René Schérer dans Émile perverti (1974).

Les préparatifs au voyage au bout de la nuit invitent à la pensée sauvage des frontières et des passages, avec la peau qu'on lave avant de se coucher parce qu'elle est encrassée des saletés de la journée. Et le rêve qui est le pays, non pas un pays ni une patrie mais « un chemin de neige, l'hiver et l'envers de la chanson » de Gilles Vigneault, où l'on entre mais à la seule condition de s'y livrer au travail qui consiste à faire la critique de la journée. Le jour est le royaume des « monstres », encore une fois, une dernière fois qui n'est jamais la dernière mais toujours l'avant-dernière, avec leurs totems, l'invention du feu et l'industrie, la circulation et le bricolage, la peur, la misère et le froid.

« Il y aura toujours un pauvre mec qui s'appelle Richard ». Pas il était une fois ou, comme au début, elle était une fois ou elle y avait une fois. Non, « il y aura » précise Betty. Alors c'est une séquence de bistrot comme il y en a tant chez Godard et l'une des plus belles qui soient. Le bistrot, c'est toujours le même théâtre, flipper, comptoir, miroir et toutes ces solitudes que verres et glaces réfléchissent jusqu'à l'entropie. Au théâtre du bistrot, il y a une chanson, « Richard » de Léo Ferré, décidément un grand ami de solitude pour le Godard de cette époque-là. En succédant à « Ton style » à la fin du sixième épisode de la série, cette chanson-là est une nouvelle fois donnée dans son intégralité. C'était déjà quasiment le cas de « Ma môme » de Jean Ferrat dans Vivre sa vie (1962), à vingt secondes près en effet. Et ce le sera à nouveau et entièrement, on aime tant à y repenser, avec « La nostra lingua italiana » de Richard Cocciante dans l'épisode 3a des Histoire(s) du cinéma.

Au bistrot, un homme est seul. Arrière et avant, le zoom lui associe les mots de Léo Ferré. C'est un autre Richard qui fait partie de « ces gens » et « il conviendrait de ne les connaître que disponibles à certaines heures pâles de la nuit », avec leurs problèmes qui sont profondément de mélancolie et que ne pourront jamais étancher tous les breuvages et liqueurs du monde entier. Et si l'on se dit « un petit pour la route » comme on fait un souhait après avoir éternué, le petit dernier compte moins que la route qui reste à faire, et fait remonter à l'origine de l'univers en étant toujours l'avant-dernier (Gilles Deleuze qualifiait ainsi, pour l'alcoolique, le dernier verre quand il se révèle l'avant-dernier).

Le mot de la fin, il n'y en aura pas parce que ni ce mot ni la fin n'existent. Notre finitude est immortelle (Jean-Luc Nancy et Mehdi Belhaj Kacem). « On ne veut pas mourir idiot » dit Betty en préférant la petite antenne locale à la grosse télévision nationale. Nous aussi, frères et sœurs d'adoption d'Arnaud et Camille, les deux pôles de l'enfance au masculin féminin d'Émile perverti.

Notes[+]