« France » de Bruno Dumont : Gloria Mediatica Mundi
France de Meurs n'est pas que le nom rigolo d'une vedette de télévision fictive, c'est surtout celui d'une allégorie qui associe à la défense d'une certaine idée de la France le combat nécessaire à dissocier du spectacle qui en travestit l'essence le cinéma qui en délivre la rédemption. France est une satire féroce dont l'acerbité est si outrée qu'elle voudrait rendre gorge aux artifices de la représentation, mascarade et cosmétique. Le scénario du pardon accordé aux blessures de la pulsion s'y impose cependant avec le naturel de la tradition opposant les tragédies du pays réel aux farces des liturgies médiatiques : la France meurt d'être un simulacre déraciné, sa vérité demeure ancrée dans la terre qui, elle, ne ment jamais.
« France », un film de Bruno Dumont (2020)
On ne le répétera jamais assez : Bruno Dumont n'est pas un réalisateur réaliste mais le cinéaste qui en exaspère le régime de vraisemblance à coup de blocs de réel, de soustraction psychologique et de forçages scénaristiques. La Vie de Jésus (1996) a pu entretenir un doute vite démenti avec L'Humanité (1999). L'enquête policière menée alors par l'improbable Pharaon de Winter avait pour sol celui des Flandres dont les paysages ont pour vocation picturale d'accueillir les grandes batailles archétypales de l'idiotie romanesque russe et de la bêtise pornographique d'ici. Le réalisme est l'ennemi juré du cinéma de Bruno Dumont qui en violente les assurances mimétiques dans la préférence du réel à la réalité : le réel qui est toujours naturellement duel se divise entre le mal perpétré par la bête humaine et le bien garanti par l'ange imperceptible en se confondant avec l'idiot.
L'appareillage de la pulsion (c'est la part naturaliste du cinéma de Bruno Dumont) et de sa rédemption (c'est sa part spiritualiste) est une machine de guerre contre les médiocres raccourcis sociologiques et psychologiques du réalisme. Même si la machine carbure à l'essence manichéiste en gisement souterrain des naphtes du christianisme. Avec France elle connaît une forme d'apothéose didactique en produisant un mélange signé d'étrangeté et d'irritabilité, soigné avec une perversité ne laissant pas d'intriguer. S'il assume d'être volontiers antipathique, le film de Bruno Dumont assure cependant qu'au terme souvent laborieux d'un chemin de croix qui est aussi celui du spectateur contrarié dans sa propension à l'empathie, la bêtise des gens d'en haut a pour voisinage et relève paradoxale la bestialité des gens d'en bas qui se double, parce qu'ils ont les pieds dans la terre qui est la façon la plus concrète d'avoir les pieds dessus, de leur capacité à pardonner au pire.
France tu meurs
Le premier plan de France a la valeur d'une ouverture programmatique dont le rituel est justement une affaire de rituel. Un mouvement de caméra descendant relie le ciel à l'entrée de l'Élysée et celle-ci à la présence de deux impétrantes, la journaliste vedette France de Meurs (Léa Seydoux) et son assistante Lou (Blanche Gardin) qui pénètrent dans le palais présidentiel avec la jouissance salace des petites filles mal élevées et prêtes à faire un mauvais coup. Leurs obscénités verbales et gestuelles ne se cachent même plus en parasitant si peu le protocole institutionnel de la conférence de presse. Elles exposent même une certaine organisation des démocraties consensuelles : si le chef de l'État en représente la tête, sa bouche a pour fondement les médias qui l'entendent au pied de la lettre – le fondement, autrement dit le cul. Entrer par devant avec l'esprit de derrière s'effectue en comprimant la distance du bas et du haut avec une proximité obscène. L'entrée en manière est sardonique en ne cessant plus d'être ressassée pendant 134 longues minutes même si l'on perçoit que la longueur a la nécessité d'étirer le malaise afin d'en vérifier avec sa ductilité sa portée allégorique.
Bruno Dumont a la dent dure et ne mâche ni ses mots ni ses images, c'est la moindre des choses face au monstre du complexe information-communication, moins ogresque qu'orgie virale. Il ne fait pourtant guère preuve d'originalité quand France de Meurs, aussi improbable que Pharaon de Winter en vedette à la fois des plateaux (les sunlights) et du terrain (les drones), met en scène ses reportages comme des fictions narcissiques faisant du théâtre des opérations militaires un arrière-plan spectaculaire. Il fait preuve de plus de perspicacité cependant en investissant la dimension théologique de la société du spectacle dont l'économie se divise, dans la perspective remontant de Giorgio Agamben à Guy Debord, entre le règne et la gloire, c'est-à-dire entre sa gouvernementalité fonctionnelle et son acclamation assurée par la liturgie médiatique, ses cérémoniels et ses offices.
De la gloire chrétienne à l'opinion démocratique il n'y a qu'un pas, celui de la tradition comme traduction, du grec (doxa) au latin (gloria) : opiner c'est consentir au pouvoir souverain et son ministère inclut le vedettariat médiatique dont les agents glorieux sont les anges contemporains ; faire un selfie, écrire un post ou liker c'est acclamer son économie en acquiesçant à sa domination(1).
La stratégie caricaturale exacerbe la représentation mais c'est en aplatissant la fiction pour en aplanir la vérité documentaire. Moyennant quoi, Emmanuel Macron joue autant son propre rôle que Léa Seydoux et Blanche Gardin jouent le leur. Elles et lui sont les figures trinitaires d'un même gardiennage du spectacle souverain compris sur les trois versants de son économie aristocratique : monarchique pour le président caractérisant sa manière de jupitérienne ; iconique avec la star de cinéma qui est aussi l'héritière d'un vieil empire de cinéma ; ironique avec l'humoriste accréditée du droit de moquer avec esprit le monde dont elle fait partie sans exception. D'un côté, l'esthétique de l'aplanissement trouvera à se prolonger avec l'usage frontal et extensif des fonds verts dont l'artefact rappelle lointainement les transparences de l'âge classique hollywoodien. De l'autre, l'aplatissement des discours en disperse les signes dans un bruit témoignant de l'effondrement du rapport de la parole à la vérité. Obscénités, borborygmes et onomatopées, silences gênants et hoquets grimaçants, répétitions hystériques et balbutiements symptomatiques : la régression de logos à phonê trahit l'abêtissement d'une parole vouée aux jouissances communicationnelles bruyantes plutôt qu'à celles, silencieuses, de la communion. Un peu de vin mal dégluti par un mécène catholique le signale.
Bruno Dumont a déjà expérimenté le langage des représentants du pouvoir comme infra-langage, soit l'ensemble des bruits de bouches échappés de trous jamais éloignés de s'apparenter à des trous de cul : chez les flics de P'tit Quinquin (2014) et sa suite Coincoin et les Z'inhumains (2018), chez les grands-bourgeois de Ma Loute (2016) comme chez les juges du tribunal ecclésiastique de Jeanne (2019). Même le grand écrivain Paul Claudel n'y échapperait pas dans Camille Claudel 1915 (2013). On pourra reconnaître aussi l'homologie stricte entre les roulements d'yeux et autres dodelinements évasifs d'un réalisateur de télévision et les ahurissements géniaux du commandant Van der Weyden (Bernard Pruvost) dans P'tit Quinquin et Coincoin. L'homologie s'appuie d'ailleurs sur une technique partagée, héritée par le cinéma de la télévision : celle de l'oreillette avec ses fonctions quasi-divines et surmoïques. C'est pourquoi Bruno Dumont joue avec ses acteurs, qu'ils soient professionnels ou amateurs, comme d'instruments à vent (la différence entre eux tient seulement même si décisivement à une question de tessiture). Si, avec sa rondeur malicieuse caractéristique, Blanche Gardin rappelle aux humoristes leur complicité ironique dans les jeux pipés de la démocratie consensuelle, Seydoux n'a peut-être jamais été aussi meilleure qu'en se donnant corps et âme à la représentation des agacements que son jeu, son habitus comme ses déclarations à la presse savent susciter vraiment. Ressemblant un coup à Catherine Deneuve et un autre à Marine Le Pen, Léa Seydoux ressemble surtout à elle-même en offrant les actes d'un exercice d'autocritique aux opérations esthétiques d'un cinéaste désireux de convertir l'auto-flagellation en sanctification.
Comment comprendre autrement les regards-caméras répétés de Léa Seydoux, filmée frontalement, en plongée et contre-plongée, qui ne supporte plus d'être de porcelaine et cherche au dehors, à savoir de l'autre côté de l'écran, l'esprit compatissant qui ferait don de l'âme qui lui manque tant ? France de Meurs est une lointaine sœur de Jeanne qui s'ignore. Mais si la seconde en nous regardant regardait Dieu qui lui promettait une gloire autre que celle de l'église qui la condamnait au bûcher, la première ne sait pas qu'elle est sacrifiée sur l'autel de l'opinion dont les cendres font écran au vrai peuple qui n'attend que Bruno Dumont pour rappeler aux icônes la chair réelle dont elles brûlent.
Les redondances sont cruelles (France tombe amoureuse d'un journaliste qui la manipule en tirant un coup pour en tirer un scoop) et les tautologies assassines (Benjamin Biolay dans le rôle du compagnon ressemble tellement à celui qu'on lui connaît que l'autodérision est à lui aussi sa planche de salut). Les simulacres de l'hyperréel, Bavière de carte postale accueillant en palimpseste La Montagne magique et Shining, Sahel et Moyen-Orient retrouvés dans les Pouilles, forment un écran protecteur au réel qui ne vient qu'en revenant à sa place : à la surface des visages de la plèbe dont les mots et la maladresse redonneraient du goût aux larmes en abondance versées. Autant sinon plus que Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915, Léa Seydoux est une machine à pleurer comme et quand elle veut et si Bruno Dumont en joue comme d'un robinet (voir le plan terrifiant d'une crise derrière un volant), c'est pour accueillir le sel du vrai qui se cultive ailleurs, dans les terres meurtries de la bestialité des rustres et dans leurs paroles de vérité capables d'en pardonner les horreurs.
France tu meurs dans la célébration des icônes médiatiques et l'acclamation dont elles organisent la liturgie consensuelle afin de faire tampon entre le pouvoir souverain et le peuple. France tu meurs quand l'auto-hypnose est une intoxication collective si puissante (les selfies pour ex-voto) que son vin étrangle la gorge de l'ambassadeur faisant l'éloge des noces du christianisme et du capitalisme.
France contre France
D'un côté, France ressert à l'ère de la télévision connectée le vieux plat de La Trahison des clercs (1927) de Julien Benda. Si l'engagement a changé aux temps actuels des confusions idéologiques entre la droite et la gauche (ses représentants dixit Lou s'apparentent à un vieux couple homo), il perdure dans la forme consensuelle d'une démocratie post-politique dont le pouvoir bipolaire se partage entre le règne et la gloire, la technocratie et sa liturgie. Le problème de la dénonciation du post-politique induit à force de surenchères à ne pas s'extraire des ornières de l'apolitisme. La critique du consensus apparaît finalement consensuelle comme significativement c'est le cas avec le politicien souverainiste qui réfute cette qualification en associant pourtant l'Europe des peuples à celle des nations et qui, à la différence des représentants de la droite et de la gauche qui couchent dans le même lit du néolibéralisme, tire évidemment son épingle du jeu en faisant craquer France.
De l'autre, le film de Bruno Dumont s'évertue à proposer une variante à l'ironie toute postmoderne d'Europe 51 de Roberto Rossellini en sachant pertinemment – autre perversité – que France n'est pas et ne sera jamais l'égale d'Irène quand bien même elle le souhaiterait. La bourgeoise traumatisée par la tentative de suicide de son fils vivait une douleur trop grande pour elle comme pour les investissements militants – communisme et catholicisme – qui pourraient en tirer profit à l'époque de l'après-guerre pour finir dans une forme de réclusion asilaire imprégnée du mysticisme de Simone Weil. La bourgeoise qui lui succède cherche à tout prix l'événement qui donnerait ou redonnerait sens à son existence : un livreur qu'elle renverse et dont elle s'entiche en donnant de l'argent à ses parents maghrébins ; l'amour dans les bras d'un traducteur arabe ou d'un faux professeur de latin ; la mort de son compagnon et de son fils victimes d'un autre accident de voiture.
En passant, l'esthétisation outrancière de la séquence de l'accident de voiture vouant à une destruction apocalyptique des figures inconsistantes est aussi antipathique que le massacre final de Twentynine Palms (2002). Ces signatures d'un nihilisme figuratif sont les symptômes d'une jouissance démiurgique qui mutile sa part spirituelle en surabondant le privilège du naturalisme.
Donc rien n'y fait : l'événement tant désiré qui n'est rien moins que le réel lui-même ne vient pas. Enfin, pas tout de suite, il arrivera mais pas là où on l'attend sauf pour les spectateurs assidus des films de Bruno Dumont qui ont, depuis Hors Satan (2011), la Côte d'Opale pour surface d'inscription et de réparation. Les larmes coulent pourtant comme si elles servaient à fluidifier la possibilité qu'arrive à France quelque chose qui relève de l'événement. Mais le déversoir est une cascade d'indifférence et la sensibilité est liquidée. Le don des larmes dont Catherine de Sienne distingue dans son Dialogue cinq sources de valeur spirituelle croissante, le robinet des yeux de Léa Seydoux en essore l'idée : la gratia ou le donum lacrimarum n'est plus ici que l'onction indiquant la gloria mediatica mundi.
Bruno Dumont essaie d'autres trucs qui se révèlent assez rapidement de fausses pistes : le son allumé par mégarde par ce démon de Lou qui fait entendre en direct une conversation moqueuse à l'égard des migrants pendant la diffusion d'un reportage ; l'amour insistant du faux professeur de latin joué par un vrai médiéviste et chanteur lyrique, Emanuele Arioli comme échappé d'un film d'Eugène Green (le Dies Irae qu'il chante est cité dans le Songe d'une nuit de sabbat de la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz et par Wendy Carlos qui s'en inspire au début de Shining). Il suit une autre piste qui forme une étrange série figurative quand on passe du livreur Baptiste (Jawad Zemmar) à Abdoul l'interprète (Tristan Sadeghi, passé du syndicalisme lycéen à la gouvernance d'entreprise) et de ce dernier au vrai-faux prof de latin Charles Castro. Progressivement, l'amateur hésitant cède le pas aux professionnels de l'estrade et c'est comme un embourgeoisement qui ne sied pas au cœur de France qui s'affaiblit sans savoir de quoi elle dépérit.
Il y a bien sûr la musique, l'une des plus belles choses que propose France en permettant à Bruno Dumont de prolonger son travail avec le chanteur-compositeur Christophe en dépit de son décès survenu en avril 2020 (le tournage du film avait déjà commencé en octobre 2019). C’est comme un léger poudroiement de notes de synthé, un nuage de ponctuations abstraites capable de promettre le ciel malgré l'obstruction numérique des fonds verts. Quand le filet maigre d'une voix folle fait entendre un sortilège inconnu, une psalmodie d'entre les morts. Christophe est un autre ange qui visite France et en accompagne l'héroïne éponyme mais à la fantaisie démonique de Lou s'est substituée l'intranquillité caractérisant un film de cinéma qui ne se contente pas de mordre la main télévisuelle qui le nourrit. Il est vrai que la satire sardonique se fatigue à épingler les actes de la liturgie médiatique dont la gloire dissout les frontières du public et du privé. Elle s'épuise à pousser à bout une actrice qui pleure sur commande en tirant de ses larmes le baptême de sa rédemption.
France fait quelquefois rire même s'il force à associer au rire le malaise des rieurs qui reconnaîtront l'irréalité de leur propre vie. En vérité, le film de Bruno Dumont ne rigole pas tant que ça en troussant la grande allégorie d'un combat de la France contre elle-même : la France glorieuse, démocratique, moderne et superficielle des acclamations et des opinions et celle non moins glorieuse, mais plus traditionnelle, populaire et profonde, de la faute et du pardon. La première est lisse et hystérique quand la seconde est épaisse et schizophrène. La première veut toujours plus quand la seconde se contente de moins. Et, pour la première, se rendre à la seconde c'est retrouver avec la terre lourde de pulsions sous ses pieds le ciel de leurs rémissions. Quand le mari de France essaie de la consoler de ses malheurs médiatiques en lui disant qu'elle n'est pas plus forte qu'une autre, elle le corrige en répondant par sa locution inverse : pas moins. Les deux locutions veulent dire autant mais la seconde indique au moins l'existence d'un moins. Il va donc falloir y aller voir.
France demeure
Comme Hadewijch (2009), France tire les bords de sa carte de France en tentant quelques pointes dans le monde arabe. Comme ce dernier film, la question de la gloire avérée depuis son fondement théologique se soumet à l'épreuve de ses manifestations islamiques avant de revenir au bercail de la terre natale imprégnée de catholicisme. La famille maghrébine de Baptiste était un début ; elle n'était de fait qu'une amorce avant les retrouvailles avec le vrai peuple, celui des autochtones habitant les terres épaisses et sombres du nord. On rêve en passant d'un film de Bruno Dumont qui donnerait plus de force et de consistance à la question arabe qui le hante tellement. Un rêve de film qu'il a un temps approché avec Hadewijch en étant effectivement plus singulier que La Vie de Jésus et son arabe utilitaire ou Flandres (2006) et son conflit dans un désert universel mais abstrait.
Pour son dernier reportage, France part pour la Côte d'Opale afin d'y interviewer l'ex-compagne d'un pédocriminel. La femme jouée par une actrice non professionnelle incarne une agricultrice dont les vaches paissent derrière la baie vitrée tandis que la journaliste l'interroge en la malmenant, offusquée par l'idée que celle-ci ait pu vivre avec un homme dont elle savait qu'il était sous l'empire d'obscures pulsions sexuelles. La femme insiste pourtant : cet homme qui a fait du mal, elle l'a aimé et elle lui a pardonné. France se retire et, sur le chemin du retour, considère le petit autel fabriqué par les gens du coin qu'ils ont dédié à la fillette victime du violeur. Elle refuse même le selfie habituel qui est pourtant la signature de sa gloire persistante malgré les scandales et les malheurs. C'est qu'elle reconnaît sûrement dans cet autel, avec son assemblage de messages écrits à la main, de peluches et de joujoux, et puis cette photo dont le cadre est remué par un vent soufflant très fort, comme la matrice archéologique d'un dispositif qu'elle connaît bien : celui du poste de télévision.
Alors Bruno Dumont monte un plan comme il en a fait souvent, un plan qui est à lui-même une signature : vu de loin s'impose le paysage du nord, avec ses vagues qui roulent sur la plage et les bandes de terres cultivées. Pas besoin à l'écran d'un clocher : cette terre parle et sa langue multicentenaire est celle de la paysannerie catholique française. L'appareillage de la pulsion et de sa rédemption est la machine de guerre nécessaire à vérifier deux choses : la bestialité pousse aux passages à l'acte pulsionnels mais leur rémission indique dans la gloire le désœuvrement caché qu'elle recèle ; le pardon est une autre faute, c'est une honte quand elle est oubliée dans un monde où le consensus médiatique a organisé sa neutralisation. La honte et le pardon sont des grâces qui sauvent la bourgeoise de l'effroi face à un prolétaire et fils probable de Gilet Jaune détruisant de rage un Vélib’. Elle pleure doucement en regardant la caméra, nous regardant pour nous inviter à faire de même en pardonnant à la violence des pauvres. Ce qui fait aussitôt surgir deux problèmes de taille : la terre dit la vérité en se rappelant à la déracinée ultime qu'est la journaliste ; la terre dit la vérité par la bouche des enracinés qui depuis des siècles la cultivent et l'habitent en formant un peuple substantiel qui est une nation censée s'opposer aux abstractions manipulables des opinions.
La terre ne ment pas est un énoncé pétainiste et le cinéma de Bruno Dumont de toute évidence ne l'est pas, sinon il ne se serait jamais autorisé le carnaval parodique des identités bariolées et dénaturalisées de Coincoin et les Z'inhumains. La terre dit la vérité des gens qui l'habitent et la cultivent. C'est un énoncé partageable par Charles Péguy, Georges Bernanos et Bruno Dumont qui s'en inspirent en indexant le scénario de France sur la lecture de Par ce demi-clair matin du même Péguy dont les cinq manuscrits inédits célèbrent le génie du peuple français. Mais ses inspirations ont aussi la duplicité de composer une autre manière de consensus quand Jeannette, l'enfance de Jeanne d’Arc (2017), en s'appuyant sur Jeanne d'Arc (1897) et Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (1910), satisfera tout aussi bien les amateurs de l'écrivain du temps de sa jeunesse socialiste que les partisans de son retour dans la maison-mère catholique. De la même façon, la critique de la gloire médiatique a pour sol une culture chrétienne dont ne s'émancipent certes pas la République laïque et les sociétés modernes et sécularisées, mais a aussi pour communauté un peuple-nation qui s'oppose moins au peuple-communication qu'il compose avec lui les deux faces de la même doxa(2).
France demeure livre au fond un credo si peu dissensuel pour l'époque actuelle. Il suffira ainsi d'apprécier la synchronisation des horloges quand la projection cannoise de France en mai 2021 est contemporaine de L'Art d'être français, dernier opus de l'intellectuel médiatique Michel Onfray qui revêt la déploration réactionnaire d'un libertaire défroqué passé via le souverainisme de l'anarchisme au nationalisme. On pourra leur opposer La France contre les robots (2019) de Jean-Marie Straub d'après un texte de Georges Bernanos. Le diptyque minimaliste y a la puissance d'incandescence d'une libellule dont les ailes dardent des rayons éclairant le foyer sombre du nihilisme technique pour rappeler au génie colérique du peuple français ses élans révolutionnaires.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Bruno Dumont
- Des Nouvelles du Front, « Coincoin et les Z'inhumains : L'identité frontalement biaisée », Le Rayon Vert, 23 septembre 2018.
- Thibaut Grégoire, « Ma loute de Bruno Dumont : Jouer ensemble ou jouer contre », Le Rayon Vert, 3 septembre 2016.
- Maël Mubalegh, « Prisonniers du désert : sur Terrence Malick, Bruno Dumont et Werner Herzog », Le Rayon Vert, 12 août 2016.
Notes