« Flow » de Gints Zilbalodis : Un abandon
Flow s'impose comme un film d'animaux perdus mais d'abord perdus sans les hommes. C'est cette subtilité, traduite par un sentiment d'abandon, qui le rend émouvant, et plus précisément par l'humanité dont les animaux conservent la trace et le reflet. A contrario, Flow intéresse moins lorsque les animaux commencent à se comporter comme des humains : le réalisme que le film avait su recréer perd en partie sa force.
« Flow, le chat qui n'avait plus peur de l'eau », un film de Gints Zilbalodis (2024)
Les premières séquences de Flow étonnent par le monde qu'elles mettent en place, qui est à la fois proche du nôtre et très différent. S'il s'agit de notre planète, le bestiaire qui la compose indique que l'action doit se dérouler des milliers d'années après notre ère, suffisamment loin dans le temps pour que l'évolution façonne une nouvelle espèce (?) de serpentaire et un immense cétacé inconnu recouvert de plusieurs ailerons. Les hommes semblent y vivre encore, en tout cas tout porte à croire qu'ils ont abandonné en urgence les lieux, comme le propriétaire du chat qui a laissé derrière lui un lit défait, des dessins et des crayons sur sa table de travail. Pourtant, cet homme ou cette femme adorait son chat, ou du moins les chats en général, au point de sculpter de nombreuses statues en bois et d'ériger en l'honneur de l'animal une gigantesque statue qui surplombe la vallée. Tout porte à croire aussi que Flow se déroule dans un monde post-apocalyptique où le climat est depuis longtemps hors de contrôle, les humains ayant probablement fui un énième tsunami et un nouveau bouleversement de la tectonique des plaques. Ce monde-là, ce monde de l'après, non sans humour, voue désormais un culte païen local ou global aux chats, qui eux n'ont pas évolué d'un poil, renouant avec les racines égyptiennes de l'animal tout en prolongeant la consécration que lui réserve notre époque à travers les réseaux sociaux : du chat influenceur à la divinité panthéiste, il n'y a donc qu'un pas. On peut évidemment postuler aussi que ce monde relève du rêve et non de la réalité, puisque tout y est étrangement familier sans ressembler à ce que nous connaissons, soit cette matière dont les rêves sont faits et que ceux-ci transforment à leur guise. Ou bien s'agit-il encore d'une planète éloignée où la vie aurait évolué selon des conditions assez similaires aux nôtres, relançant ainsi un ensemble de théories scientifiques et métaphysiques faisant de l'apparition de la vie une loi fondamentale de l'univers.
Flow déroute par contre par l'expérience immersive que le cinéaste letton Gints Zilbalodis et ses équipes proposent. Le film laisse la désagréable impression d'assister à un croisement de cinématiques et d'un gameplay hérités d'un jeu vidéo cheap. Flow passe aussi pour une sorte de remake des films d'aventure pour enfants avec des animaux en chair et en os, tel L'Incroyable Voyage produit par Disney, avec le côté un peu mièvre qui peut l'accompagner, notamment dans son discours pacifiste et universaliste. Or, Flow est un film d'animation qui ne perd pas de vue une certaine forme de réalisme dans la description du comportement des animaux qui finit par lui donner une force comparable à un film de fiction dans lequel des animaux pavloviens sont en réalité menés à la baguette et à la récompense. Le film de Gints Zilbalodis n'a pas la force ontologique du réalisme chère à Bazin, mais qu'importe, l'animation n'en perd pas pour autant la sensation. Impossible en effet de ne pas s'émouvoir des premiers bonds du chat et lorsque celui-ci se frotte aux sculptures en bois, ou encore lorsqu'il se met à jouer avec la queue du petit singe. Ni quand le chien, sur le bateau, fait une galipette pour imiter son compagnon de voyage ou demande de jouer avec la boule de cristal. Le recours à l'animation ne change donc pas grand-chose au résultat. En bon bazinnien, on appréciera peut-être plus de voir un chien réellement se comporter comme un chien, et idéalement dans un plan non-découpé, plutôt qu'une reproduction animée imitant un animal réel. Le faux n'est tout de façon jamais loin. Dans la réalité, il faudra jouer et prendre des risques avec le caractère imprévisible de l'animal, accepter les accidents de tournage ou capter le miracle qui se sera fait longuement attendre. Dans le cas contraire, il faudra tricher, et combien ne le font pas ? L'animation contrôle ouvertement ces différents aspects et permet d'y arriver directement, le problème devient alors plus relatif. Là où néanmoins Flow faiblit, c'est lorsque les animaux se mettent à avoir un comportement humain, comme lorsqu'ils se montrent capables de diriger le gouvernail du voilier. L'ambition réaliste du film, s'il y en avait une et à condition que celui-ci ne soit pas un rêve, s'estompe définitivement pour dériver dans des eaux à perte de vue où il n'y a plus grand-chose de très intéressant à dire.
Il serait faux d'affirmer que Flow est un film où l'humain n'existerait plus stricto sensu. Outre les décors qui signifient qu'il a évidemment peuplé ce monde et qu'il habite encore certainement des régions retirées où le climat est plus serein, la plupart des animaux ont un comportement à la fois animal et anthropomorphisé que seuls les humains ont pu transmettre. Les chiens, surtout, reproduisent les mêmes gestes qu'ils ont connus avec leurs maîtres comme s'ils les avaient quittés la veille. Ils sont façonnés à leur image et inversement, le chien peut aussi faire l'homme, et il n'aurait pas été impossible de voir dans ce monde une statue géante de chien surplombant les flots. Le lémurien, voleur d'objets, tient plus que tout à ses trésors qui proviennent tous de notre quotidien. Quant au chat, il vit à la lisière de nos maisons et de la nature, à la fois domestiqué et sauvage comme il a toujours été depuis que nous l'avons apprivoisé. Le rongeur (un capybara paresseux, peut-être apprivoisé au vu de docilité ?) et l'oiseau ont plus un comportement d'animaux sauf lorsque le récit leur octroie maladroitement des capacités humaines. Flow s'impose comme un film d'animaux perdus mais d'abord perdus sans les hommes. C'est cette subtilité, traduite par un sentiment d'abandon, qui le rend émouvant malgré un aspect de son anthropomorphisme qui atténue la force de son réalisme. Autrement dit : les animaux du film bouleversent par l'humanité dont ils conservent la trace et le reflet mais perdent notre intérêt quand ils commencent à se comporter comme des humains. Dans le premier cas, ce sont encore des animaux, dans le second ils sont quasi totalement anthropomorphisés. Les animaux, encore empreints de la main de l'homme pour avoir dépendus de sa présence de près ou de loin, doivent survivre dans un monde qu'une catastrophe naturelle a rendu trop difficile à comprendre : les humains ne sont plus là pour faire écran. Dans l'autre sens, c'est tout aussi émouvant de voir, comme forme de restance de l'humanité, un immense chat taillé dans la pierre, et on pense alors à la tristesse des hommes et femmes qui ont du laisser derrière eux leurs animaux de compagnie.
Pour abandonner leurs animaux, les hommes sont forts et, inversement, comme les images de la guerre en Ukraine l'ont douloureusement rappelé, les animaux peuvent aussi tout représenter pour ceux qui ont tout perdu et qui se raccrochent à eux comme à un dernier fil tandis que les médias les réduisent à du cliché. Le récit de Flow ne peut pas être confondu avec une relecture du grand Déluge et de l'Arche de Noé. Il se trouve plutôt au croisement de croyances panthéistes et d'une réflexion écologique aux tendances eschatologiques où l'homme, en hors champ, survit dans un monde qu'il ne domine plus. On soupçonne alors que l'abandon devient une norme, et que Flow est bien plus le récit d'un abandon que d'un sauvetage. À la fin du film, qui est terrible par son pragmatisme sans aucune candeur, les animaux sont sauvés et forment une sorte de nouvelle communauté pacifiste mais, dans le même mouvement, le cétacé qui les aidait depuis le début finit par agoniser puisque l'eau s'est retirée. La Triste Aventure a un goût amer car l'abandon et la perte se sont à nouveau répétés, involontairement cette fois-ci, et la joie de former une communauté soudée de l'après (temporaire ?) est alors assombrie.