« First Man » de Damien Chazelle : L’Odyssée de la Maîtrise de la Fragilité
Une troisième histoire gravite autour de « First Man » : celle du processus qui a mené l’intelligence humaine à réussir un exploit. Et si la relative lourdeur du biopic, au bout du compte, ne faisait que servir cette troisième histoire, qui n'est autre que la maîtrise de la fragilité ?
« First Man », un film de Damien Chazelle (2018)
Ne pas trembler. Trouver l’équilibre parfait après une succession d'échecs et d'essais manqués. Rater, se louper, et recommencer jusqu'à ce que l'obstacle sur lequel on bute soit dépassé, avant l'étape suivante et les nouveaux problèmes qui se poseront. C'est de cette manière que nous avons réussi à nous rendre sur la lune et que nous continuerons à repousser les limites de l'exploration spatiale et scientifique : en maîtrisant chaque détail de chaque processus avec une extrême minutie. Cette histoire, qui est aussi celle du fonctionnement de l'intelligence humaine à l'oeuvre dans l'ombre des grandes avancées scientifiques, est celle que raconte First Man, le quatrième film de Damien Chazelle, qu'on aurait tort de réduire trop rapidement à un biopic classique sur l'ascension lunaire de Neil Armstrong. Le film ne nous facilite pas la tâche en accumulant les poncifs du genre. La structure narrative binaire s'avère en effet sans surprise puisque Chazelle s'intéresse au personnage public, le célèbre astronaute qui aura été le premier à marcher sur la lune, et à l'homme qui se cache derrière, avec sa personnalité complexe, sa vie de famille et les drames qui l'ont frappés (en l’occurrence, la perte de sa petite fille et de ses amis pilotes). Pourtant, autour de ce récit à la structure attendue, une troisième histoire gravite, celle du processus qui aura mené le génie de l'intelligence humaine à réussir cet exploit ; une troisième histoire qui trouve dans les deux autres facettes du film des accroches et des points de résonance. Jusqu'à ce que ces dernières ne soient plus qu'un Cheval de Troie que Chazelle ferait avancer minutieusement en plein cœur du système hollywoodien pour raconter une histoire plus discrète ? Ce serait un argument audacieux et intéressant à approfondir, tant le film repose – parfois d'une façon trop appuyée – sur l'alternance entre la vie privée et publique de Neil Armstrong. N'y aurait-il cependant pas quelque chose de stimulant à imaginer que la relative lourdeur du biopic, au bout du compte, ne ferait que servir cette troisième histoire de First Man, celle de la maîtrise de la Fragilité ?
Dans la scène d'ouverture, Neil effectue des essais et parvient de justesse à stabiliser son avion. À l'intérieur du cockpit, il doit manœuvrer avec les vieux boutons et les manettes les plus désuètes pour éviter le crash, ce qu'il parvient à faire de justesse. La caméra de Chazelle nous immerge intégralement dans le chaos et la perte de contrôle de l'appareil en nous plaçant dans la position du pilote qui doit effectuer le bon choix au milieu d'une multitude de boutons. Pour cela, il ne faut pas trembler et voir juste. First Man répétera et insistera sur ce type de scène à plusieurs reprises, jusqu'à porter son attention, parfois longuement, sur les procédures les plus simples et la découverte de la machinerie des capsules. Chazelle semble fasciné par le contraste qui existe entre la fragilité des dispositifs et l'exploit qui aura été celui de poser le pied sur la lune. À l'inverse d'un biopic classique (on ne voit d'ailleurs pas le drapeau américain planté sur le sol lunaire), il ne fait pas le choix de l'héroïsme, mais celui, plus complexe, de la maîtrise de la fragilité, qu'elle soit humaine, technologique, logistique. Cette lutte pour la maîtrise de la fébrilité est bien entendu aussi celle de Neil, qui a perdu sa fille. Son voyage vers la lune se confondra avec celui de son deuil qu'il lui reste à accomplir au prix d'une maîtrise totale de la fragilité des événements et des sentiments qu'il aura refoulé durant des années. Ce parallélisme, s'il était attendu tout en étant mieux gérer que dans d'autres biopics hollywoodiens aux gros sabots, ne dépasserait pas le stade de l'émotion proposée au spectateur (en soi, ce n'est déjà pas mal, le climax est particulièrement réussi) s'il ne racontait pas aussi quelque chose sur le génie de l'intelligence humaine qui repousse sans cesse les limites de son savoir scientifique.
Qu'est-ce que ce génie ? Comment parvient-on à se poser sur un astéroïde ou à ramener des photos de Pluton ? En contrôlant notre fragilité tout en luttant contre ce qui pourrait la mettre en défaut. Un bouton pourrait ne plus fonctionner, un court-circuit dans le raccordement entre câbles électriques pourrait entraîner la panne d'un système ou la trajectoire d'un atterrissage pourrait être mal évaluée suite à une erreur de calcul. Plus que les autres films du genre, First Man nous fait bien sentir ce qu'est la recherche scientifique et comment elle avance, dans l'ombre des médias et des écrans de télévision. Une scène montre Neil en train d'essayer d’atterrir dans un champ au commande d'un prototype de capsule destiné à son futur voyage lunaire. Il en perd rapidement le contrôle et active son parachute pour ne pas s'écraser. Son atterrissage est laborieux. Il échoue lamentablement au sol et se fait traîner sur plusieurs mètres comme un vulgaire sac de pomme de terre. Si pour le film, cette scène sert d'avertissement à Neil et sa femme – il revient en effet chez lui le visage partiellement brûlé, preuve qu'il peut lui aussi mourir à tout moment – pour nous, elle traduit d'abord un de ces innombrables échecs par lesquels la science doit passer pour progresser. Se vautrer dans les champs comme étape nécessaire vers le chemin qui mène sur la lune. First Man insiste tellement sur cette fébrilité et cette difficulté à contrôler les événements qu'au moment où Neil Amstrong et Buzz Aldrin entament leur descente vers le sol lunaire, on serait presque prêt à penser qu'ils n'y arriveront pas ! Idem lorsque Neil s’apprête à descendre la dernière marche de l'échelle. Est-ce un caprice de Chazelle pour entretenir un suspense tout à fait superficiel ? Ou a-t-il voulu simplement rester fidèle à la manière dont les événements se sont effectivement déroulés ? Nous pouvons y voir tout autre chose : une lutte constante contre la fragilité et l'importance de maîtriser l'ensemble des facteurs humains et technologiques de la situation.
Nous n'irons pas jusqu'à dire que First Man est un film sur la science. Il nous fait seulement sentir (le mot est important) comment elle fonctionne et comment, empiriquement, dans la répétition, dans les essais, dans les échecs, l'intelligence humaine au service de la science progresse. Dans notre cas, le film nous a procuré la même impression qu'un documentaire scientifique tel qu'on peut en voir sur Arte ou ailleurs. Il nous a invité à souder un pacte de croyance purement pragmatique propre à ce type de productions aux ambitions pédagogiques. First Man ressemble ainsi parfois à un documentaire portant aussi bien sur les essais ratés de la NASA que sur la préparation d'un biopic grandiose qu'on ne verra jamais à l'écran. C'est là que le film trouve toute son originalité. À l'autre bout de la chaîne, on trouve des programmes fantasques tels que Alien Theory qui postulent, par exemple, l'existence de structures cachées sur la lune ou le fait que celle-ci serait un astre d'origine extraterrestre destiné à observer notre planète (leur hypothèse : la lune serait creuse à l'intérieur). First Man n'est évidemment pas un film de science fiction. Mais pour nous avoir procuré ce retour vers une forme de rationalité scientifique tout en supplantant, dans le même mouvement, le programme attendu du biopic où la grande et la petite histoire se mêlent dans le but de dresser le portrait haut en couleur du héros, le film de Damien Chazelle mérite notre attention, surtout que d'autres pistes restent à explorer : le rôle de la musique ou les liens possibles avec les précédents films du cinéaste.(1)
Pour approfondir la question de la Fragilité, et lorsque celle-ci, au contraire, en vient à reprendre possession des corps et de leur recherche de contrôle, nous renvoyons à notre analyse du film "L'Heure de la sortie" de Sébastien Marnier, qui sortira en salles début 2019 : Sébastien Barbion, « L'Heure de la sortie et la Collapsologie : Trembler ensemble », Le Rayon Vert, 12 octobre 2018.
Poursuivre la lecture : Dans les étoiles
- Sébastien Barbion, « Proxima de Alice Winocour : Enjoy the gravity », Le Rayon Vert, 28 avril 2020.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Ad Astra de James Gray : Per monstra, père monstrueux », Le Rayon Vert, 11 octobre 2019.
- Thibaut Grégoire, « High Life de Claire Denis : Désacralisation des tabous et des mythes de la science-fiction » dans Le Rayon Vert, 10 novembre 2018.
- Jérémy Quicke, « Premier Contact de Denis Villeneuve : Les Extraterrestres, les Écrans et Nous » dans Le Rayon Vert, 1 mars 2017.
Notes