« Feuille de vie » de Ebrahim Mokhtari : Le Cinéma, “Pourquoi tu te fais des films ?”
Avec « Feuille de vie », Ebrahim Mokhtari donne à voir la transposition cinématographique à la fois poétique et déroutante d’un corps-à-corps avec la vie et la mort. Cinéma et méta-cinéma s’entrecroisent sur plusieurs niveaux : il y a le film de Mokhtari, le documentaire de Mansoori et le making-off de Sahar, au début si anecdotique pour le récit mais qui se révèle être l’élément capital du dénouement.
« Feuille de vie »(Barg-e djan), un film de Ebrahim Mokhtari (2017)
Avec Feuille de vie (Barg-e djan, 2017), Ebrahim Mokhtari donne à voir la transposition cinématographique à la fois poétique et déroutante d’un corps-à-corps avec la vie et la mort. La vie d’un arbrisseau a-t-il plus de valeur que l’œuvre d’un faiseur d’images ? L’air de rien, c’est la question provocante que semble soulever ce film proposé à la première édition du festival « Nouvelles images d’Iran » à Vitré par Garromedia. Le film est en soi un témoignage autant qu’une fiction. Témoignage plus ou moins autobiographique du réalisateur, qui revient sur le tournage d’un documentaire consacré à la culture du safran en 1990, mais aussi fiction où le protagoniste apprend qu’il est atteint d’un cancer au moment où il fait l’achat d’un appartement coûteux à Téhéran. Les plans se succèdent, entrecoupés des sonneries de téléphones, des images de making-off que prend une assistante (Sahar) avec une petite caméra et des toux à répétition du personnage qui sont comme un refrain ou le rappel de l’implacable nécessité contre laquelle il lutte. Cinéma et méta-cinéma s’entrecroisent sur plusieurs niveaux : il y a le film de Mokhtari, le documentaire de Mansoori et le making-off de Sahar, au début si anecdotique pour le récit mais qui se révèle finalement comme l’élément capital du dénouement.
Au cœur des paysages desséchés du plateau iranien, Mansoori doit réaliser ce qui, pour son producteur et pour le client, est un film promotionnel mais qu’il ne peut que vivre comme un documentaire sur la culture traditionnelle du safran. Dans son refus de tourner une simple « publicité », il cherche à retrouver une image idéale, presque onirique, d’une pratique agricole en voie de disparition. Il enregistre alors la séquence magnifique d’une cueillette nocturne, éclairée avec de vieilles lampes à pétrole, pendant que le soleil se lève doucement sur l’Iran. En lutte avec les intérêts purement économiques des commanditaires, il se retrouve également en porte-à-faux avec les vues éthiques du principal personnage de son film, le vieux Rahim, cultivateur imprégné des valeurs traditionnelles de l’Iran musulman et que choquent les montages et trucages dont les cinéastes veulent le rendre complice. Dans son rapport à l’image, la différence entre fiction et réalité s’estompe, sincérité et authenticité sont les valeurs cardinales. « Il refuse l’idée d’intervenir sur la réalité dans le cinéma documentaire, explique un personnage à Mansoori, en particulier pour rendre le film exotique ». Rahim est choqué de ce que sa femme ait été remplacée par une autre pour les besoins du tournage : « Ils changent tout ce qu’ils n’aiment pas », s’offusque-t-il. Et la vieille épouse ne manque pas elle aussi de reprocher à Mansoori de lui avoir trouvé une « concurrente ». Le différend entre l’agriculteur et le réalisateur va tourner à une question de vie ou de mort. Une fois cueillies les fleurs de safran, Rahim ne veut pas attendre et les laisser « mourir » : il faut les inciser au plus vite pour récolter leur précieuse épice. Mais Mansoori repousse le tournage jusqu’à avoir réuni tout le nécessaire pour rendre la scène aussi poétique que possible. Pris en étaux entre ces pressions convergentes de l’argent (le producteur et le client) et de la vérité (Rahim), Mansoori résiste et veut produire une œuvre toute personnelle, capable de sublimer le réel et d’en capter la beauté éternelle. Aux fleurs de safran qui se meurent fait écho le grenadier que Mansoori déracine de son verger pour s’en servir de décor domestique. Il s’en explique à Rahim, violemment opposé à l’arrachage : « Cet arbre mourra dans votre verger. Il vivra pour toujours dans mon film. Pour un film qui restera pour toujours, nous couperons non pas un arbre, mais cent arbres au besoin ». Dans un échange avec son assistant, qui défend la valeur documentaire des images du making-off contre les prises de vue de Mansoori, il expose plus calmement ses partis-pris esthétiques : il reconstruit un souvenir d’antan pour filmer une autre forme de réalité.
À ces premières tensions s’ajoutent l’annonce soudaine de la maladie et un dilemme : abandonner le tournage pour commencer une chimiothérapie ou bien rester et terminer le documentaire. L’œuvre ou la vie ? « Personne ne vous demande de vous sacrifier », lui glisse son assistant au détour d’une prise de vue. Tout l’enjeu est là, dans cette résistance à la fatalité et ce désir de survie à travers une œuvre. Feuille de vie n’est pas qu’un simple produit commercial, ni même l’enregistrement d’une réalité, il contient l’âme du réalisateur. Au moment le plus crucial, la séquence où les pistils de safran alignés sur un drap blanc forment une centaine de taches rouges, comme autant d’êtres humains sur le fond immaculé de l’infini des temps, le spectateur est pour ainsi dire confronté à la mise en image du sang et de cette vie qui s’en va en arrachant à chaque toux ses poumons au réalisateur. Il donne sa vie pour une autre vie. Ce sacrifice, il est également domestique et sentimental. Avant le médecin, les appels téléphoniques sont pour acheter un appartement à Téhéran, un appartement qu’il voudra finalement vendre pour pouvoir rénover la maison en ruine servant de décor à son documentaire. Ce n’est que tardivement que l’on devine pourquoi l’achat de la maison le préoccupait au départ davantage que le film : à l’annonce de son cancer, une femme apparaît, elle aussi maîtresse des images, car elle est peintre, une femme avec qui il rêvait autrefois d’acheter une belle maison pour vivre à deux. Divorcés depuis un an, le spécialiste des images en mouvement et la spécialiste des images immobiles se retrouvent pour la première fois. Peut-elle le ramener à la vie ? « Les autres travaillent pour vivre, lui déclare-t-elle avec tendresse. Toi, tu vis pour travailler.» Elle s’en ira, il restera.
Jusque là, on pourrait croire – certains l’ont cru – qu’il s’agit du sempiternel éloge de la création artistique, de la liberté absolue de susciter un monde poétique et de l’Artiste pour qui toutes les conditions matérielles de l’existence ne pèsent rien à côté de l’Œuvre qu’il laissera pour l’éternité. Oui, mais. Mais c’est là certainement le quiproquo le plus imperceptible et le plus instructif auquel nous confronte Ebrahim Mokhtari en nous renvoyant à nous-mêmes et à notre culture occidentale. La scène poétique de l’incision du safran est terminée, l’équipe rassemble le matériel quand le téléphone sonne et ramène Mansoori à la réalité : le client demande la scène du script original dans la fabrique moderne, celle avec la lumière blanche des néons industriels, le bruit des machines, les corps alignés, leurs masques hygiéniques sur la bouche et leurs mouvements mécaniques. Un tapis roulant a remplacé le drap blanc et les milliers de pistils qui symbolisent l’être humain sont maintenant emportés l’un après l’autre, sans le rituel qui sublimait leur mort en une transformation. Loin de baisser les bras, Mansoori réalise la séquence qu’il voulait à tout prix éviter, puis laisse son équipe regagner Téhéran et ne garde qu’une assistante et une petite caméra d’appoint. Feuille de vie, métaphore de l’existence, ne peut s’achever sur la froide lumière aseptisée d’une industrie. Le réalisateur retourne dans la maison et y trouve le vieux Rahim devant un arbrisseau. Un laurier planté au milieu de la cour pour remplacer le grenadier. Sans surprise, le cinéaste veut retrouver le décor précédent et s’engage alors dans un bras de fer à huis clos avec le cultivateur.
Quelle intelligence dans la réalisation de ce plan ! Les deux personnages se retirent dans une salle noire et referment derrière eux les deux battants d’une vieille porte. La caméra se rapproche et filme la façade en bois au milieu de laquelle, à l’image de l’aiguille d’une horloge, une chaînette se balance et mesure le temps, un temps qu’interrompt régulièrement, comme on marque les heures, la toux cancéreuse de Mansoori. De ce face à face invisible, seul l’échange nous parvient au travers des portes du temps. Rahim déplore le « cruel cinéma » qui veut capturer pour toujours les images ; Mansoori révèle à Rahim sa mort prochaine et lui demande la permission de filmer la dernière scène selon son désir. Les deux personnages sortent. La caméra est maintenant dirigée sur Rahim et sur ses réactions. Après un silence, Rahim à son tour se livre à une confidence : il a planté cet arbrisseau en faisant des prières ; il est jeune, frais, innocent. Puis il éclate et refuse « d’avoir son sang sur les mains ». Le plan large permet maintenant de voir l’arbrisseau au centre, Mansoori à droite et à gauche Rahim qui lance au réalisateur le défi de l’arracher. Le vieil homme sort pendant que le réalisateur regarde fixement le laurier, le visage impassible et inexpressif. Progressivement, le zoom avant sur le personnage nous laisse comprendre que nous suivions depuis le début de la séquence une vue subjective. Sahar dirige le cadre sur le visage de Mansoori ; il plante ses yeux dans la caméra, lève une main et dit : « Ne filme pas ». Dernière réplique du film. Sahar éteint sa caméra. Et Rahim aura la dernière image comme d’autres ont le dernier mot. Dans la séquence suivante, la caméra tourne autour du laurier et de ses feuilles de vie – danse hypnotique de l’image avec le réel qui rappelle le derviche soufi avec son dieu. Rien d’autre que ce laurier, planté là, comme un sursaut du réel au cœur de la fiction. Sursaut que souligne un changement technique avec le passage, pour la première fois du film, de plans en vis-à-vis de l’objet, dans un rapport frontal, à un plan pivotant qui ajoute une dimension supplémentaire à l’image, comme la différence qu’il y a entre la peinture et la sculpture. La caméra n’enregistre plus une image à plat, elle découpe la lumière et sculpte la réalité dans toutes ses dimensions. Le générique reprend ensuite les photographies du Rahim original auquel Ebrahim Mokhtari avait été confronté dans son documentaire sur le safran.
Cette fin oblige à revenir sur plusieurs séquences de Feuille de vie et à comprendre qu’il s’agit moins d’une exaltation de la liberté de créer que d’une réflexion sur certaines limites à la création et sur la nature des images. Il y a d’abord cette séquence initiale parfaitement convenue et brutalement rompue. Un plan large où se découpe à l’horizon les hautes chaînes montagneuses de l’Iran pendant qu’un paysan fait avancer deux ânes attelés à une charrue sur un sol aride : image-type où le spectateur entre doucement dans un univers lointain, mitoyen du rêve, et dans un genre cinématographique où le réalisme documentaire et l’orientalisme s’entremêlent, hors du temps. Mais voilà que le paysan s’arrête pour chausser son âne et qu’une voix-off interrompt l’invitation au voyage : « Pourquoi s’est-il arrêté ? – Je ne sais pas. – Que fait-il ? Quoi qu’il fasse, ce n’est pas bon pour nous. – Cut. Cut ! » Le code générique à peine mis en place, il est épinglé par Ebrahim Mokhtariqui, donne alors à voir les ficelles du métier et envoie le premier signal pour alerter le spectateur : ce film ne respecte pas le script, il veut au contraire le prendre à contre-pied, et Rahim, comme ses ânes, n’en fera qu’à sa tête. Quand on lui demande pourquoi il met des chaussons à ses bêtes, il explique qu’il ne veut pas transporter la poussière de la terre de son voisin : c’est un péché. Même stratagème repris dans la séquence si magnifique de la cueillette nocturne : cette fois, pendant que la caméra fait des gros plans sur les pétales de safran, c’est la prise de son que vient ruiner une plaisanterie inopportune de Rahim. Qu’importe la réalité. « On corrigera au montage ».
Si ce « coupez ! » annonce déjà le « ne filme pas » final, il n’en est pas pour autant l’équivalent, mais plutôt le contraire. De l’un à l’autre, le trajet qui s’opère passe par l’hôpital de Téhéran où Mansoori apprend qu’il a peut-être un cancer. L’enchaînement des plans reprend le principe de la séquence initiale où une voix, hors cadre, interfère avec l’image. C’est d’abord Mansoori, de dos, face à l’immensité du paysage, et, hors cadre, le murmure de Rahim qui lui parle du safran qu’on entend pousser et que rien n’arrête. L’image précédente montrait le corps allongé de Mansoori proche de s’endormir et le dispositif laisse penser un instant à un moment d’onirisme. Puis le réalisateur quitte son équipe et monte dans une voiture. À l’intérieur, la caméra est orientée vers l’arrière du taxi et enregistre le cadre de la fenêtre, redoublement d’un écran de cinéma à l’intérieur du film. En off, la musique et les voix du taximan et de Mansoori reproduisent le schéma autour duquel Ebrahim Mokhtari développe sa réflexion sur la création : « Voulez-vous que j’éteigne ? – Non ». Non, pas encore. L’image continue de tourner et la musique de jouer. Arrêt soudain et nouvelle image d’une image médicale : une radiographie et une voix-off. La scène de l’hôpital nous montre le médecin au moment de l’annonce du cancer, Mansoori étant présent quant à lui hors cadre. Des examens complémentaires doivent être effectués pour déterminer si la tumeur a métastasé et nécessite une chimiothérapie ou si une opération chirurgicale pourrait venir à bout des cellules cancéreuses, mais le réalisateur envisage déjà le « scénario du pire » : si c’est métastasé, pour combien de temps en ai-je ? L’ami médecin lui réplique alors innocemment : « Pourquoi tu te fais des films ? Laisse la réponse venir d’abord ». Reprocher à un réalisateur de « se faire » des films : quelle ironie ! Le médecin annonce au tiers du film ce qui en est le point final : arrêter de filmer et de superposer des images à la simple réalité. Peut-être Mansoori s’en souvient-il devant le laurier mais à sa sortie de l’hôpital, le message passe inaperçu pour lui comme pour le spectateur et c’est à un nouveau « film » – à de nouvelles images d’images – que nous confronte Ebrahim Mokhtari : Mansoori, chez lui, regarde les visages chauves des cancéreux après leur chimiothérapie.
Le jeu avec le cadre et la voix-off se retrouve à un autre moment crucial de Feuille de vie, lors du départ de son ex-femme. Là encore, l’enchaînement des séquences en dit long, mais d’une manière imperceptible. Il y a d’abord la scène sous les étoiles avec un cadrage frontal sur les deux personnages assis sur le rebord d’un muret. Ils parlent de la maison rêvée et de la maison achetée, des enfants désirés et de l’absence d’enfants : là encore la fiction et le réel. Puis la femme se penche en arrière et s’allonge juste en dessous du cadrage de la caméra pour contempler le ciel et méditer sur les étoiles et la lumière. À son tour, Mansoori la rejoint et pendant un instant, l’image flotte dans le vide laissé par les deux époux, puis elle est remplacée par un plan suspendu au-dessus de leurs corps allongés, ce qui nous les montre à nouveaux de face, mais cette fois du point de vue des étoiles... Ces étoiles que nous voyons, dit-elle, elles n’existent plus en réalité. Elles sont mortes il y a longtemps : « Si quelqu’un voit la terre à l’avenir, il verra des gens qui ne vivent plus. Il nous verra toi et moi comme si notre image demeurait quelque part pour toujours ». Sous couvert d’une apparente leçon basique de cosmologie, c’est en fait une réflexion cinématographique qui se donne à entendre avec l’enregistrement de la lumière et du temps qui passe et la recherche d’un point de vue depuis l’éternité impossible à atteindre, qu’on nommerait en théologie le point de vue de Dieu. Le travail du réalisateur devient, dans les mots de son ancienne épouse, une quête d’absolue qui s’accomplit à travers la préservation d’images éphémères transposées à un niveau supérieur de réalité. La scène des séparations suit aussitôt la scène de la contemplation. Il s’agit d’un type de scène où les attendus génériques sont nombreux et les codes faciles à reproduire (les adieux, le baiser, la musique, les larmes, etc.). Les deux personnages sont debout du côté arrière d’une Peugeot, l’un devant l’autre ; elle l’invite à venir chez elle à son retour à Téhéran ; « Vraiment ? », lui demande-t-il. Le baiser typique va-t-il avoir lieu ? Non. Une fois de plus, le plus important se passe hors champ. Les deux corps s’éloignent ; la caméra suit le mouvement de la jeune femme vers la porte conducteur, puis elle s’arrête. Elle regarde l’homme qu’elle aime et revient sur ses pas, sort du champ et rejoint l’homme qui est hors cadre. Les étoiles (la caméra) viennent d’enregistrer pour l’éternité les deux visages et les paroles pleines d’espérance et de nostalgie de ce couple, dont on ne sait s’il se défait ou se refait, et voilà que maintenant, pendant dix secondes, au lieu des embrassades, le spectateur n’a à voir que l’image fixe de cette Peugeot juste à côté de laquelle tout a lieu en silence. Le réel échappe à la caméra.
« Ne filme pas ». Feuille de vie navigue entre le désir d’enregistrement et d’éternité et cette volonté réitérée de ne pas montrer pour mieux donner à sentir l’espace du réel. Ce méta-cinéma, dira-t-on, et le traitement qui en est fait ne sont pas neufs. Mais, énoncés depuis une terre d’islam, ils prennent une résonance particulière que ne peut pas avoir une œuvre occidentale en raison d’un autre rapport historique à l’image - mais que l’on retrouve par exemple dans le livre Mon nom est Rouge d’Ohran Pamuk. C’est cette altérité qui en fait pour nous toute la valeur. À l’image du récit qu’il produit, le film d’Ebrahim Mokhtari marie la modernité cinématographique avec une inspiration traditionnelle qui porte certainement la marque du chiisme. N’y a-t-il pas un peu du conte persan des oiseaux à la recherche du Simorgh dans ce scénario pourtant si moderne ?