« Fermer les yeux » de Victor Erice : Le roi est triste
Partir pour donner au présent le sens de la fuite et de l'inachèvement, revenir pour lui confier à l'oreille celui, intempestif, de la relance. La partance en tant qu'elle appelle à la revenance, à savoir qu'il faut être sur le départ pour soutenir qu'aller et devenir, c'est toujours revenir (de) quelque part. Avec Fermer les yeux, Victor Erice revient une nouvelle fois au cinéma, enfin, mais le retour tant attendu du capitaine a des détours qui sont moins de nouvelles fugues expérimentées, qu'ils gouvernent le sens des achèvements en les menant trop bien à bon port.
Ravissants évanouissements
Victor Erice est un cinéaste des apparitions, des disparitions et des réapparitions dont la phénoménologie a pour jeux d'optique l'exposition assumée des appareils du cinéma, du projecteur à l'écran de projection en passant par la caméra. Ses histoires préférées ont en commun les motifs croisés de l'absence et de la fuite, motifs modernes, antonioniens mêmes, en motivant qu'il y a des évanouissements comme des ravissements. Lui-même ne cesse de partir et revenir, une décennie entre L'Esprit de la ruche (1973) et Le Sud (1983), une autre entre ce dernier film et Le Songe de la lumière (1992), et trois décennies entre celui-là et Fermer les yeux (2023). La rareté des films plaide bien sûr pour la connivence serrée des intermittences et des scansions palpébrales faisant l'intimité des battements filmiques du photogramme. Victor Erice est cinéphile, on le verrait bien alors en cow-boy solitaire du cinéma espagnol, venu du pays basque espagnol à l'époque de sa fraîche capture franquiste (il est né en 1940 et trois de ses films se passent entre les années 40 et 50).
Victor Erice fait ainsi, stoïquement, de nécessité vertu mais il ne faudrait pas oublier non plus que la parcimonie des longs-métrages abrite la forêt clairsemée d'une demi-douzaine de travaux entrepris depuis une trentaine d'années : participations à des films collectifs (Alumbramiento pour Ten Minutes Older: The Trumpet en 2002, pour 3.11 Sense of home en 2011), lettres vidéo (les Correspondances avec Abbas Kiarostami entre 2005 et 2007), une série en cours (Memoria y sueño) dédiée aux lieux de tournage des grands films de l'histoire du cinéma et puis ce court-métrage, La Morte rouge (2006), qui revient sur les rapports de l'enfance et du cinéma, à partir d'un souvenir d'enfance du cinéaste, La Griffe écarlate (1944) de Roy William Neill. On doit encore faire mention des installations, ainsi Fragor del mundo, silencio de la pintura offert à la fin des années 2000 aux tableaux d'Antonio Lopez, le peintre du Songe de la lumière (1992).
Métonymie des disparitions, tantôt enlèvements, tantôt évanouissements : ce qui chez Victor Erice s'évanouit tiendrait dès lors du ravissement. Les raptus sont effectivement déterminants dans ses films, la fugue d'Ana dans L'Esprit de la ruche, la fuite précédant le suicide du père de la petite Estrella dans Le Sud, la disparition sans explication de l'acteur Julio Arenas dans Fermer les yeux. Y participe même la peinture à l'huile inachevée du cognassier du Songe de la lumière parce que les pluies de saison, abondantes et répétées, brouillent la saisie des fruits que l'automne mordore.
L'évanouissement se déduit donc des ambivalences du ravissement, qui ont à avoir avec la séduction du cinéma et la duplicité de ses envoûtements, la petite fille littéralement ravie par la projection de Frankenstein dans L'Esprit de la ruche, l'autre fillette souffrant dans Le Sud qu'une starlette de cinéma lui ait ravi son père, le tournage du film suspendu de Fermer les yeux avec la mystérieuse disparition de son acteur, et qu'achèvent après bien des errances ses retrouvailles avec lui. On a encore en tête cet autre exemple important, le second rêve du peintre du Songe de la lumière où une caméra éclaire le cognassier du jardin en jetant sur le pourrissement de ses fruits la lumière jaune d'une interrogation portant sur la participation de l'appareil quant à leur décomposition. On pense encore à toutes ces identités recomposées et décomposées, masquées ou divisées, à toutes ces vies réinventées et reprisées, l'Ana de L'Esprit de la ruche qui préfère à l'ombre dure de Franco le spectre phosphorescent de Frankenstein, l'actrice réelle (Irene Rios) et son personnage en noir et blanc sur l'écran (Laura, évidemment) dans Le Sud, le peintre Antonio Lopez suppléé par son ami Enrique dans Le Songe de la lumière, l'acteur amnésique qui s'appelle Gardel parce qu'il a oublié s'être un jour appelé Julio Arenas, et que recherche son ami réalisateur, Miguel.
La lumineuse rareté des films a dans l'ombre que son dos prodigue bien des récits d'empêchements, des interruptions qui font destin des inachèvements contraints, avec la seconde partie non tournée du Sud faisant que le sud reste à imaginer, et l'adaptation non tournée d'El Embrujo de Shangai, une nouvelle de Juan Marsé (le scénario a été publié en 2001 sous le titre La promesa de Shangai), ce film fantôme dont le spectre hante Fermer les yeux. Revenir c'est avoir disparu dans la coupe, avoir été ravi dans l'intervalle, et puis réapparaître avec la trace des blessures de l'intermittence. Revenir c'est rappeler que la revenance est l'autre versant, l'envers de la partance(1).
Premières errances et mouvements pendulaires
(le cinéma comme on fait son miel)
L'évanouissement ravit chez Victor Erice parce que l'évanoui cultive un secret dans ses terres intérieures. Le plus beau revient à la première enfant, Ana (Ana Torrent, et son visage de lune irradiant la mélancolie d'un ancêtre). La fillette noue dans l'obscurité d'une salle de cinéma improvisée quelque part sur un austère plateau de la Castille du début des années 40 une alliance avec le monstre de Frankenstein. L'alliance est un cercle de lumière pâle, une autre lune qui fait voir à Ana ce qui se cache au fond du puits, ce secret indicible pour une enfant qui est encore innommable pour l'Espagne du début des années 1970. Le secret de l'amitié des enfants et des monstres(2) (le rapprochement avec le partisan, réfugié et blessé) contre d'autres monstres (la préférence de la créature de Frankenstein contre sa créateur, comme à sa manière l'est Franco). Dans ses conséquences imprévisibles, ce secret est un très grand don de cinéma, celui qui immuniserait, on le croit, une enfant des effets de capture et de captivité exercés par le cinéma franquiste.
L'Esprit de la ruche, on le regarde comme Serge Daney, Jean-Louis Schefer et Jean-Louis Comolli regardaient Moonfleet : avec les yeux de l'enfance, ce mystère dont le cinéma a la garde en abritant un foyer d'utopie pour les adultes qui ont cessé d'être des enfants(3). L'enfance, on le redit, est le deuil continué des enfants que les adultes ne sont plus, ce mystère que détruit son simulacre qu'est la puérilité. Victor Erice a hérité de ce beau secret, qu'il cultive tel le père d'Ana trompe son désœuvrement en analysant le comportement des abeilles, telle sa mère écrivant à un lointain amant.
Le cinéma comme on fait son miel et c'est le miel qui éclaire les alvéoles d'une petite ruche rabougrie depuis l'éclipse de l'espérance républicaine, ce nectar de fleurs et d'abeilles dont l'or projette ses lumières, douces comme du Vermeer, discrètes comme du La Tour, plus contrastées et tourmentées comme du Caravage. La lumière chaude du sud que s'apprête à goûter Estrella dans Le Sud mais que le spectateur ne verra pas. L'éclairage solaire des coings, l'irradiation de leur esprit astral que conteste l'antenne de télévision, et qui est pour le peintre un songe de la lumière si l'on reprend – une fois n'est pas coutume – le beau titre français donné à El sol del membrillo.
Alliances scellées, fiançailles rompues
Victor Erice est donc le cinéastes des retrouvailles (chaque film est l'occasion de la célébration d'un retour). Il l'est déjà des alliances en tant qu'elles sont affectées par ce mouvement pendulaire, qui va des alliances scellées aux fiançailles rompues. Après le temps des fiançailles d'Ana et du monstre de Frankenstein afin de briser le mariage forcé avec Franco, vient celui des épousailles rompues, c'est Le Sud. La petite Estrella rompt avec le père tant aimé en découvrant qu'il avait dans son cœur brisé une fiancée cachée et la rupture a pour acmé une séance de cinéma, un confessionnal secret pour lui, un lieu d'aveu et d'extimité pour elle. Un père adoré est un dieu, un magicien, un sourcier. Ce qu'il lui lègue après son suicide, c'est le pendule dont il se serait servi pour savoir qu'une fille allait naître et qu'elle voulait s'appeler Estrella (la scène est imaginée ainsi en rayonnant mythiquement).
Le pendule marque désormais une source profonde, ce sont toutes les larmes qui étancheront la soif d'Estrella quand elle partira pour le sud, ce lieu des origines de ses origines, le site brûlant des oppositions politiques avec le père franquiste et des fiançailles avec Irene/Laura, la star de cinéma.
Estrella, son prénom dit l'étoile, l'astre du berger perdu, l'étoile du sourcier dont la mort est ce dont une enfant doit hériter. Le cinéma a des mouvements pendulaires qui connaissent le site intime de nos larmes. L'épanchement des sécrétions dit ce qu'il en est des secrets blessés, mais que protège la pénombre de la salle de cinéma. Le Songe de la lumière, s'il est l'un des meilleurs documentaires jamais faits sur le travail d'un peintre, est un autre récit de fiançailles rompues, ce grand motif déjà partagé par Sören Kierkegaard et Franz Kafka(4). Antonio Lopez ébauche son programme, il travaille à monter le dispositif (avec les fils de plomb comme des pendules) nécessaire à peindre dans son jardin le cognassier que caresse la lumière d'automne. Le tableau sera cependant inachevé, auquel succède un dessin au fusain, également abandonné. Le cognassier se refuse à la représentation, en même temps qu'il constitue l'axe d'un cosmos, le foyer d'un système solaire émettant ses rayons par cercles concentriques, la maison avec la compagne qui peint aussi, les amis, les visiteurs chinois et les maçons polonais, et le piruli (le surnom populaire donné à la Torrespaña, la tour principale de la radiotélévision espagnole) diffusant les images du monde, réunification allemande et guerre du Golfe. Le cognassier est au fond comme l'omphalos, l'ombilic mythique qui relie la peinture au cinéma en ayant le hors-champ pour pli, le visible qui ne passe pas l'écran de la représentation.
L'arbre est un autre pendule dans une série incluant l'antenne de télévision et la caméra sur son trépied. Si le destin du cinéma balance entre la peinture et la communication, on retient aussi que l'art repose sur le va-et-vient pendulaire des alliance scellées (l'amitié entre le peintre et le cinéaste) et des fiançailles rompues (entre l'artiste et le sujet de sa représentation). Le trésor, avec ses objets fétiches, se constitue aussi dans le dépôt des blessures, et dans les boîtes venues de l'enfance, de la valise d'Estrella aux deux coffrets de Fermer les yeux, malle au trésor dans un garde-meubles pour le réalisateur Miguel Garay et boîte en carton pour son acteur amnésique, Julio Arenas.
Il est temps de s'endormir en rêvant à son enfance. Il est temps de s'abandonner au sommeil et ses secrets comme d'autres sont morts en emportant le leur (Rosebud est un sésame du Songe de la lumière, il nomme comme Guillaume Richard nous l'a appris le dos des images, leur côté à la fois blessant et blessé). Il est temps désormais d'ouvrir les yeux en découvrant Fermer les yeux, le film des retrouvailles longtemps espérées, qui balancent selon un drôle de mouvement de métronome entre des alliances intactes (Victor Erice est un grand cinéaste de notre temps) et des ruptures de fiançailles de circonstance (le film déçoit, l'expression sous surveillance des intentions déclarées).
Le gouvernail du retour, jusqu'à bon port
Fermer les yeux est donc le quatrième long-métrage de Victor Erice en cinquante ans. Sous de nombreux aspects, il apparaît comme un film-somme. Déjà il est le plus long de son auteur, quasiment trois heures pour contenir tout un cinéma, idée et pratique, son horizon et ses façons. Il est forcément question de cinéma, beaucoup, en commençant par la bobine d'un film inachevé, Le Regard de l'adieu, tourné en 1990 et dont le récit se passe en 1947. Le tournage en pellicule ouvre une petite fenêtre dans le royaume triste du numérique, l'appel d'air de l'analogique avec lequel on ne renoue le fil qu'en le retrouvant ailleurs, moins dans les objets remisés au garde-meubles que dans la mémoire close d'un acteur disparu, et retrouvé amnésique. D'autres signaux clignotent dans le film dans le film en éclairant le patio de son dédale baroque, l'ambiance théâtrale à la Manoel de Oliveira, son souverain retiré et mystérieux qui aime sa fille jusqu'à la mort comme Arkadin chez Orson Welles, un geste d'éventail en écho au Shanghai Gesture de Josef von Sternberg.
D'autres références sont égrenées tout du long de Fermer les yeux à l'instar des cailloux blancs du petit Poucet. Ainsi un panneau Rosebud et deux affiches dans l'appartement du vieil ami projectionniste, l'une de Monsieur Verdoux de Charlie Chaplin et l'autre des Amants de la nuit de Nicholas Ray, la reprise par le cinéaste en quête de son ami de « My Rifle, My Pony and Me » de Rio Bravo de Howard Hawks et l'évocation de Carl T. Dreyer en dernier cinéaste à avoir filmé un miracle, sans oublier un flip-book rejouant L'Arrivée d'un train en gare de la Ciotat des frères Lumière. Les cailloux pavent un chemin faussement tortueux et très contrôlé dont le terme souffre d'un comblement qui est le comble d'une attente tellement dirigée, et dont la tension se voit dès lors amoindrie par un balisage programmatique. On a tellement bien compris, il y a encore place pour un miracle et il reviendrait à Victor Erice de le mettre en forme, au risque de taire le fait qu'il y a eu entre-temps quelques films réalisés qui tiennent réellement du miracle sans avoir eu besoin comme ici d'en forcer l'annonce.
Le rapport au cinéma s'expose dans une culture partagée par quelques vieux Mohicans qui en prodiguent la leçon aux plus jeunes qui, les bienheureux, savent les entendre. Le terrain de caravaning où réside Miguel Garay rappellerait étrangement celui de Twin Peaks – The Return (2017) où Harry Dean Stanton reprend à la guitare folk « Red River Valley » mais la prière au cinéma chauffé au feu de bois était brutalement interrompue par les éclats de la violence conjugale. Les dissonances du monde en remontraient alors aux partisans d'un cinéma considéré comme un monde clos, une culture repliée sur ses alvéoles et foyers. Le cinéma, Victor Erice s'y love comme la mémoire de son ami, l'acteur amnésique, c'est un trésor caché rédimant les accidents et les blessures du temps. Il s'y love comme il se replie dans le cocon de son cinéma, qu'il cite à qui mieux mieux, la culture des tomates après celle des coings, une vieille boîte arborant le nom de membrillo (et peut-être même croit-on apercevoir le peintre Antonio Lopez à la cafétéria du musée du Prado), le clin d'œil aux Calligraphies des rêves (2012) de Juan Marsé, auteur qui aurait dû être adapté vingt ans plus tôt, et puis tous les chiens, tous les fidèles cabots qui n'oublient pas avoir eu pour ancêtre Argos. Le cocon est une coquille d'œuf qui, parfois, brille trop quand la disparition de l'acteur fait revenir des flots de la mémoire un livre oublié qui a pour titre Les Ruines. Son éclat est moins dur que gélatineux dans le rôle boiteux que Victor Erice gentiment attribue à la télévision.
Miguel Garay est l'auteur de deux films seulement et Le Regard de l'adieu est, de surcroît, resté inachevé. En 2012, la productrice d'une émission de télévision le contacte pour lui demander de participer à une enquête consacrée à son acteur et ami, Julio Arenas, disparu mystérieusement depuis plus de vingt ans. Elle aimerait bien diffuser les bobines et seule la première le sera. D'un côté, la productrice est décrite comme une femme avisée, sûre de son affaire tout en obéissant aux logiques du marketing télévisuel. Miguel accepte mais il n'est pas le meilleur numéro tiré, ses réponses sont vaseuses et la productrice et intervieweuse tique un peu. Le plus important est que sa parole est respectée. Celle d'un vieux journaliste exécré qui a fait courir les pires bruits sur l'acteur disparu l'est moins, sa prestation massacrée par les jump-cuts. Non seulement Miguel est épargné face à son rival, mais l'émission a permis de renouer le contact avec la fille de l'ami, Ana (Ana Torrent, cinquante ans après L'Esprit de la ruche, elle aussi de retour même si on l'avait vue dans 3.11 Sense of home). Surtout, la télé a satisfait à sa vocation sociale : Julio est retrouvé dans le corps d'un amnésique appelé Gardel, un manœuvre qui travaille dans une résidence pour personnes âgées.
Ce que le cinéma doit à la télévision qui, finalement et quoi qu'on en dise, fait bien son boulot, c'est de faire le sien en organisant dans un vieux cinéma désert la projection de la seconde bobine du film inachevé, la fin du Regard de l'adieu censée redonner à l'amnésique la mémoire coincée dans sa tête. Les vertus analytiques de la projection de cinéma ne sont plus à démontrer, au moins depuis Le Mystère des roches de Kador (1912) de Léonce Perret. Si l'oubli est une condition de la mémoire, « oublieuse mémoire » comme l'a écrit Maurice Blanchot au sujet de Jules Supervielle, la mémoire retrouvée ne l'est qu'en raison d'autrui et son oubli, lui qui se révèle le gardien d'une amnésie collective du cinéma avant la célébration de ses retrouvailles. Fermer les yeux se place à l'évidence sous les auspices de deux grands récits, le mythe d'Orphée et l'Odyssée, pour organiser un retour depuis l'oubli. Y participent malheureusement la télévision policière et un cinéma dont la culture est cocoonée dans les formes et abris institutionnels du musée, que prolonge ici le passage au Prado.
La componction n'aide pas à déconfiner l'expression, cet air de recueillement contrit, de gravité et de sérieux que projette pendant presque trois heures le visage cendreux de Manolo Solo dans le rôle de Miguel Garay. Il y a bien deux ou trois blagues, l'acteur qui joue le serviteur chinois et content de lui comme un gamin dans la projection des rushs, un fantasme de Miguel montrant Julio arranger son suicide, pas plus. Fermer les yeux afin de renouer avec une mémoire qu'offusquent les yeux grands ouverts de l'amnésique est un exercice au long cours qui, à la fin, tarit toutes les lumières chaudes, l'or du miel et des coings disparu d'un horizon pluvieux. Le film de Victor Erice y tient, en misant à raison sur la mémoire involontaire des nœuds marins, reliquat d'une expérience militaire partagée. Le temps est venu de renouer le fil, mais avec moins de bonheur dans l'imprévisibilité que la petite Ana laçant la chaussure du partisan blessé. Le nouage est ici conduit par un capitaine qui manœuvre trop bien son gouvernail pour que sa coque n'arrive pas à bon port et comme il se doit.
Un dédale unicursal
Si l'oubli est la condition de la mémoire, comme il n'y a pas de présent sans retour du temps sur lui-même qui est un hiatus à l'intérieur de lui, différé et contretemps, la mémoire, elle, se divise en deux, la sienne et celle d'autrui, l'identité personnelle distincte de l'identité réelle qui est un objet de perception perpétuelle comme l'a montré Leibniz dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain(5). Ces jeux de division, rapportés à celui des noms doubles, Miguel que ses copains des caravanes surnomment Mike, Julio Arenas qui se fait appeler Gardel, le prince du tango argentin (le tango repose d'ailleurs sur le contretemps), nourrissent une duplicité qui, lors de la projection finale si peu attendue tant elle est depuis longtemps préparée, entraîne la résorption de toute ambivalence, la ruine de toute ambiguïté. Pourtant, on croyait y goûter un peu quand Le Regard de l'adieu se clôt sur les retrouvailles contrariées du vieux père juif (lui aussi a souvent changé de noms) et sa fille (élevée par sa mère à Shanghai). Lorsque le premier débarbouille la seconde à l'aide de l'eau d'un vase son maquillage de femme d'extrême-orient, on se demande alors s'il n'y a pas supercherie de la part de l'homme de main chargé de la ramener à bon port. C'est un moment réellement dévolu à l'ambivalence, soit parce que le père débarrasse sa fille de ses chinoiseries, soit parce qu'il aurait reconnu en elle une actrice engagée pour jouer sa fille et partager le pactole promis à l'enquêteur.
On se plaît ainsi à imaginer toutes les bobines du film qui n'ont jamais été tournées, ces fragments de rêve d'un film empêché, ce que Victor Erice connaît bien. Le travail de l'imagination invite à se déplacer sur le versant d'un transfert possible : et si Julio Arenas faisait lui aussi semblant ? et s'il jouait à l'amnésique ? Même Ulysse trompait son monde lors de son retour à Ithaque. L'illusion projetée sur l'écran d'un cinéma à l'abandon aura raison des troublantes indécidabilités du semblant.
Pour le comprendre, il faut avoir essayer d'avoir en pensée trois plans qui synthétisent l'idée de l'ultime séquence de Fermer les yeux : le premier plan montre Gardel lever les yeux (le plan est beau parce que l'acteur est bon, et son personnage retors, encore rétif à l'identification) ; le deuxième plan révèle cependant le tour quand Gardel nous regarde droit dans les yeux (le regard-caméra assoit alors la dimension auto-réflexive de l'entreprise en révélant les deux visages recto et verso du comédien) ; le troisième plan montre Gardel/Julio fermer les yeux (exactement comme sa fille Ana après l'avoir retrouvé). Il est d'autant plus difficile de sauver l'ambivalence que Fermer les yeux se conclut sur une statue aperçue au tout début du film (dans le film), celle d'un Janus.
Janus, le dieu romain des commencements et des fins qui a deux visages pour regarder simultanément le passé et le futur, est le masque du comédien qui ferme les yeux pour mieux les retourner sur lui-même. L'oubli était nécessaire à recomposer les morceaux épars de la mémoire, avant d'être à son tour oublié au nom d'un miracle qui doit consacrer son organisateur. Le miracle de la mémoire retrouvée comme est retrouvé le cinéma de Victor Erice, et puis tout le cinéma dont il s'est voulu avec tant d'insistance la métonymie. Le dieu des portes et des passages est le gardien d'un labyrinthe où il n'y a qu'un seul et unique chemin, le baroquisme si peu vertigineux (là encore, on joue d'imagination en rêvant à ce qu'un cinéaste comme Raul Ruiz aurait fait d'un pareil récit).
Le prince contre le roi
(l'appel du dibbouk)
Un objet traîne dans la mémoire labyrinthique mais « unicursale » de Fermer les yeux(6), une pièce d'échiquier (le roi blanc) rescapé du naufrage du Regard de l'adieu. Le nom de la demeure du vieux juif séfarade est par ailleurs Triste-le-Roi. Fermer les yeux a les retrouvailles aussi royales que tristes, tristes comme un roi qui a organisé avec tant de componction son retour gagnant, ayant été à l'arrachée relégué dans la sélection Cannes Premières du Festival de Cannes après avoir d'abord été retenu en compétition officielle. Il y a vingt ans, Fermer les yeux aurait eu à l'aise la Palme d'or. Et s'il la reçoit de la part de la presse unanime, c'est en offrant ses lauriers à un roi dont la tristesse consiste à poser que gagner n'est rien qu'un passage obligé. Rien de plus opposé à ce roi triste que La Tristesse du roi (1952) d'Henri Matisse, qui célèbre la mélancolie exubérante de la vieillesse.
On peut préférer à ce roi triste d'arriver trop bien à bon port les vies imaginaires d'un prince, Michał Waszyński, le héros de la biographie de Samuel Blumenfeld, L'Homme qui voulait être prince, les vies imaginaires de Michał Waszyński(7), l'auteur polonais de l'adaptation cinématographique du Dibbouk (1937), l'un des chefs-d’œuvre du cinéma yiddish. La vie de Michał Waszyński intéresse Miguel qui suit son démon (retrouver l'ami oublié, cet autre démon d'une vie partagée, la marine, la prison franquiste, le cinéma, peut-être leur amour qui ne se dirait pas). On regrette alors que Fermer les yeux ferme si fort les siens aux appels réitérés du dibbouk, cet esprit malin qui serait pour lui ce qu'est pour Ana la créature de Frankenstein – le dibbouk qui n'est pas son cinéma mais le cinéma.
Notes