La Médiation du Regard dans le cinéma de Fassbinder
Analyse du travail effectué sur la médiation du regard et le cadrage par Rainer Werner Fassbinder dans "Martha" ou "Tous les autres s’appellent Ali".
La médiation du regard chez Rainer Werner Fassbinder
La sortie récente d'Amin, le dernier film Philippe Faucon, était l'occasion de revenir en parallèle sur le cinéma de Rainer Werner Fassbinder et en particulier sur "Tous les autres s'appellent Ali", avec lequel le film de Philippe Faucon tisse des liens évidents.
Jean-Louis Comolli, Corps et cadre : Cinéma, éthique, politique(1)
D’un cinéma avant-gardiste peu accessible au grand public, le cinéma de Rainer W. Fassbinder connaît un tournant majeur, en 1972, quand celui-ci réalise Le marchand des quatre saisons et se consacre alors entièrement au genre populaire du mélodrame. En rêvant d’un cinéma à la fois accessible et contestataire, Fassbinder construit un mélange unique qui révolutionne le genre mélodramatique tout en restant en son sein. Dans ce but, le cinéaste allemand s’approche du genre sans rien laisser dans la simplicité de ses normes : tout devient alors objet de complexification. Cette complexification de ce qui est représenté, mais aussi de la manière dont cela est représenté, gravite autour d’un thème, central dans le cinéma de Fassbinder, qui est celui du regard (2). À la fois signe de pouvoir et activité purement cinématographique, dans le cinéma de Fassbinder, la thématique du regard donne lieu à une réflexion politico-cinématographique. Dans cet univers où être et être vu se confondent, rien n’est immédiat (3), mais tout est médié par un regard.
Chez Fassbinder, les rapports humains sont toujours des rapports de domination. Regarder, en tant qu’action primaire des personnages, peut devenir un signe d’oppression pour celui qui est regardé. Le plus souvent, ce regard appartient aux hommes. Il y a du sadisme dans cette idée qui s’exprime très violemment dans Martha (1974), Helmut y soumet sa femme, Martha, à des épreuves psychologiques et corporelles lors desquelles il éprouve un plaisir terrifiant devant le spectacle de sa souffrance.. Le regard d’Helmut soumet de plus en plus le corps et l’esprit de Martha qui finit par sombrer dans l’hystérie et l'impuissance totale du contrôle de soi, que le jeu spasmodique de Magrit Carstensten rend de façon très précise. L’image de cette femme qui se trouve niée en tant que telle renvoie à celle d’une autre femme, Irmgard, dans Le marchand des quatre saisons, qui, après avoir été agressée par son mari, est interpellée dans la rue par un inconnu qui la prend pour une prostituée ; elle s’arrête alors devant la vitrine d’un magasin qui vend des robes de mariée et sa figure se confond avec celles des mannequins. La protagoniste se voit alors fétichisée par ce regard qui la prend comme objet de plaisir et perpétue la violence de son mari, rappelée par la robe de mariée dans la vitrine.
Si le regard incarne la violence sociale, la narration fassbinderienne ne met jamais en scène un rapport antithétique entre bien et mal, mais tous les personnages possèdent en eux une part aliénée qui les conduit à des actes moralement ambigus. Les personnages de Fasssbinder ont assimilé et intégré la violence sociale ; pour le cinéaste allemand le psychisme de l’individu est le reflet de la société dans laquelle il évolue (4). Fassbinder pousse cette idée jusqu'à construire des personnages masochistes qui intègrent la violence sociale avec consentement et satisfaction. On pourrait dire pour certains personnages que grâce à ce regard oppressant, ils deviennent visibles et jouissent d’une reconnaissance, certes négative, mais qui leur procure une identité. Thomas Elsaesser, analyste de Fassbinder, avance que c’est le regard oppressant sur le couple improbable formé par Emmi et Ali dans Tous les autres s’appellent Ali (1975) qui le définit en propre. En effet, lorsqu'Emmi et Ali sont seuls, plus rien ne les unit.. Or, devant le regard de la société, le couple « savoure l’objectivation générée par la mise au ban de la société »(5).
Ce regard omniprésent qui fixe et définit les personnages acquiert une véritable dimension cinématographique car, à travers les multiples mises en abîme, il ne cesse de piéger le regard du spectateur. Fassbinder s’efforce de fabriquer des obstacles à une image qui se voudrait immédiate. Le spectateur se trouve ainsi souvent surpris quand le montage lui révèle que ce qu'il pensait regarder tranquillement est en effet déjà regardé par quelqu’un d’autre, comme dans la scène d’adieu entre Emmi et Ali après leur première nuit, où l'on comprend à la fin de la scène qu’une voisine malveillante surveillait l’adieu du nouveau couple. À travers ce dédoublement du regard, Fassbinder met son spectateur face à son désir voyeuriste, désir propre au cinéma et qui consiste en un « désir de tout voir », de tout posséder par la vue(6). Mais c’est aussi à l’intérieur même de ses cadres que Fassbinder dresse des obstacles à l’image immédiate. Les surcadrages à travers les portes, fenêtres, vitres et miroirs créent non seulement une ambiance d’étouffement dans les intérieurs, mais construisent un regard étrange propre à la caméra de Fassbinder. Ce regard est flottant et se comporte souvent comme contre-point au contenu narratif : on pense aux contre-plongées et aux surcadrages de la scène d’ouverture dans Le droit du plus fort (1975) qui viennent contre-balancer la charge émotionnelle de la scène d’humiliation du protagoniste par son amant. On pense aussi à Tous les autres s’appellent Ali et à Maman Küsters s’en va au ciel (1975), où l’obsession de la caméra de Fassbinder, à rester dans les couloirs en filmant les personnages à travers les embrasures des portes, éloigne notre regard de l’émotion tout en la captant quand même. On est donc devant un regard étrange, déshumanisé, celui de la caméra qui espionne l’action et qui nous rappelle que regarder n’est jamais un acte innocent.
Fassbinder construit ainsi une image complexe qui, tout en restant près de ses personnages dans un but d’accessibilité, s’en distancie. Par celle-ci, il invente le genre unique du mélodrame distancié qui ne cesse de rappeler au spectateur que dans le cinéma, comme dans la vie, rien n’est pur et intègre, mais que tout passe par la violence sociale que le regard fait subir dans sa complexité.
Notes