« Les Fantômes d’Ismaël » : Récurrences et Hantises du cinéma d’Arnaud Desplechin
L’instabilité est au centre des Fantômes d’Ismaël et du cinéma d'Arnaud Desplechin. Symptôme parmi d'autres, le personnage d'Ismaël, incarné par Mathieu Amalric, titube entre transe quasi-métaphysique et hystérie bouffonesque. Analyse d'un cinéma de l'instabilité.
« Les Fantômes d’Ismaël » d’Arnaud Desplechin (2017)
Le cinéma d’Arnaud Desplechin, aussi hétéroclite et hétérogène qu’il soit, est également animé de constantes, de récurrences qui peuvent apparaître de prime abord comme très ostentatoires, mais qui ne cessent pour autant de brouiller les pistes tout en creusant une forme de lien mystérieux entre les films. La plus évidente de ces récurrences, et pourtant l’une des plus difficiles à appréhender, est le recours à des noms propres identiques de film en film, désignant tour à tour des personnages différents, parfois incarnés par les mêmes acteurs, et liant de manière aussi claire que ténue des films qui n’ont parfois rien d’autre en commun.
Dans Les Fantômes d’Ismaël, la récurrence de nom la plus flagrante est justement celle évoquée dans le titre : Ismaël Vuillard est le nom du personnage principal, incarné par Mathieu Amalric, mais était également celui du personnage déjà interprété par l’acteur dans Rois et reine. Ces personnages, bien que distincts – l’un est altiste, l’autre cinéaste ; le premier est un suicidaire fantasque, le second un veuf éploré en quête de stabilité –, sont liés par ce nom qui leur donne une base mythologique commune, ainsi que par leur ville d'origine (Roubaix), et surtout par l’interprétation fébrile et saccadée d’Amalric.
Desplechin tend parfois à accentuer l’importance de ces petits rappels qui lient les films les uns aux autres, tant par leur présence thématique que leur fonction pratique. Ainsi, Les Fantômes d’Ismaël s’ouvre sur des scènes qui semblent provenir d’un autre de ses films – peut-être est-ce La Sentinelle, ou encore le début de Trois souvenirs de ma jeunesse – en convoquant un autre nom de la sphère cinématographique de Desplechin, Dedalus, dans des aventures rappelant les livres d’espionnage de John Le Carré. Mais lorsque le spectateur plonge dans Les Fantômes d’Ismaël, il ignore encore que ces premières scènes sont, en quelque sorte, étrangères au cœur du film, et proviennent d’un récit périphérique, un autre film en creux qui se révélera plus tard être celui qu’écrit Ismaël.
Car le projet de Desplechin avec ce film – peut-être plus encore que dans le reste de son œuvre – est de faire se mélanger les lignes tracées par les personnages, ainsi que les espaces géographiques et mentaux qu'ils parcourent, afin d’arriver à un ensemble imprévisible, presque instable, qui menace à chaque instant de basculer dans une forme de folie, de lâcher-prise à la limite du bouffonesque. Les trois espaces principaux sont représentés par trois personnages : Ismaël, dont la stabilité retrouvée, après plusieurs années d’errance suite à la disparition de sa première femme, menace de s’écrouler lorsque cette femme revient littéralement d’entre les morts et tente de reprendre sa place auprès de son mari, désormais en couple avec une autre ; l’itinéraire de Carlotta (Marion Cotillard), ladite revenante qui vient reprendre sa vie et son identité, et doit pour cela se reconnecter avec les vivants, à commencer par son mari et son père ; et enfin Ivan, un diplomate-espion qui semble traverser les aventures et les territoires sans trop comprendre ce qui lui arrive.
Si les itinéraires d’Ismaël et de Carlotta sont amenés à se croiser puis à se séparer à nouveau, celui d’Ivan leur reste périphérique, dans un ailleurs fictionnel distinct – d’autant plus que l’acteur qui le joue (Louis Garrel) ne sortira jamais de cet espace « intra-fictionnel », contrairement à Alba Rohrwacher, qui incarne à la fois Esther (la petite amie d’Ivan) et l’actrice qui l’interprète. Outre le fait de mélanger les lignes et les espaces de manière, somme toute, assez commune et coutumière d’un type de film-choral mêlant différents degrés de réalité et de fiction, le film confirme son caractère hétéroclite dans la mise en scène, le montage, la multiplication des points de vues – une grande partie du récit est assurée par un quatrième personnage (Sylvia, la nouvelle femme d’Ismaël).
S’il tend à tordre son scénario et la matière première « cinéma » qu’il malaxe, Les Fantômes d’Ismaël reste en définitive assez unidirectionnel. Le titre présente un programme que le film respectera : les fantômes annoncés seront exposés au propre comme au figuré. Il n'empêche que la figure du fantôme, tout comme la structure du film, est elle aussi sujette à un passage par différents niveaux de réalité. Les « fantômes d’Ismaël » sont à la fois ceux de son passé et ceux qu’il met en scène dans ses films, ces spectres tout aussi perdus que lui, errant dans des espaces fictionnels qui défilent de façon presque irrationnelle, comme s’ils se téléportaient d’un lieu à l’autre. Quant au fantôme le plus évident du film, le personnage de Carlotta, revenu d’entre les morts, son statut même est longuement questionné : est-ce un fantôme réel ou symbolique ? Le fait qu’il vienne, dans un premier temps, hanter Ismaël et Sylvia, isolés quelque part sur l’île de Noirmoutier et coupés du reste du monde, présente une ambiguïté métaphysique qui ne sera résolue – mais l’est-elle vraiment ? – qu’assez tard dans le film.
Carlotta n’est donc peut-être pas vraiment morte et le terme « fantôme » désigne probablement plus des états d’âmes que des entités spectrales, mais cela n’empêche pas Desplechin de filmer et de rythmer la première grande confrontation démonstrative entre Ismaël et Carlotta comme une sorte de rite chamanique, d’appel aux esprits. Mathieu Amalric y tourne autour de Marion Cotillard comme s’il essayait d’invoquer quelque chose de sacré tapi en elle, et la caméra tourne également autour des personnages comme si elle était possédée. C’est la première fois qu’Ismaël s’emporte de la sorte, dans le film. Il le fera encore au moins deux fois par la suite. D’abord dans une dispute impromptue et définitive entre Carlotta et lui, alors qu’on les pensait réconciliés et réunis, qui fera dévier le film de la ligne toute tracée qu’il semblait alors suivre. Puis dans la dernière partie, poussant l’emballement physique et hystérique jusqu’à un point de non-retour qui fera cette fois-ci basculer le film dans la farce bouffonne.
Le tempérament imprévisible et instable de l’acteur Amalric et de son personnage Ismaël est assez symptomatique – encore une fois – du caractère hétéroclite du film, s’apparentant tantôt à une transe quasi-métaphysique, tantôt à une hystérie bouffonesque. Ce sont les deux revers d’une même pièce que représentent ces deux scènes clés du film – la première exposée en son milieu, la seconde vers sa fin – et qui caractérisent bien la démarche d’Arnaud Desplechin, celle de faire s’interpénétrer les lignes, les espaces et les genres, de sorte que les moments de basculement d’une ligne à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un genre à l’autre, définissent en termes de climax cathartiques ce qui sous-tend le film. L’instabilité est au centre des Fantômes d’Ismaël – aussi bien sur le plan thématique que formel –, encore plus peut-être que dans les autres films du cinéaste.
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- Des Nouvelles du Front, « Frère et Sœur d'Arnaud Desplechin : Malin génie », Le Rayon Vert, 2 juin 2022.