« Family Romance, LLC » de Werner Herzog : De la simulation des signes de vie
La fiction a le désir du réel jusqu'à la contradiction quand la simulation n'en a plus le besoin. Le réel a été l'affaire d'une vie pour Werner Herzog ; avec « Family Romance, LLC » tourné au pays du Soleil-Levant il est temps de lui faire ses adieux. Mais le deuil est lui-même soupçonné ironiquement de simulation qui dépolarise et le documentaire et la fiction rendus à n'être plus que l'ombre d'eux-mêmes, une gélatine qui bloblote dans l'empire du simulacre et ses tautologies. Que faire alors d'un film dont le spectateur lui-même figure le dernier simulateur ?
« Family Romance, LLC », un film de Werner Herzog (2020)
La fiction, en quoi diffère-t-elle de la simulation ? La discussion, loin d'être close avec la mort de Jean Baudrillard, serait réinitialisée à l'heure où la société du spectacle a trouvé de nouveaux et puissants relais de diffusion et d'intégration avec l'économie du numérique, les médias dits sociaux et le Web 2.0. Entre la vieille question de la fiction et la question plus récente de la simulation il y a un lieu commun (le semblant) que vient cependant diviser le réel, tantôt pour être problématisé dans le premier cas, tantôt pour être évacué dans le second.
Posons schématiquement que la fiction a le désir du réel jusqu'à la contrariété et la contradiction quand la simulation n'en a plus le besoin. Faire semblant dans la perspective de la fiction c'est alors expérimenter des rapports avec le réel qui sont de complication, pliés à la fois d'antagonisme et d'attraction (sur le mode contradictoire de la ressemblance et de la dissemblance). Faire semblant dans l'optique de la simulation propose au contraire de délier le semblant de tout nouage dialectique avec le réel dans l'horizon d'un empire, celui de la tautologie (le semblant pour le semblant est ainsi protégé des pressions critiques du référent).
Le réel, l'affaire d'une vie
(et le moment d'en faire le deuil)
Avec le régime de la fiction l'autre apparaît, il y a de l'autre qui peut arriver mais il disparaît dans le registre de la simulation. La fiction fait récit de ce qui arrive au semblant en ne s'en remettant pas ; la simulation ne peut faire récit de ce qui n'arrive pas au semblant, elle raconte moins qu'elle programme et instruit. Avec la fiction le semblant ne se remet pas du réel en ne revenant jamais à sa place initiale quand la simulation la bouche en la bouclant par tautologie. C'est pourquoi le meilleur cinéma est toujours celui qui cultive ses champs magnétiques dans la double polarisation du documentaire et de la fiction quand le pire fait semblant qu'il le fait. Le mauvais cinéma, quant à lui, simule toujours en évacuant le réel dont l'autre reste la figure privilégiée.
Le réel a été l'affaire d'une vie pour Werner Herzog, d'emblée avec Signes de vie (1968). C'est pourquoi son cinéma marche avec un pied dans le documentaire et un autre dans la fiction. La meilleure façon de marcher consiste alors pour lui à arpenter le monde avec ses fous et ses volcans en montrant comment le réel est un caillou nécessaire dans les chaussures de géant de la fiction quand la grandeur des paysages du documentaire recueille dans ses plis tout un peuple de fictions imperceptibles comme des fourmis vertes. C'est pourquoi le cinéma de Werner Herzog est peuplé de fous, forcenés et faussaires pris en flagrant délit de légender en donnant à désirer par les puissances de soulèvement du faux retrouver autrement les voies montagneuses et escarpées du vrai. Le point de passage critique qui est un point de bascule de l'œuvre aura été donné par Fitzcarraldo (1982) où les forçages de la montagne du réel auront accouché de la souris d'une fiction moins impressionnante que le documentaire Burden of Dreams (1982) de Les Blank et le journal de bord Conquête de l'inutile (2004) qui en raconte de l'intérieur l'éprouvante réalisation.
Depuis, Werner Herzog a beaucoup expérimenté mais en revoyant à la baisse ses propensions démiurgiques et titanesques, préférant avec la distance du miroir sans tain documenter désormais celles de ses doubles (Klaus Kinski dans Mein Liebster Feind – Ennemis intimes en 1999, Timothy Treadwell dans Grizzly Man en 2005). D'une autre façon, une même histoire de survie dans la jungle peut donner un documentaire impressionnant (Little Dieter Needs to Fly en 1997) et dix ans plus tard sa mise en fiction moins passionnante mais tout de même plus intéressante aussi qu'un survival hollywoodien moyen (Rescue Dawn en 2007). Comme les années 1970, les années 2000 auront été globalement une grande décennie mais, depuis dix ans, Werner Herzog a perdu ses propres équilibres internes en se cherchant sans toujours se retrouver, souvent perdu dans des documentaires redondants (Into the Inferno en 2016, Nomad : In the Footsteps of Bruce Chatwin en 2019) ou des fictions piétinantes et bégayantes (l'inédit Queen of the Desert en 2015, Salt and Fire en 2016).
Avec Family Romance, LLC, une nouvelle époque s'ouvre, peut-être. Le temps du deuil a commencé. Le printemps des cerisiers en fleur est celui de l'assomption de la simulation et, avec son horizon impérial comme un voyage d'hiver de Franz Schubert, de la double dissipation du réel et la fiction. Au Japon où il tourne pour la première fois en étant à lui-même son seul opérateur, Werner Herzog découvre un monde à front renversé où, désormais, le vrai est un moment du faux. Un monde où l'empire des signes est celui de leur simulation tautologique et leur narrateur un simulateur guère inspiré à faire trembler et transcender son « documenteur ».
Dépolarisation redoublée
du documentaire et de la fiction
Family Romance, LLC n'est pas un film situationniste. Cela n'empêche pas son auteur de proposer selon sa guise, au début doucereuse pour devenir toujours plus émolliente et gélatineuse, une critique diffuse de la séparation et de l'éloignement des expériences vécues dans des représentations jusqu'à la saturation et la substitution. En apparence, le terrain est favorable avec son entreprise de « location de proches » (rentaru furando) incarnée par Yuichi Ishii, fondateur de Family Romance qui joue dans le film de Werner Herzog son propre rôle en interprétant entre autres pour une mère le père que sa fille n'a jamais connu, pour un employé la tête de turc de son patron, pour une starlette sans carrière l'un des paparazzis assurant sa publicité afin d'amorcer rétroactivement la pompe médiatique de sa célébrité.
Le faussaire est certes sympathique (il s'est même inspiré du Roman familial des névrosés de Sigmund Freud pour dénicher le nom de son entreprise) et quand il essaie de s'allonger dans un cercueil parce que jouer un défunt peut faire partie du contrat, il rappelle aussi que l'un de ses prédécesseurs a été Nosferatu, ce mort qui se fait passer pour un vivant (le vampire est un grand simulateur, un aristocrate de la simulation). Avec Yuichi Ishii, le terrain serait donc pleinement favorable pour jouer au jeu forcément troublant des redoublements du documentaire par la fiction et réciproquement mais il ne l'en qu'en apparence seulement car le trouble jamais ne vient. Sinon, à la place, une grande tristesse de devoir admettre la désorientation d'un geste de cinéma équivalente à sa dévitalisation. La simulation exerce en effet des pouvoirs de capture immenses dont les conséquences sont irrémédiables quand elle dépasse le simple objet du constat amusé et sociologique pour opérer la redistribution ironique des cartes du documentaire et de la fiction et les remettre à plat en les privant de toute valeur différentielle, déchargées de tout magnétisme, neutralisées. Dans l'empire de la simulation, documentaire et fiction ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes.
Dépolarisé le documentaire qui se contracte en prolongement publicitaire des activités professionnelles de Yuichi Ishii. Dépolarisée la fiction simplifiée à raconter l'exercice d'un contrat, ses retours auprès des clients et leur reconstitution en forme d'atelier ludique pour formation d'entreprise. Avec la dépolarisation réciproque et redoublée du documentaire et de la fiction, Werner Herzog ne peut pas ne pas se retrouver en très grande difficulté. Tantôt il est contraint à multiplier inutilement les plans afin de dynamiser des scènes si faiblement incarnées, tantôt il se voit forcé à abuser des mélopées évanescentes de son compositeur Ernst Reijseger, s'autorisant enfin des vues aériennes en drone qui ne dépareilleraient pas dans un clip promotionnel programmé par l'office du tourisme tokyoïte. Une oracle aveugle et un hérisson essaient comme ils peuvent de faire frémir la surface gélatineuse de Family Romance, LLC mais c'est en pure perte. L'animal qui offre son gros ventre rose à l'affection de ses acheteurs certes se renfrogne mais sans atteindre aux morsures des reptiles de Bad Lieutenant : Port of Call New Orleans (2009). La femme aveugle qui ne prophétise rien d'autre qu'un consentement résigné à l'auto-cécité généralisée passe en coup de vent sans réussir à toucher comme le faisait Fini Straubinger, l'héroïne aveugle et sourde du Pays du silence et de l'obscurité (1971).
Après tout, l'oracle a été précédée par son simulacre en forme d'automate et les moineaux qui se posent dans la main remplie de graines de l'adolescente dont Yuichi est le père simulé ne reviennent que sous la forme d'une cocotte en papier. Si les pliages indiquent que l'origami aurait pu donner une image de vérité à un film plié de documentaire et de fiction, les poissons robotiques et les androïdes arrivent ensemble pour parachever le tournant cybernétique d'un film dont la suprême audace qui est la dernière ironie consiste à avouer qu'il est lui-même un simulacre.
L'empire des simulacres
et le dernier des simulateurs
Werner Herzog est allé au Japon pour ne rien y voir. Ne rien voir d'autre, sinon la simulation de quelques-unes de ses obsessions dont le retour se fait ici moins fantomatique qu'ectoplasmique. L'empire des signes est devenu celui des simulacres et son film se range sans problème ni sourciller parmi eux. Family Romance, LLC simule doublement, et le documentaire auquel il lui substitue un reportage publicitaire flottant entre empathie et ironie, et la fiction à laquelle il lui préfère le petit théâtre des formations ludiques en entreprise.
Quand même, à la fin, Werner Herzog consent tardivement à remuer la gélatine pour la faire trembler en montrant l'isolement existentiel de Yuichi, deux fois perdu entre la famille de sa cliente qu'il ne peut intégrer en raison du contrat qu'il a signé avec elle et la sienne dont il se demande alors si elle n'est pas composée d'acteurs issus d'une autre entreprise de location de proches. Mais l'idée, au lieu de donner du goût comme le kanten, ce produit gélifiant nécessaire à ce plat typiquement japonais qu'est le tokoroten, passe en souffrant de n'être ni mise en scène, ni incarnée. Le tremblement promis n'est même pas un tremblotement – c'est un bloblotement. Cette dernière idée n'est dès lors plus qu'un simulacre de plus dans un film qui, en échouant à traverser le miroir de la simulation, se contente de n'en être que l'aquarium.
Au pays du Soleil-Levant, un cinéaste allemand perd le nord du réel en touchant à l'occident de son geste – son couchant. Avec la réalité tautologique des simulacres, la fiction manque d'advenir parce que le réel dans la guise de l'autre fait défaut et leur deuil lui-même n'échappe pas à l'empire sans dehors ni limite de la simulation.
Un grand problème avec la simulation est qu'elle est justement sans limite, extensive, et contaminatrice, miroitante à l'infini. Cela, les romans de Philip K. Dick l'ont génialement raconté en créant de vertigineux effets de réel qui ont documenté le présent tout en voyant venir l'avenir. Le générique de fin de Family Romance, LLC a beau renseigner que les acteurs en sont vraiment, même s'ils jouent leur propre rôle et que, selon la formule conventionnelle de rigueur, « toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait purement fortuite », il est trop tard pour revenir en arrière. Les acteurs s'ennuient si souvent à l'écran qu'ils sont moins surpris en flagrant délit de légender que de simuler. Et si le film lui-même s'apparente à un simulacre signé d'un auteur rangé à devoir simuler qu'il en est un, alors le spectateur est le dernier des simulateurs.
Auquel cas son ultime requête consisterait à être légitimement payé à la juste mesure de l'effort ennuyeux de simulation qu'il a été invité à produire.