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Jude Law et Jennifer Jason Leigh reliés par un Pod dans eXistenZ
Esthétique

« eXistenZ » de David Cronenberg : Virtualités sensorielles

Fabien Demangeot
Aussi sensuel que cérébral, eXistenZ participe d’une véritable déconstruction des codes du cinéma de science-fiction classique. Pour le spectateur, l’entrée dans le monde d’eXistenZ est une expérience synesthésique totale. Les images chez David Cronenberg ont une odeur, un goût, une consistance. Le cinéma est un corps qu’il est désormais possible de ressentir. Il est la Nouvelle Chair.
Fabien Demangeot

« eXistenZ », un film de David Cronenberg (1999)

eXistenZ est, sans doute, l’une des œuvres les plus insaisissables de David Cronenberg. C’est un film qui ne cesse d’échapper aux spectateurs qui se retrouvent, au même titre que les personnages du jeu mis en scène, au cœur d’une véritable aporie. Dans sa première partie, le film suit pourtant une trame narrative assez convenue. Venue présenter, lors d’un séminaire, son nouveau jeu en réseau se banchant directement dans le corps de ses participants, Allegra Geller fait l’objet d’une tentative de meurtre. Réussissant à s’enfuir, avec l’aide de Ted Pikul, un stagiaire en marketing, la jeune femme est recherchée par des intégristes du « Réel » qui ont également infiltré le monde virtuel d’eXistenZ. Si, aux yeux des intégristes du « Réel », la réalité virtuelle proposée par eXistenZ doit être détruite, c’est parce qu’elle tend à remplacer le Réel or le Réel, dans le film de Cronenberg, n’existe pas en tant que tel. eXistenZ s’achève ainsi sur une double révélation venant remettre en question l’intégralité de la narration puisque le jeu eXistenZ ne serait qu’un élément du scénario d’un autre jeu virtuel intitulé transCendenZ. Cette mise en abîme permet une totale permutation des rôles et des situations présentées dans le récit principal. Allegra et Pikul, qui ont perdu leur identité, deviennent ainsi les intégristes du « Réel » contre lesquels luttaient leurs personnages du méta-jeu eXistenZ. Après avoir tué la conceptrice de transCendenZ, ils sont interrogés par l’un des joueurs qui leur demande s’ils sont ou non encore en train de jouer. Cette question, qui laisse entendre que transCendenZ pourrait être, au même titre qu’eXistenZ, un méta-jeu, vient clore un film qui ne ressemble en rien à un film d’anticipation classique.

Dans le monde futuriste d’eXistenZ, la campagne a remplacé les villes tentaculaires et les écrans ont disparu. Les lieux génériques portent le nom de ce qu’ils sont (le motel, le restaurant chinois, la station service) et apparaissent étrangement datés, à l’image de la voiture avec laquelle Allegra et Pikul fuient les intégristes du «Réel » au début du film. Le spectateur se retrouve face à un espace dépassant toute forme de réalité et correspondant parfaitement à ce que Jean Baudrillard nomme l’hyperréalité, c’est-à-dire un espace ni réel ni imaginaire puisqu’il s’inscrit au-delà de cette dualité(1). Imitant des modèles de la réalité, les lieux d’eXistenZ apparaissent pourtant comme des anomalies au sein d’un œuvre qui appartiendrait au genre de la science-fiction. À l’intérieur de ces lieux hyperréels se déroulent des scènes qui s’affranchissent pourtant de tout réalisme. Ainsi, les pistolets en os tirent des dents tandis que les créatures reptiliennes mutantes sont servies au restaurant sans que cela ne choque personne, dans le cadre du jeu comme dans celui de l’hypothétique réalité. Lors de ses entretiens avec Serge Grünberg, Cronenberg était revenu sur son besoin de s’affranchir des codes de la représentation des mondes virtuels au cinéma. Le spectateur pensant voir un film de science-fiction sera ainsi dérouté, tant au niveau esthétique que narratif, par la proposition singulière du cinéaste :

« Je le savais. J’avais conscience qu’on chercherait à l’étiqueter dans la catégorie des films sur la réalité virtuelle et je pensais que ce serait une grosse faute de notre part d’accepter cette étiquette car ça ferait croire au public qu’il irait voir des choses qui n’existaient pas dans le film. Comme vous le savez, puisque vous avez vu le film, on n’y voit pas d’écrans ; ni écrans de téléviseurs, ni même téléphones, à part un qui est très spécial. C’est une manière immédiate de dire qu’il ne s’agit pas de réalité virtuelle. C’est autre chose. Je ne pensais même pas faire un film de science-fiction. »(2)

Ce futur archaïque permet à Cronenberg de créer une technologie totalement organique puisque les consoles vidéo sont des blocs de chair auxquels les joueurs peuvent se connecter en branchant un fil (pod), semblable à un cordon ombilical, à l’intérieur d’un trou (bioport) percé dans leur colonne vertébrale. Si le corps humain est à la fois source d’énergie et écran de projection, l’esprit est, quant à lui, sous le contrôle de la machine. C'est le jeu qui prend ainsi possession de la psyché d’Allegra et de Pikul en obligeant notamment leurs corps virtuels à copuler. Les joueurs d’eXistenZ n’organisent pas la narration du jeu mais la subissent au point que même leurs comportements sexuels leur sont dictés. C’est une sexualité dépourvue de libre-arbitre que Cronenberg met en scène ici. Pikul et Allegra sont submergés par des désirs qui ne sont pas forcément les leurs. Ils sont alliés et partenaires sexuels parce que le jeu auquel ils jouent les y oblige. Les corps n'ont plus aucune incidence sur la sexualité puisque celle-ci n’existe plus que dans un espace mental contrôlé par une instance supérieure. Les désirs de la machine se matérialisent dans des corps qui découvrent de nouvelles formes de jouissances cérébrales. Si les étreintes charnelles demeurent psychiques, c’est la connexion des corps des joueurs à celui de la machine qui leur permet cependant d’exister. En se branchant à eXistenZ, les personnages rendent sensuelle, pour ne pas dire sexuelle, leur expérience de joueur.

L’entrée dans le monde d’eXistenZ évoque d’ailleurs fortement un acte sexuel. Les bioports ressemblent à des anus et doivent être pénétrés par un pod. La création d’un nouvel orifice permet à Cronenberg de se jouer de la censure tout en transgressant le modèle pornographique classique puisque c’est Allegra qui pénétrera Pikul avec le pod, non sans lui avoir préalablement lubrifié le bioport avec la langue. Femme-phallique et initiatrice du jeu, Allegra est aussi, dans le premier niveau du méta-jeu, celle qui menace l’équilibre de la civilisation. C’est parce qu’elle s’est, en créant son propre monde, substituée à Dieu que la jeune femme est menacée de mort. Il n'est alors pas étonnant que certains aient vu, dans eXistenZ, comme l'a judicieusement fait remarquer Marcel Jean, dans son article «eXistenZ de David Cronenberg. L'A-réalité virtuelle », une référence à l'intégrisme iranien et à l'affaire Salman Rushdie puisqu'Allegra Geller, tout comme l'auteur des Versets sataniques, est une artiste condamnée à mort pour cause de création blasphématoire(3). Dans eXistenZ, les jeux virtuels se sont totalement substitués à la religion. Ils sont présentés dans des églises désaffectées à l’intérieur desquelles Allegra, entourée de douze joueurs, règne en maître(4). Contrairement au christianisme qui implique un déni du corps, le culte virtuel d’eXistenZ, comme ont pu le faire remarquer Angelune Droin et Martin Legault, dans leur article « eXistenZ. Le corps comme espace technologique », se construit à partir du corps et de la technologie, donc à partir d’un état spirituel virtuel auquel le corps participe(5).

Les utilisateurs du jeu virtuel dans eXistenZ
© L'Atelier distribution

Malgré l’utilisation d’une importante symbolique religieuse, eXistenZ s’apparente cependant davantage à une philosophie qu’à une religion. Le titre même de l’œuvre renvoie d’ailleurs directement à la terminologie existentialiste sartrienne. Pour Sartre, l’être humain forme l’essence de sa vie par ses propres actions, celles-ci n’étant pas déterminées par des doctrines morales, philosophiques ou théologiques. L'individu est seul face à une réalité individuelle et sociale dans laquelle il évolue avec l'entière responsabilité de la définition de son identité par l'action. Cette idée rappelle ce qui est proposé par la conceptrice du jeu eXistenZ, puisque les joueurs ne poursuivent aucun but déterminé d'avance. C'est à force de jouer qu'ils découvrent leur identité et leurs aspirations. Si la formule d’Allegra : « Il faut jouer au jeu pour savoir pourquoi on joue au jeu », apparaît comme une doctrine existentialiste, elle nous informe qu’il est aussi important de regarder le film jusqu’à la fin pour en comprendre le sens. eXistenZ est un véritable palimpseste cinématographique puisque chaque récit mis en abîme reprend des éléments du précédent récit ou plutôt s’écrit sur les strates du récit cadre. Si la fonction des personnages et leurs actions changent, les objets et les situations demeurent. Ainsi, dans le méta-jeu eXistenZ, tout comme dans l’hypothétique méta-jeu tranScendenZ, il faut éliminer la créatrice pour sauver le Réel tandis que le mutant bicéphale rencontré par Pikul, dans le premier degré de réalité, refera son apparition, cette fois-ci caramélisé, dans le plat spécial qui lui sera servi à l’intérieur du jeu eXistenZ. Si des liens se tissent entre les différents niveaux diégétiques du film, c’est pour mieux rendre indistinctes réalité et virtualité. Troublé par l’intensité des sensations qu’il ressent à l’intérieur du jeu, et craignant de perdre sa véritable identité, Pikul doutera de la réalité des lieux qu’il fréquente, craignant que le chalet, où il se trouve avec Allegra, ne fasse partie d’eXistenZ. À travers ces interrogations, le personnage met en doute, sa propre existence en tant qu’être humain. Il découvre qu’il n’est finalement, au sens des multiples récits enchâssés qui constitue la narration d’eXistenZ, rien d’autre qu’un personnage de fiction.

Que Cronenberg ait lu Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, durant l’écriture d’eXistenZ, n’a rien de très surprenant. La littérature a toujours eu une influence importante sur sa création cinématographique. Et pourtant, davantage qu’à Pirandello, c’est surtout au Nouveau Roman, et plus particulièrement à l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, que l’on pense en visionnant eXistenZ. Les changements d’identités et de rôles des personnages robbe-grillétiens ne peuvent, en effet, exister qu’au sein d’un monde lui-même en perpétuelle anamorphose. Dans les romans issus de la période formaludique de Robbe-Grilllet, les mises en abîme viennent totalement annuler le récit premier. Comme le spectateur et les personnages d’eXistenZ, le lecteur se retrouve face à une histoire impossible. Au-delà de ses caractéristiques autoréflexives, qui renvoient à une certaine conception du roman moderne, eXistenZ peut aussi être vu comme le dernier volet d’une trilogie informelle constituée de Vidéodrome (1983) et du Festin Nu (1991). Dans les trois films, les objets de chair entrent en contact sensuel avec les corps tandis que la perception de ce que les personnages pensent être le Réel ne cesse d’être brouillée. Si dans Vidéodrome et Le Festin Nu, le thème des hallucinations permettait au spectateur de rattacher l’œuvre à son propre univers de croyances, avec eXistenZ, Cronenberg, comme l’a parfaitement analysé Serge Grünberg, se livre à un délitement à peu près total de toute narrativité rationnelle.

eXistenZ est un film qui invite le spectateur à réfléchir aux modalités de la représentation cinématographique. S’il se présente comme une fabrique du faux, le film tend pourtant à nous faire ressentir des sensations et des émotions véritables. L’érotisme et le dégoût s’y mêlent, comme chez Lautréamont ou Baudelaire, pour mieux faire ressortir l’une des caractéristiques du cinéma de Cronenberg, sa capacité à redéfinir esthétiquement les notions de beau et de laid. Ce ne sont pas ici les corps de ses acteurs, Jennifer Jason Leigh et Jude Law, que Cronenberg sexualise mais celui de la console organique langoureusement caressée par les mains habiles des joueurs. Ce contact sensuel se prolongera de l’autre côté de l’écran, le spectateur effleurant du regard cette nouvelle chair si désirable. La beauté d’eXistenZ réside ainsi dans sa capacité à faire ressentir, par le biais de l’image, l’indicible sensoriel. Derrière le film-concept théorique se cache une grande œuvre charnelle. Le fantasme d'une sexualité contrôlée où la jouissance des corps n'a pas sa place s’oppose ainsi à un érotisme sensualiste qui transparaît, à plusieurs reprises, au cours du film. Allegra caresse les murs décrépis des lieux qu'elle traverse de la même manière que les personnages de Crash touchent la tôle froissée des voitures accidentées. Cronenberg filme, en gros plan, la main d'Allegra glissant sur le mur abîmé de la station service d'une manière assez appuyée. La composition musicale d'Howard Shore qui, à cet instant précis, rappelle le thème de Crash, renforce l'aspect intra-intertextuel du film. L'érotisme passe par un toucher réel ou qui semble réel, pour le spectateur comme pour Allegra, au moment de la narration(6). Par ce geste, la jeune femme, pour reprendre les propos tenus par Géraldine Pompon et Pierre Véronneau, dans l’ouvrage David Cronenberg : la beauté du chaos, se meut dans le vide pour saisir la palpabilité de son jeu et de son cerveau(7). Le contact tactile avec l’objet permet donc au personnage de ressentir son propre corps et d’éprouver physiquement le Réel. Dans une interview pour les Inrockuptibles, Cronenberg était revenu sur l’aspect profondément sensuel de son film :

eXistenZ est un film très sensuel, à tous points de vue. Quand Ted Pikul mange des bestioles, nous avons l’impression de toucher, de sentir, de goûter. La sexualité, elle, utilise de nouveaux organes, de nouveaux orifices. C’est un nouveau concept. La manière dont Allegra caresse le Pod (sorte de Play-Station en forme d’organe) avec les pieds est très sensuelle. Évidemment, ce n’est pas une représentation habituelle du sexe. C’est une dimension conceptuelle, métaphorique, ludique du sexe. Le jeu avec le Pod est une forme de masturbation, mais on peut aussi voir cela comme une relation sexuelle avec une créature inconnue(8).

Aussi sensuel que cérébral, eXistenZ participe surtout d’une véritable déconstruction des codes du cinéma de science-fiction classique. Sorti sur les écrans la même année que Matrix, le film de Cronenberg demeure, contrairement à celui des sœurs Wachowski, totalement atemporel. Pour le spectateur, l’entrée dans le monde d’eXistenZ est une expérience synesthésique totale. Les images chez Cronenberg ont une odeur, un goût, une consistance. Le cinéma est un corps qu’il est désormais possible de ressentir. Il est la Nouvelle Chair.

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