« Everything Everywhere All At Once » : Se laisser toucher par les doigts hot dog
Everything Everywhere All At Once remplit à première vue toutes les cases d'un divertissement au rythme effréné jouant avec les codes du film d’action. Dans ce type de film, faire advenir une véritable émotion se révèle assez difficile, tout étant directement désamorcé par l’aspect parodique et le second degré omniprésent. Le film de Daniel Kwan et Daniel Scheinert s’essaie pourtant à l’exercice d’une manière inattendue, en retournant l’une de ses séquences clés contre elle-même ; comme si le film faisait le pari de pouvoir inverser un instant les registres, du potache à l’émotion, par la seule force de ses propres images.
« Everything Everywhere All At Once », un film de Daniel Kwan et Daniel Scheinert (2022)
A première vue, Everything Everywhere All At Once remplit toutes les cases du programme attendu, s’offrant comme un divertissement au rythme effréné jouant avec les codes du multivers et du film d’action, notamment d’art martiaux, et proposant de nombreux gags d’un mauvais goût assumé. Dans ce type de film, faire advenir une véritable émotion se révèle assez difficile, tout étant directement désamorcé par l’aspect parodique et le second degré omniprésent. Le film de Daniel Kwan et Daniel Scheinert (plus communément appelés « les Daniel ») s’essaie pourtant à l’exercice d’une manière légèrement inattendue, en retournant l’une de ses séquences clés contre elle-même ; comme s’il faisait le pari de pouvoir inverser un instant les registres, du potache à l’émotion, par la seule force de ses propres images.
Le concept du multivers ouvre la porte à un infini de possibilités comiques ; tous les travestissements du monde de base, y compris sur le registre le plus potache, deviennent immédiatement une partie de la réalité construite par le film. Everything Everywhere All At Once ne se prive pas pour exploiter ce potentiel, notamment via un univers alternatif qui occupe une place essentielle dans le récit : celui des humains hot dog. Ceci apparait pour la première fois lorsque l’héroïne, Evelyn (Michelle Yeoh), apprend encore à maitriser ses pouvoirs. En essayant de sauter dans un univers où elle maitrise des compétences de combat, elle rate son coup et se télescope dans un monde alternatif où les humains ont des mains deux fois plus longues que la normale, prenant la forme de doigts « hot dog ». La scène commence par montrer Evelyn découvrir avec stupeur ces mains difformes, puis coupe sur un remontage parodique du début de 2001, l’Odyssée de l’espace où des singes aux pattes hot dog tuent ceux du film d’origine.
Il s’agit de la première parodie ouvertement référencée à un autre film, renforçant l’aspect humoristique et décalé de la scène. Tout mène bien vers le potache : déconstruction de la figure héroïque (Evelyn est incapable de se battre avec des doigts pareils), aspect visuellement grotesque de ces corps redessinés, y compris une connotation grivoise pour les doigts-saucisses, et détournement du film kubrickien, soit le cinéma « noble » et « sérieux » par excellence. Everything Everywhere All At Once continue ensuite et l’on pourrait penser que ces humains hot dog ne reviendront plus, ne resteront qu’une blague parmi d’autres. Ils seront pourtant les invités surprises de la dernière partie, jouant un rôle inattendu dans ce qui pourrait se lire comme le climax du film.
La dernière partie se centralise sur un conflit entre Helen et Jabu Tupaki, double maléfique de sa fille Joy (Stephanie Hsu). Cette dernière représente une posture nihiliste : ayant la connaissance d’absolument tous les univers, elle ne ressent plus que de l’indifférence et souhaite disparaitre à jamais, en plongeant dans un bagel géant qu’elle a créé avec tout le chaos du cosmos. Helen, après avoir acquis les mêmes pouvoir d’omniscience et d’omnipotence, est tentée de suivre le même chemin. Cependant, elle connait une rédemption, d’abord au niveau familial puis au niveau universel : elle refuse le nihilisme pour embrasser une empathie totale envers tous les êtres vivants. Non pas sauter dans le vide intersidéral du bagel, mais, comme dans l’univers où elles ne sont plus que des pierres, se laisser chuter du haut de la falaise en espérant tomber dans les bras de sa fille. Si cette posture peut paraitre attendue elle aussi, c’est dans le cheminement vers celle-ci que le film surprend. Les Daniel illustrent cette prise de conscience par un retournement complet de l’image clé des humains hot dog.
Lorsque cette dernière est reconvoquée dans la dernière partie, Everything Everywhere All At Once semble continuer dans le même registre en imaginant une romance lesbienne entre cette Evelyn et une version alternative de Deirde (Jamie Lee Curtis), contrôleuse des impôts et son antagoniste principale dans le premier univers. Elles se retrouvent dans un appartement, se mettent face au piano. Leurs mains étant trop grandes pour toucher les notes, l’une d’elle commence à jouer avec son pied le Clair de Lune de Debussy. Parodie de scène romantique, bien sûr, mais pourtant tout bascule : Evelyn sourit en s’exclamant que même dans les univers les plus absurdes, la vie trouve un chemin. Si l’on nait avec des mains hypertrophiées, on jouera de la musique avec les pieds ! Elle fait ensuite le choix de l’empathie radicale envers tous les êtres du vivant ; le montage illustre cela par une succession de scènes empathique dans les différentes réalités visitées par le film. Parmi celles-ci se trouve une scène de danses et de caresses entre les deux femmes aux doigts hot dog, toujours bercée par Debussy. Le spectateur ne sait plus s’il doit rire ou s’émouvoir, ou les deux. Et si pour un instant la parodie pouvait se métamorphoser (ou fusionner) en romance véritablement émouvante ? Dans un même mouvement, Evelyn complète également son initiation sur le plan de ses relations familiales : en acceptant cette romance avec une autre femme, elle accepte enfin l’homosexualité de sa fille et la nécessité de l’assumer devant son père et ses valeurs plus traditionnelles. La ligne familiale et la ligne cosmique s’accomplissent ainsi en même temps.
Les Daniel démontrent là une grande croyance dans les pouvoirs de leurs images, et du cinéma en général, capable de retourner une scène parodique en une scène romantique, renverser l’aspect le plus bas et potache de leur film pour en faire le surgissement d’une émotion véritable. L’espace d’un instant, Everything Everywhere All At Once semble bien conspirer contre lui-même et contre les attentes des spectateurs au sein des différents registres balisés par le récit. Pour Evelyn, se laisser toucher (dans les deux sens du terme) par ces doigts-saucisses est le saut de foi nécessaire, l’épiphanie qui fait accéder à une dimension supplémentaire. Le spectateur, s’il parvient à se laisser toucher lui aussi, pourra peut-être ressentir à son tour une empathie universelle.