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La forêt dans la première partie de Eureka
Rayon vert

« Eureka » de Lisandro Alonso : L’incompréhension du monde

Antoine Schiano di Lombo
Par la mise en simultanéité dans un même récit de plusieurs époques et de plusieurs lieux, de différents modes de représentations des autochtones et de la domination qu’ils subissent, Eureka de Lisandro Alonso rend compte de la condition amérindienne saisie au travers des structures oppressives qui en modèlent les contours.

« Eureka », un film de Lisandro Alonso (2023)

Eureka ! se serait exclamé le savant Archimède lorsqu’il comprit les mécanismes par lesquels un corps plongé dans un liquide conduit à une poussée vers le haut de celui-ci. « Eureka », ou dans sa traduction littérale « j’ai trouvé », serait alors l’exclamation de celui qui parviendrait à comprendre les mécanismes par lesquels le monde fonctionne. Sans doute que l’expression ne serait pas venue spontanément à l’esprit des spectateurs du film de Lisandro Alonso, s’il n’avait pas choisi d’en faire le titre. Le choix d’un récit non-linaire et d’une esthétique de la suspension peut susciter par moments un certain sentiment d’égarement. Dans son désordre apparent, Eureka laisse cependant apparaître, comme par décantation, la question structurante de l’oppression des populations indigènes de part et d’autre du continent américain.

Une esthétique de la suspension

D’un western filmé en noir et blanc où l’on suit le parcours d’un homme à la recherche de sa fille (reprenant ainsi en partie l’intrigue de son précédent film Jauja), à l’Amazonie brésilienne des chercheurs d’or des années 1970 en passant par la patrouille d’une policière du Dakota du Nord à l’époque contemporaine, Eureka nous mène et nous égare sur divers chemins, sans autre cohérence que celle d’indices disséminés ici et là. L’attention est alors toute requise pour traquer des éléments qui unissent ces divers points du monde : le nom fantomatique « El Coronel » évoqué dans la première partie rappelé en toute fin du film, le héron fantasmatique qui assure la transition de la deuxième vers la troisième partie du film (un simple envol de cet oiseau nous faisant voyager dans l’espace et dans le temps) et qui demeure présent par des plans fugaces jusqu’à la fin du récit, et le personnage de Maya (Chiara Mastroianni) présente dans la première partie et qui incarne une voyageuse tombée en panne dans les neiges nord-dakotaines dans la deuxième (on apprendra qu’il s’agit en fait d’une actrice venue s’acclimater à son prochain lieu de tournage, en écho avec son rôle dans le film dans le film de la première partie).

Tous ces éléments viennent rappeler qu’il ne s’agit pas de trois films en un. À la manière du Conte de Cinéma d’Hong Sang-soo, le film et la réalité n’apparaissent pas comme des mondes séparés, mais s’influencent l’un l’autre et des passerelles entre la vie et la fiction ne cessent d’apparaître. Le pouvoir de fascination des images repose en fait largement sur cette tension entre l’évocation d’éléments rappelant ce qui a été vu auparavant, et le rappel de la totale rupture de ces différents univers. Il y a Sadie (Sadie Lapointe) qui disparaît au profit de cet étrange héron. Alors qu’elle rend visite à son grand-père, celui-ci lui prépare une étrange boisson qu’il lui sert avant de s’en aller. Après avoir bu le mystérieux breuvage, la caméra se fixe longuement sur la jeune fille, saisissant les différentes émotions qui la parcourent, et qui marquent, par de micro-déformations successives, son visage. Un cut vers l’extérieur nous fait retrouver le grand-père, qui contemple sur le toit de son mobil-home un héron, qui s’envole. De retour dans le mobil-home, on remarque qu’il ne reste sur le canapé où Sadie était assise qu’un petit tas de plumes. Sa transformation sera sans retour, elle conclut Eureka lorsque la bienfaitrice du personnage central de la troisième partie, incarné par Adilano Costa, le transforme à son tour en un même héron, depuis un autre continent et à une autre époque.

Eureka se construit alors dans une sorte de continuité discontinue envoûtante par la durée des plans. Les personnages apparaissent souvent en suspension, à l’arrêt, en attente. La fixation de la caméra sur Sadie hésitante face à la mixture préparée par son grand-père (de laquelle « on ne revient pas » selon ses dires, ce à quoi la suite du film donne un sens littéral) constitue un exemple intéressant des séquences d'Eureka qui accompagnent les pensées des personnages dans ce qu’elles ont d’ontologiquement opaques : Sadie pense et hésite, comme le montrent les légères crispations qui apparaissent sur son visage, mais une béance est laissée au spectateur pour imaginer l’objet de sa pensée, et la source de son trouble qui naît à mesure que la séquence se prolonge. Les plans fixes et l’immobilité des personnages rappellent ce que fait fréquemment Albert Serra qui lui aussi se plaît à cadrer large et à faire durer les prises pour laisser les acteurs évoluer dans le paysage (paysage qui sert autant de cadre que d’objet filmique propre pris comme tel), et donner du temps au spectateur pour observer l’univers dans lequel le cinéaste lui propose de se plonger.

La proximité des deux réalisateurs a été mise en évidence de manière précoce par le Centre Pompidou à l’occasion, en 2013, d’un cycle croisé Serra-Alonso, au cours duquel a notamment été présentée la correspondance des deux cinéastes. Comme avec le récent Pacifiction (2022) qui renouvelait l’approche d’un territoire dominé, la Polynésie française, comme résidu de ce que fut la France impériale, par des cadres jouant à la fois sur l’usage de « paysages de carte postale » et l’illustration de la domination d’un État qui, d’un claquement de doigt, serait susceptible de relancer des salves d’essais nucléaires sans même en informer sa population (« Bons baisers de la spirale. Entretien avec Albert Serra », Cahiers du cinéma, novembre 2022, n°792), Eureka utilise son art du filmage pour renouveler l’approche de la condition post-coloniale des amérindiens. En effet, Lisandro Alonso explore les paysages qui sont ceux du quotidien de cette condition post-coloniale, de part et d’autre du continent.

Retour à l’oppression

Viggo Mortensen dans la partie Western de Eureka
© Slot Machine

L’anti-linéarité d’un récit sinueux d'Eureka, franchissant avec allégresse les frontières de l’espace et du temps, de la réalité et de la fiction, sert un propos latent. Lisandro Alonso s’inscrit explicitement dans une perspective post-coloniale et on pourrait dire que le film se découpe en fait suivant deux parties : d’abord le récit de western inscrit dans l’imaginaire de la conquête de l’ouest qui constitue la matrice socio-historique de la situation contemporaine des Amérindiens explorée ensuite dans les deuxième et troisième parties. Alors que la transition de la première à la deuxième se fait par un mouvement de recul, on sort de l’image pour se rendre compte qu’il ne s’agissait que d’un film diffusé à la télévision, le passage de la deuxième à la troisième se fait par un mouvement vers l’avant en suivant le vol du héron. Le premier mouvement est un mouvement de rupture, tandis que le second est un mouvement naturel : le héron apparaît dans un environnement hostile pour la faune (le Dakota du Nord et ses températures extrêmes en saison hivernale), et s’en va alors naturellement vers un lieu plus propice pour lui, au bord d’un cours d’eau. Aussi, les deux dernières parties semblent unies par un lien organique qui met en évidence l’idée d’une commune oppression des Amérindiens de part et d’autre du continent. Dans le Dakota du Nord, on parcourt le grand dénuement des populations des réserves, à travers l’exploration des logements surpeuplés, de la délinquance juvénile (par la visite que Sadie rend à son jeune frère) et par l’évocation des taux de suicides (c’est effectivement dans ces réserves que l’on trouve les taux de suicide les plus élevés au monde). Dans l’Amazonie brésilienne des années 1970, on suit un autochtone qui, après avoir quitté sa tribu, en vient à se faire exploiter puis dépouiller par des chercheurs d’or qui sillonnent les terres indigènes (l’exploitation des populations autochtones à des fins économiques en Amérique latine constituait déjà la toile de fond de Jauja, par l’évocation de la conquête de la Patagonie).

Eureka, dans sa vivacité, fait parcourir, à la manière d’un conte philosophique (Candide passe, sous la plume de Voltaire, du château du baron Thunder-Ten-Tronckh en Westphalie à Lisbonne et s’embarque jusqu’en Amérique du Sud en quelque cent pages) différents espaces à différentes époques en proposant donc une lecture en trois temps de l’oppression des populations autochtones d’Amérique. Par le refus d’une construction diachronique du récit, la deuxième partie au Dakota du Nord se situant chronologiquement après la troisième partie, le film démontre que la domination coloniale et post-coloniale exercée sur les populations amérindiennes constitue une constante, une réalité latente dans l’histoire.

Si la première partie ne montre pas dans le plan la domination amérindienne, c’est davantage par l’absence que l’oppression apparaît : parodie d’un genre qui a longtemps occulté la présence de populations antérieures aux cow-boys (diversité réexplorée dans le récent First Cow (2020) de Kelly Reichardt), Lisandro Alonso met en évidence dans Eureka le fait que le cinéma s’est montré complice de la tentative d’occultation totale de la présence amérindienne. C’est alors pour reconstruire un cinéma qui serait partie prenante d’une réhabilitation de la place réelle occupée par ces populations dans l’histoire, et des entreprises d’extermination subies (comme s’y est notamment intéressé l’an passé Martin Scorsese avec Killers of the Flower Moon (2023), récit du processus d’assassinat systématique des représentants de la tribu des Osages ; mais on peut aussi penser, dans cette perspective, à Les Colons (2023) de Felipe Galvez Haberle qui explore quant à lui le cas de la conquête du Chili), que le cinéaste semble reléguer ce western parodique à un petit écran auquel les personnages ne semblent pas témoigner grande attention. Alaina (Alaina Clifford) est davantage occupée à s’équiper en vue de sa patrouille extérieure, effectuée par une température d’environ -30°C dans le Dakota du Nord au moment de l’année où se déroule le film. La deuxième et la troisième partie apparaissent dès lors dans une même dynamique comme une volonté de réinvestir par le cinéma les corps et les vies amérindiennes. Par-là même, Lisandro Alonso prend un double-appui sur le western : il se plonge dans les espaces occultés d’un genre, en demeurant attentif à montrer ce que cette occultation signifie en matière d’oppression de toute une population. Eureka entend alors refaire droit à un réalisme dans sa manière de montrer ce que subissent les individus. Il est intéressant de noter à quel point l’insistance sur les cadres de vie (le grand froid du Dakota du Nord et, à l’inverse mais tout aussi pénible, la forte chaleur de l’Amazonie) et les contraintes qu’ils imposent, tant aux personnages auquel le scénario donne vie qu’à l’équipe de tournage du film qui a rencontré de nombreuses difficultés du fait des environnements inhospitaliers, rend sensible et incarne par des effets simples la pénibilité de vies reléguées.

Par la mise en simultanéité dans un même récit de plusieurs époques et de plusieurs lieux, de différents modes de représentations des autochtones et de la domination qu’ils subissent, on en vient peu à peu à comprendre que tous ces éléments font bloc en une même condition amérindienne saisie au travers des structures oppressives qui en modèlent les contours. C’est peut-être cela le « Eureka » que le film entend faire éprouver à son spectateur.