« Été précoce » de Yasujirô Ozu : Là où le sourire demeure
À travers le sourire de son héroïne Noriko, omniprésent tout le long d'Été précoce, Yasujirô Ozu capture comme à son habitude la vie et les sentiments d’une famille japonaise en proie aux mutations sociales de son époque. C'est ici dans une scène étonnante et touchante, lors de laquelle Noriko découvre malgré elle des sentiments enfouis, que le film et la vie de son personnage principal basculent, toujours sous le patronage de ce sourire obsédant.
« Été précoce », un film de Yasujirô Ozu (1951)
Une image hante, tout en douceur, Été précoce, réalisé en 1951 par Yasujirô Ozu : celle du sourire de son héroïne Noriko, interprétée par Setsuko Hara. À travers lui, le cinéaste capture, comme à son habitude, la vie et les sentiments d’une famille japonaise en proie aux mutations sociales de son époque. Ici, une jeune fille de 28 ans vit toujours chez ses parents, avec son frère, sa belle-sœur et ses deux neveux. Son entourage, traditionnel, voudrait qu’elle se marie, mais l’intéressée, insouciante, est heureuse sous le toit familial et ne cesse de repousser cette idée. Son histoire bascule lorsqu’elle réalise avoir cultivé un amour secret pour son ami d’enfance Kenkichi, dans une séquence inattendue mais pleine d’émotions. Comment Ozu raconte-t-il ce moment où le récit de Noriko chavire, où s’éveille en elle son amour et sa décision d’accepter le mariage ainsi que le départ de la maison familiale ? Se cache-t-il quelque chose derrière son sourire ? Pour tenter d’y répondre, il faut revenir à l’intérieur de la conversation entre Noriko et Tami Yabe, mère de Kenkichi, alors que ce dernier se trouve à une fête donnée en son honneur, la veille de déménager dans une province éloignée.
1 : J’accepte !
Dans cette scène, Tami se confesse : ce départ la fait souffrir, et elle a toujours désiré, mais sans y croire, que Noriko épouse son fils. A sa grande surprise, la jeune fille accepte sa proposition immédiatement. La mise en scène d’Ozu met cette séquence en évidence par rapport au reste du film. La durée des plans d'Été précoce est fort homogène et relativement courte (entre 3 et 5 secondes). Pourtant, deux très longs plans (entre 30 secondes et 1 minute) se démarquent durant cette séquence. Le premier contient la confession de Tami : la caméra est fixe, comme presque toujours, à hauteur de tatami, et cadre le corps de la mère s’adressant à son invitée, de dos. Ceci signifie que le spectateur ne voit pas les réactions sur le visage de Noriko. Ensuite, petite série de champ / contre-champ en gros plan sur les deux visages, Noriko fait répéter la surprenante proposition, puis s’exclame en souriant : « J’accepte ! ». L’image suivante répète le plan long précédemment observé, et montre Tami exultant et remerciant la jeune fille. Enfin, elle lui propose quelque chose à manger : gros plan sur l’intéressée qui déclare devoir rentrer chez elle, gardant toujours le même sourire.
Cette scène, vue de l’extérieur, parait particulièrement étonnante : l’héroïne du film prend une décision qui va radicalement changer sa vie en quelques secondes, sans justification, et semble découvrir son amour secret complètement par hasard. La mère ironise d’ailleurs : « Heureusement que je te l’ai demandé, sinon ça ne serait jamais arrivé ! Tu vois, parfois c’est une bonne chose que je parle autant ! ». L’absence de plan montrant ses réactions durant les deux plans de confession pourrait indiquer un mensonge : peut-être que Noriko n’aime pas réellement Kenkichi, peut-être que son habituel sourire est un masque posé sur sa résignation. Pourtant, le spectateur sent qu’il y a là une fausse route, et le reste du film vient le confirmer : ce « j’accepte » est tout à fait sincère, et reste après la vision comme l’une des images les plus touchantes d’Été précoce. Pour tenter de le comprendre, le film offre une possible clé : celle de ses maisons.
2 : Intérieur et extérieur : du tatami aux nuages
La maison est partout. La famille en son centre y est majoritairement filmée à l’intérieur du foyer, la caméra posée sur le sol rassurant et immobile du tatami. De là, elle observe la vie ordinaire de ces personnages, leurs agitations comme leurs apaisements. À cette sérénité du monde intérieur répond quelques images de l’extérieur, parfois au travers de raccords (ou faux-raccords) avec les regards des personnages. Comme s’ils devaient apprivoiser ce monde extérieur et ces mouvements.
Ces scènes d’extérieur sont également les seules à connaitre quelques rares mais signifiants mouvements de caméra. Au dehors des murs de la maison se trouvent ainsi le train qui passe à toute vitesse, la plage et ses vagues, le vent qui fait flotter les herbes dans les champs. Morceau choisi : les parents sont assis dans un parc. La mère regarde vers le haut : raccord sur un ballon qui s’élève dans le ciel entre les nuages. Le père imagine qu’un enfant doit être très triste de l’avoir perdu en ce moment, et se rappelle de son fils, disparu à la guerre, qui jadis adorait ce type de jouet. A travers la gravité qui attire le ballon dans les hauteurs, Ozu dessine surtout le mouvement du temps qui passe, emporte les illusions et sépare les familles.
3 : Nouvelle Maison
À la lumière de cette dualité entre intérieur et extérieur, la décision de Noriko prend un autre sens. Cet amour secret pour Kenkichi, elle ne pouvait l’exprimer, ni même le discerner. Elle était dépassée par une autre force, un autre amour, celui de sa famille. Refuser de se marier, c’était refuser d’abandonner parents, frère, belle-sœur et neveux ; c’était pouvoir demeurer sur le tatami rassurant de la maison, rempart qui protège des mouvements du vent, de la mer ou du train, et sous le toit duquel nul ballon ne peut s’envoler trop loin.
Pour enfin découvrir cet amour qui gisait secrètement en elle, pour enfin accepter de partir du temple familial, Noriko avait tout simplement besoin d’une autre maison. Sa décision est peut-être advenue grâce à la sérénité de la maison à l’intérieur de laquelle elle était assisse, et à la tendresse des mots et du visage de Tami, incarnant une autre mère, une autre famille prête à la prendre dans ses bras. Le mariage ne se comprend plus comme le départ d’une maison vers l’inconnu, mais comme l’arrivée sous la douceur d’un nouveau toit. C’est un touchant éveil à l’amour, non seulement d’un époux, mais d’une nouvelle maison, que raconte le vibrant « J’accepte ! » et le sourire indéracinable de Noriko.
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- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Herbes flottantes de Yasujirô Ozu : Le Phare et la Bouteille », Le Rayon Vert, 12 août 2019.