
« Eraserhead » de David Lynch : Par tous les trous
Bouches, oreilles, fêlures, terrier, crane ouvert : Eraserhead est traversé par des trous, où semblent converger toutes les obsessions de David Lynch. Hanté par le cerveau-effaceur du titre, Henry Spencer doit traverser ses cauchemars et ses monstres. Afin de se sauver de l’oubli, son corps va devoir apprendre à apprivoiser les trous du monde.
« Eraserhead », un film de David Lynch (1977)
À quoi ressemble une victime d’un cerveau-effaceur, autrement dit un Eraserhead ? À un corps sans tête, dont le cou révèle un trou. Dans cette image réside peut-être le cœur du premier long-métrage de David Lynch, sorti en 1977. De ce corps troué tombe le visage d’Henry Spencer (Jack Nance) : son crâne s’ouvre, puis l’on vient percer la matière de son cerveau afin d’en fabriquer des bouts de gomme. Hanté par cette peur de l’oubli — le trou l’est aussi de mémoire — le jeune homme doit donc traverser ses cauchemars et ses monstres. En d’autres termes : le corps d’Henry va devoir apprendre à apprivoiser les trous du monde.
Au commencement de la filmographie de David Lynch était donc un visage, flottant dans l’espace, tandis qu’une substance semble sortir de son oreille et former une sorte de planète. Dans ce premier plan circulent déjà les motifs du cercle et des orifices. La caméra avance et survole cette étrange planète, jusqu’à ce que le cadre soit totalement rempli par l’obscurité. Elle surplombe ensuite ce qui ressemble à une maison abandonnée, avec un énorme trou sur son toit. La caméra y plonge et se remplit à nouveau de noir, comme pour inviter le spectateur à abandonner ses préjugés et à se laisser happer par l’abime. Une figure mystérieuse rôde près d’une fenêtre aux vitres cassées, autres fêlures.
Retour sur le visage d’Henry : cette fois, il ouvre la bouche bien grande. Aucun son n’est émis, mais il en sort une forme monstrueuse, à mi-chemin entre l’alien et le fœtus. Comme un Golem né du néant, sauf qu’il se voit privé du mot glissé dans la bouche, du verbe divin du démiurge. La forme s’échappe de la bouche, tombe dans une flaque et nous invite encore une fois à traverser la surface. Un traveling latéral fait apparaitre un nouveau trou rempli de blanc qui vient progressivement glisser au milieu de l’écran noir. Nouveau mouvement, nous avançons ver le trou, vers la lumière, comme pour sortir d’un terrier, et voilà que l’écran se blanchit entièrement. Tombé du ciel, l’homme doit désormais poursuivre son chemin à travers les espaces troués de la terre, et le spectateur accepter de plonger dans des images monstrueuses.
La terre d’Eraserhead est faite de noir et blanc, de boues, d’usines, de bâtiments vides et d’appartements misérables. Le trou continue de traverser discrètement ces espaces, des draps aux déchirures qui laissent passer le froid au judas par lequel Henry épie sa voisine. Dans le même mouvement, certaines lignes créent des espaces vides entre elles, qui semblent s’ouvrir à des visions anxiogènes : Mary (Charlotte Stewart) se place précisément entre les barreaux du lit pour crier à son compagnon qu’elle n’en peut plus. Le vide entre les barreaux du radiateur ouvre même sur un autre monde. En plus de ces trous inanimés de la terre, Eraserhead est également traversé par des orifices bien vivants : les bouches.
Alors que le jeune imprimeur est invité à diner chez son amie, un plan le capture silencieux et assis loin de deux personnages féminins, avec pour contre-champ un chien en train d’allaiter bruyamment cinq de ses petits. Le décalage fait rire et dérange en même temps, peut-être en rappelant discrètement ce motif de l’orifice : les chiots utilisent leur bouche de manière brute voire charnelle là où les humains et leurs normes sont incapables d’entrer en contact physique les uns avec les autres. La fameuse séquence du poulet glisse encore plus vers le cauchemar en faisant sortir un liquide étrange depuis un orifice, apparenté au postérieur de l’animal devenu nourriture. Toutes ces visions inquiétantes culminent alors dans le bébé monstrueux. Celui-ci est révélé dans un premier plan où Mary essaie de le nourrir, soit de faire entrer de la matière dans sa bouche. Ensuite, un gros plan cadre son visage, la bouche grande ouverte poussant des gémissements sans mots qui ne cessent de hanter les oreilles des parents comme des spectateurs. Les cris du bébé contrastent avec le silence du père, qui ne dit presque rien de tout le long-métrage, et dont même la bouche grande ouverte ne produit aucun son dans la séquence d’ouverture. Inquiet, Henry lui met un thermomètre dans la bouche, en écho au plan antérieur où la mère de Mary plaçait une cigarette dans celle de la grand-mère, cachée en cuisine, immobile et silencieuse. Les personnes malades ou vulnérables de cette terre n’ont pas ou plus le contrôle de leur corps, deviennent des trous que le monde extérieur vient boucher.
Pour finir son errance cauchemardesque, Henry doit alors affronter les trous de son propre corps. Alors qu’il fait l’amour avec sa voisine, le lit s’ouvre soudainement et présente un gouffre dans lequel les amants s’enfoncent. Le jeune homme se retrouve dans le monde de la femme au radiateur, où il subit le cauchemar susmentionné : sa tête chute et son cou devient trou. Il est victime du cerveau effaceur, qui peut représenter la peur de la mort, de l’oubli et du silence. En ouvrant son crâne, une autre ligne éclot peut-être : les trous de nos mondes intérieurs, de l’inconscient. Le cerveau veut effacer ou refouler les images jugées inacceptables par les normes de la société, les images fantasmées, monstrueuses, inavouables, qui tentent de s’échapper par le vide entre les barreaux bien droits de la rationalité.
En creusant ces trous, apparaissent les convergences de tous les flux qui traversent Eraserhead, entre la bouche d’où peut sortir à la fois un chant angélique invitant au Paradis et un bébé monstrueux, entre un sas qui peut accueillir la volupté et un postérieur crachant des excréments. Il ne reste que l’art, celui du chant et de la danse de la femme au radiateur, celui du cinéma, pour préserver ces images avant qu’elles ne disparaissent dans les limbes de l’oubli. En apprivoisant ses cauchemars, Henry trouvera peut-être la paix dans le monde rempli de blanc de la femme au radiateur. Le cinéma de David Lynch, dès lors, ne cessera de secréter des images monstrueuses et d’explorer les trous entre le cerveau et le monde.
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