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Chérif et Héléna chantent au karaoké du camping dans dans À l'abordage
Rayon vert

Épiphanies 2021 : Tentative de ne pas faire un Top Cinéma Annuel

Rédaction
Les épiphanies sont pour nous autant d'occasions de ne pas faire de top cinéma 2021 : ni hiérarchie, ni jugement de goût, rien que le passage d'affects quelque part entre les écrans de cinéma et les pensées et les corps des spectateurs.
Rédaction

Les Épiphanies ou l'art de ne pas faire un Top Cinéma 2021

Les épiphanies, ou comment ne pas faire un top cinéma 2021, marquent quelque chose qui a basculé à l’écran comme dans la perception. Elles consistent en un sauvetage d’affects. De diverses natures, il ne faudrait pas les exclure ou les taire comme on le fait habituellement au moment d’établir un top cinéma et de classer les films en fonction de canons esthétiques ou cinéphiliques, bien souvent déterminés sociologiquement. En ces temps de pandémie, elles ont acquis une fonction presque thérapeutique, comme le font bien remarquer Saad Chakali et Alexia Roux : « La sixième extinction de masse des espèces, l’espèce humaine en est responsable, elle-même n’y échappe pas en incluant le cinéma qui est après tout aussi une forme de vie non moins menacée de disparition. Apprécier dans un film s’il y a ou non du cinéma n’aura pas d’autre exigence désormais que celle-là : défendre un film consiste aussi à y puiser les défenses immunitaires que procure le cinéma, c’est y trouver les anticorps nécessaires au spectateur à l’heure critique de l’auto-immunité ». Mettre des mots sur nos affects revient ainsi à penser avec le cinéma mais aussi à panser avec lui, comme le dirait Bernard Stiegler. C'est un exercice difficile mais nécessaire : un travail de passeur.

Lire les épiphanies de...

Guillaume Richard

Thibaut Grégoire

Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)

Jérémy Quicke

Maël Mubalegh

David Fonseca

Marius Jouanny

Pierre Mathieu

Lire les épiphanies des années précédentes

Guillaume Richard

Dire d'une année de cinéma qu'elle a été mauvaise repose sur un malentendu évident : on ne s'est pas forcément trouvé au bon endroit et au bon moment pour que les rencontres se produisent. Cette année 2021 n'a pas été pour moi très enthousiasmante même si certaines expériences ont valu le détour, comme la redécouverte en salles, toute thérapeutique, d'In the Mood for Love qui m'a rappelé à moi-même beaucoup de choses, ou celle de France de Bruno Dumont, qui se réinvente et qui confirme encore qu'il est peut-être un des cinéastes les plus importants en activité. Mais au vu du nombre de films manqués, notamment parce que, comme d'habitude, ils ne sont pas sortis en Belgique, cette année aurait pu être plus féconde.

Comme en 2020, nous avons vécu à moitié confinés. Les salles ont fermé pendant six mois en nous laissant une nouvelle fois Netflix et les autres plateformes comme les seuls acteurs à nous proposer des nouveaux films. Et une nouvelle fois, le constat est terrible : la grande majorité des productions médiocres de cette machine à créer du néant ont brillé par leur capacité à être directement oubliées, comme rayées d'un trait net de la mémoire une fois consommées. Citons par exemple Stowaway, Bad Trip ou Why Did You Kill Me ? En faisant défiler ma liste IMDB, seuls les films Netflix semblent être à ce point fabriqués – esthétiquement ? – conjointement avec un processus d'autodestruction. Par contre, leur ligne éditoriale s'éclaircit d'année en année. Plus que jamais ils misent sur les crimes et les sérial killers, et le succès de Squid Game, un torture porn classique dont le succès est exagéré, les pousse plus loin que jamais dans le racolage.

Écrire ses épiphanies reste un exercice périlleux et pétri de doutes car non seulement il est difficile de remettre des mots sur les affects expérimentés, mais ceux-ci se mélangent avec des sentiments ou, pire, des fadaises. On pourrait en trouver dans les lignes qui suivent et qui tentent tant bien que mal de sauver quelque chose, même dans de mauvais films : c'est là tout l'intérêt des épiphanies (il serait si facile de se limiter à un top !) et la politique du Rayon Vert.

-> France de Bruno Dumont : Beaucoup de critiques se sont concentrées sur la satire des médias que propose le film. Certes, son exagération la rend amusante et pertinente, mais le vrai intérêt réside dans la manière dont France, créature médiatique modelée sur son image publique, retrouve le chemin de l'affection. C'est à la fois très simple et très beau, mais aussi très complexe car Bruno Dumont mélange comme à son habitude différentes tonalités. France pleure plusieurs fois et ses larmes ne traduisent rien d'autre que les changements qui se produisent en elle, la créature monstrueuse retrouvant son humanité. Elle ne pleure pas par joie ou tristesse, mais parce qu'elle revient dans le monde des vivants comme on franchit une frontière qui sépare du réel. Rien de commun avec le mélo ni le marchandage de larmes.

-> Cry Macho de Clint Eastwood : Clint et un coq, voilà un duo improbable. Pourquoi le vieil homme se prend-il d'affection pour un animal dont il veut d'abord se débarrasser ? Et que signifie cette relation dans l'œuvre d'un cinéaste qui filme au crépuscule de son existence ses derniers films ? En refusant l'usage de la violence ou de la revanche propre à des films comme La Mule (qui faisait déjà de Clint un botaniste) ou Gran Torino, Eastwood se livre de la manière la plus dénudée qui soit même s'il met encore en scène son propre mythe. Or, c'est l'homme âgé qui parle dans Cry Macho, l'homme affecté qui cherche un dernier refuge de paix avant de tirer sa révérence. L'émotion devant n'importe quel fait ou geste du vieil homme est alors totale.

-> In the Mood for Love de Wong Kar-Wai : Redécouvrir le film en salles a été un choc esthétique et affectif. Comme je le raconte dans un texte publié sur Des Nouvelles du Front, le film a eu un impact thérapeutique imprévisible : j'y ai retrouvé comme une manière de vivre que j'ai inconsciemment prônée jusqu'ici, un romantisme que je me suis imposé comme une éthique de vie. J'ai ainsi toujours voulu vivre et aimer comme dans ce film. Ma vie a été guidée par le cinéma.

-> Onoda d'Arthur Harari : Onoda est une histoire de fantôme, celle d'un soldat convaincu que la deuxième guerre mondiale n'est pas terminée et qui a hanté une île des Philippines durant 30 ans jusqu'à devenir une attraction touristique semblable au Yéti. L'ambition et la démesure du projet sont à la hauteur du personnage mais tout semble être soumis à cette spectralité comme mode d'existence. Connaître l'histoire d'Onoda a peu d'importance puisque tout l'intérêt du film réside dans les choix esthétiques d'Arthur Harari qui sont résolument anti-biographiques et expérimentaux. Comme je le dis dans le texte consacré au film : « Le mythe ne repose que sur du vent : toute une série d'illusions et de décalages déconnectent le personnage de la réalité, qu'elle soit historique ou dans son rapport qu'il entretient au monde. L'existence d'Onoda se déploie dans un vide permanent comblé par des mensonges, sans salut possible puisque tous les horizons de sens sont sans cesse déformés et rabattus. C'est un personnage inconsistant dont le passé, le présent et le futur sont constamment en suspension ». Et puis il y a la fin, sublime, où l'homme est arraché à son mythe comme à son mode d'être. La biographie du soldat indique qu'il a su retrouver une place dans la société, mais rien ne nous dit qu'il n'était plus hanté par l'île et par la guerre.

Onoda vieux assis seul dans la jungle dans Onoda
© Bathysphere Productions (visuel fourni par Alibi Communications)

-> A l'abordage de Guillaume Brac : Tous les films de Guillaume Brac sont beaux des rêves qu'ils portent et surtout auxquels ils veulent nous faire croire, à l'image ici de cette histoire éphémère entre Chérif et Héléna. C'est à la fois une qualité et un défaut, le cinéma nous vendrait décidément « du rêve » (et en ce sens, le film serait à ranger auprès d'In the mood for love). Mais d'autres personnages, comme celui d'Édouard, résolument plus burlesque, ne s'inscrivent pas dans cette logique et s'en retrouvent même à l'opposé, lui qui est le « galérien » en recherche d'amour. Grâce à cette galerie de personnages, le film gagne en ambiguïté tout en se posant comme un havre de paix dans lequel, comme le dit bien Jérémy, on a envie de rester ou de revenir.

-> First Cow de Kelly Reichardt : Le film raconte l'histoire de la découverte des squelettes de deux amis dans un sous-bois le long d'un fleuve de l'Oregon. Ce rapport à la terre et à la mort, fondamental dans l'œuvre de Kelly Reichardt, trouve ici sa plus simple expression, donc la plus puissante, car comme dans Old Joy, autre grand film sur l'amitié, ce n'est pas parce que le récit et l'esthétique semblent « minimalistes » qu'ils le sont forcément, bien au contraire : beaucoup de choses sont dites et passent dans ce cinéma tourné vers le vivant et la nature. Combien de films s'ouvrent et se ferment de cette manière ? Aucuns peut-être, et c'est alors le genre codifié du western qui se trouve entièrement réinventé dans un geste aussi simple que radical.

-> Spencer de Pablo Larraín : On pourrait dire qu'il existe maintenant un film à la Larraín, à savoir : filmer le corps et les affects derrière une icône, comprendre un mythe au départ de « morceaux de présent ». Spencer n'apporte peut-être rien de nouveau dans la filmographie du cinéaste chilien, mais le film n'en demeure pas moins puissant que les autres. L'action, qui se déroule sur trois jours et qui se resserre sur l'espace mental de la princesse Diana, bouleverse par le hors-champ qu'elle appelle et que nous connaissons tous : sa mort et le souvenir qu'elle laisse derrière elle. Nous nous transformons alors en un autre spectateur : impossible de ne pas penser à ses enfants ; impossible de ne pas se mettre à leur place devant le film ; impossible aussi de ne pas songer à son sort tragique et au « désordre » qu'elle provoquait, le film faisant surgir alors des pensées bien plus sombres. Le film offre lui aussi une alternative au réalisme-psychologique qui se suffirait de son « immédiateté » : c'est d'abord un espace mental que filme Pablo Larraín, un espace dont la temporalité varie constamment et dans lequel l'immersion (ce fameux problème moral !) est indissociable du hors-champ qui capture les personnages et les spectateurs.

-> Don't Look Up d'Adam McKay : Le film est, paraît-il, mal torché, mal monté, mal tout ce qu'on veut. C'est dans ces moments-là que je me pose encore et toujours la vieille question de la façon dont sont évalués les films. Cette année, j'ai découvert le « youtube game » et tous semblent experts en mise en scène, c'est-à-dire qu'ils savent ce qu'est une scène bien filmée ou non, et que la réussite d'un film dépend de leur nombre et de leur cohérence. Certes, mais leurs analyses sont constamment coupées des affects. C'est-à-dire qu'ils ne racontent rien, ne montrent rien et ne pensent rien : c'est la loi de la bonne claque cinématographique ou d'une politique technologique des auteurs. Et donc Don't Look Up n'a pas répondu aux attentes. Mais quelles étaient-elles ? À quoi fallait-il le comparer ? Pour moi, il s'agit d'un blockbuster d'auteur réussi par rapport à ce que produisent les studios habituellement. N'est-ce pas là la première mesure ? Le film est-il bien mis en scène ? Je n'en sais rien, mais la fin est superbe. Alors qu'ils se savent condamnés, les principaux personnages se retrouvent pour un dernier repas avant la fin du monde. Celle-ci se produit à ce moment précis et Adam McKay filme la combustion des corps et de l'espace. On pense beaucoup à Melancholia de Lars Von Trier et à sa fin tout aussi réussie, la plus humaine de son cinéma misanthrope. Alors donc Don't Look Up est semble-t-il nul mais ce moment-là vaut bien quelques scènes « mal rythmées » ou des inserts grossiers.

-> Pleasure de Ninja Thyberg : Le film réussit admirablement bien son objectif : désérotiser radicalement la pornographie. On savait déjà bien sûr que celle-ci n'avait rien avoir avec la réalité de l'amour et du sexe, mais Ninja Thyberg ne le montre pas seulement à travers les scènes violentes attendues, mais au départ des corps qui rendent toute forme de désir impossible. Comment en effet pourrait-on être excité par le personnage de Sofia Kappel qui est filmé sous toutes ses coutures ? On la voit au naturel, à la fois naïve et optimiste, puis dans la peau d'une pornstar avec laquelle il est difficile de compatir. C'est grâce à cette dialectique que Pleasure frappe fort et re-singularise le corps féminin pour l'arracher ensuite à l'industrie barbare du porno. Bien sûr, il reste la question du désir et des fantasmes, et on aurait aimé que le film creuse plus dans cette direction, notamment via les actrices expérimentées comme Dana DeArmond (Ashley) qui étrangement ne joue pas son propre rôle, à l'inverse de Casey Calvert (elle campe ici une Spiegler girl) par exemple, qui, dans Rocco (Thierry Demaizière et Alban Teurlai, 2016) parlait un peu de ses fantasmes teintés de violence.

-> La Main de Dieu de Paolo Sorrentino : Comme beaucoup de cinéphiles tendance Cahiers, j'ai toujours eu du mal avec le cinéma gonflé à l'hélium de Sorrentino, et en particulier La Grande Bellezza et Youth, deux épreuves à subir. Il signe pourtant ici son film le plus personnel qui est aussi une autobiographique et parvient à nous émouvoir simplement, en retenant ses flatulences pseudos felliniennes tout en conservant un certain goût du kitch avec cet amusant Moinillon qui, sur le quai d'une gare, sifflera de la même manière que son père mort (on siffle d'ailleurs beaucoup chez Sorrentino et il faudrait savoir pourquoi). Le kitch trouve ainsi une résonnance intime dans un récit qui ne l'est pas moins et aussi imparfait que soit le film, il faut lui reconnaître sa profonde sincérité, mais cela ne le rend-il pas trop commun ? Le film pourra décevoir les fans du cinéaste qui nous a habitué à plus de flamboyances esthétiques.

-> Tralala d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu : Le cinéma de frères Larrieu est un des antidotes les plus stimulants au cinéma d'auteur à tendance psychologico-réaliste dominant que nous détestons. Si cette comédie musicale peut s'avérer parfois inconsistante, son côté bricolé et sa liberté envoient valser les conventions de manière réjouissante et invitent son spectateur à partager l'hétérogénéité que le film appelle sans cesse, comme le fait de « ne pas être soi-même ». On peut y trouver une réflexion sur le métier de comédien mais aussi une invitation pour le spectateur à s'aventurer en dehors des chemins battus. Par ailleurs, j'écoute en boucle la bande originale du film, rejouant sans cesse le film dans ma tête tout en déviant vers quelques horizons poétiques et affectifs charriés par le film.

Retour à la liste des épiphanies

Thibaut Gregoire

(Plus encore que les années précédentes, ces épiphanies ont été l’occasion pour moi de rendre compte de ressentis très personnels, d’expériences de spectateur, et de me livrer sans trop de retenue sur mes goûts, mes emballements et mes détestations.)

« Memoria » – De l’incapacité à produire de la pensée

À la sortie de la vision de Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, j’avais une double certitude, celle d’avoir vu un des films les plus marquants – en ce qui me concernait – de l’année, un film duquel je parlerais en ces lignes quand se présenterait le moment de ces épiphanies annuelles, mais également celle que j’allais être – une fois de plus – bien incapable d’écrire sur base d’une seule vision un texte à la hauteur du film, ou pour tout le moins de l’estime que je lui porte. Je savais que tout le travail du film et de son personnage principal pour traquer et recréer un son fantôme, faisant du son l’élément central, me paraissait un geste à la fois radical et neuf dans le cinéma de Weerasethakul, mais je me sentais démuni pour développer cette idée et produire de la pensée à partir de celle-ci. Quand nos amis de Des Nouvelles du front nous proposèrent un texte très critique sur le film en demandant une réponse de quelqu’un l’ayant aimé – afin de former un texte double, en « dyade », comme nous avons pris l’habitude de le faire occasionnellement –, je dus encore une fois opposer à cette demande mon incapacité d’y répondre, n’ayant alors pas l’occasion de revoir le film pour essayer de creuser et de clarifier ma pensée. C’est un débat que nous avons parfois entre amis du Rayon Vert, cette paralysie que nous pouvons éprouver face à des films que nous estimons trop grands, ou, plus souvent encore, cette impossibilité de produire un texte pertinent, original et précis, sur base d’une seule vision. C’est pourquoi nous avons parfois du mal à jouer le jeu des sorties d’actualité – notamment celui des projections de presse – tant il nous paraît souvent difficile, voire impossible, de cerner un film dans ces conditions « du direct », ce grand bain dans lequel la plupart des critiques qui aiment donner leur avis au débotté se sentent comme des poissons dans l’eau.

« Pyrale » – Une relation privilégiée avec un film

Parmi les films qui ont marqué mon année de spectateur, Pyrale de Roxanne Gaucherand occupe une place particulière. Découvert un peu par hasard lors du second confinement lors d’un festival en ligne sur une plateforme VOD, je vis Pyrale pour la première fois quelques jours avant son retrait du catalogue. Après une première vision qui m’avait à la fois charmé et intrigué, je me précipitai donc de le revoir une seconde puis une troisième fois, la durée très courte du film – trois quart d’heure – le permettant, afin de pouvoir en tirer un texte. Évidemment le film n’est jamais sorti en salles, dans le circuit traditionnel, et ce ne sera probablement jamais le cas. Il a donc fallu être très vigilant pour intercepter une projection unique à Bruxelles, quelques mois plus tard, projection qui avait lieu, comme une invitation amicale, à quelques rues de chez moi. Cette quatrième vision fut la confirmation qu’un lien privilégié s’était créé entre ce film et moi-même, et l’émotion qu’il me procurait déjà par son travail de dialectique entre la fiction et le documentaire, ces papillons attirés et déviés par la lumière rencontrant une « simple » histoire d’amour adolescente entre deux jeunes filles, s’accompagnait désormais d’une émotion de spectateur. Dans une salle loin d’être pleine, à la fin d’un film « trop court » duquel je n’avais pas envie de m’extirper, je me rendais compte que peu de gens avaient vu ce film, que j’étais en quelque sorte un « privilégié » de l’avoir déjà vu quatre fois, mais également que cette rencontre n’allait potentiellement pas pouvoir être réitérée ad vitam aeternam, vu le format du film et sa condition de moyen-métrage hybride, fragile, méconnu. Peut-être ne verrais-je plus jamais ce film, ou peut-être allais-je courir après lui encore de nombreuses fois à l’occasion d’une projection unique dans un centre culturel, d’un passage télé à quatre heures du matin sur une chaîne obscure, que sais-je encore… Depuis, j’ai réussi à mettre la main sur le film grâce au téléchargement légal. Une chose est sûre, un lien a été tissé et il ne sera pas rompu.

« Le Kiosque » – Voir le grand dans le petit

C’est également dans une salle peu remplie que j’ai découvert, lors du dernier BRIFF (Brussels International Film Festival), Le Kiosque d’Alexandra Pianelli, que la réalisatrice présentait en introduction. Dans celle-ci, Pianelli insistait sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un « grand film », dans le sens où il avait été fait avec des moyens réduits, modestes, cloisonnés. Pourtant, Le Kiosque m’apparaît encore aujourd’hui, plusieurs mois après sa vision comme un des films importants vus cette année. Et c’est précisément par son art de la miniature, de l’infiniment petit, et du cloisonnement dans un kiosque d’où des plans fixes scrutent le monde en marche et des visages d’habitués auxquels on s’attache facilement, que le film se déploie jusqu’à prétendre au « grand ». C’est en tout cas un ressenti éminemment personnel que je livre là, car il ne m’a pas semblé voir ce film cité dans beaucoup de « tops » annuels, quand bien même une revue telle que les Cahiers l’avait « défendu » au moment de sa sortie. Comme souvent, de « petits films » se voient balayés des radars une fois venu le temps des rétrospectives, comme si le fait de les avoir aimés ne suffisait pas à les hisser très haut. Le Kiosque se hisse pour ma part assez haut dans ma rétrospective personnelle, puisque j’ai essayé dans celle-ci d’être le plus fidèle possible aux émotions ressenties.

« Titane » – Défendre l’imperfection

Voici un film « problématique » à aborder à l’aune de cette rétrospective annuelle, pourtant célébré par les institutions puisque récompensé d’une Palme d’Or à Cannes et désigné par la France pour la représenter aux Oscars. Paradoxalement, je me sens bien seul au moment de « défendre » ce film en ces lignes, car je sais à quel point d’autres rédacteurs du Rayon Vert le mésestiment voire le détestent. Dans le texte que je consacrais à Titane, écrit après une seule vision du film et avant que celui-ci ne remporte la Palme, je me livrais moi-même à un exercice d’autocontradiction, car je ne savais pas vraiment quoi penser de ce film trop-plein, hybride, imparfait. Après avoir entendu Julia Ducournau elle-même parler d’imperfection en parlant de son film au moment de la réception du prix, et après une seconde vision, je me suis rendu compte que c’était sans doute précisément cette imperfection qui m’intéressait dans Titane, puisque le concept même d’hybridation qu’il travaille ne pouvait qu’aller de pair avec l’imperfection. Il y a eu une certaine « jouissance » spectatorielle me concernant à la seconde vision de Titane, comme il peut y en avoir devant un film de série B du BIFFF, comme je peux en éprouver devant certains films de Quentin Tarantino, tout en sachant bien qu’en brandissant ainsi mon penchant pour ces films, je m’aliène une dose significative de « prise au sérieux » par des collègues et néanmoins amis que j’estime beaucoup par ailleurs. Je sais que Titane n’est pas un film parfait, qu’il ne mérite peut-être pas sa Palme d’Or – mais au fond, qu’est-ce que cela veut dire ? Quel film mérite un prix ? Est-il fait dans cette optique ? S’il a été aimé par au moins une personne, ne mérite-t-il pas la reconnaissance ? –, mais je ne peux nier le fait qu’il m’a marqué en tant que spectateur et qu’il a marqué mon année. Je reconnais volontiers que des films tels que First Cow de Kelly Reichardt, 143 rue du désert de Hassen Ferhani, ou encore Vitalina Varela de Pedro Costa, sont probablement de plus grands films que Titane de Julia Ducournau, mais il me faut faire preuve d’honnêteté envers moi-même et reconnaître que tous ces films « nobles », potentiellement grands, m’ont considérablement moins marqué et travaillé que ce film imparfait, que je me devais donc de défendre ici au risque d’être encore une fois bien seul.

« Cry Macho » – Voir plus loin que le bout de son nez

Précédé d’une réputation assez désastreuse, présenté comme le « film de trop » de son auteur – la même chose avait déjà été dite il y a quelques années du 15h17 pour Paris –, Cry Macho a comme prévu été l’objet d’un clivage assez ridicule entre les critiques « s’en tenant au film » et ceux « fantasmant sur celui-ci » à l’aune de la figure mythique de son acteur-réalisateur. En Belgique, par exemple, le film a été très mal accueilli par la critique, mais il ne fallait pas en attendre moins d’une corporation qui s’érige en juge ou en corps professoral distribuant ses bonnes et ses mauvaises notes. Évidemment, si l’on aborde le film comme un notaire, en dénombrant ce qui va et ce qui ne va pas, on finit par conclure que le film est médiocre, notamment parce que l’un des acteurs principaux, le jeune Eduardo Minett, est, comme on dit, « mauvais comme un cochon », et que la trame narrative du film est, il est vrai, simple voire simpliste. Mais si l’on daigne regarder plus loin que le bout de son nez, et que l’on aborde le film comme un spectateur ou comme un être humain, et non comme une machine, on peut éventuellement être saisi par le pouvoir émotionnel que provoque justement cette simplicité arborée par le film. De la démarche lente de Clint Eastwood, de l’étrange fausseté du comédien incriminé (Minett), de la naïveté de l’intrigue amoureuse, ou encore du recyclage du dernier plan du film, issu d’une scène précédente, naissent, pour ceux qui ne jugeront pas, une émotion certaine, imparable…. C’était en l’occurrence le cas pour votre serviteur.

« Lucie perd son cheval » – Suivre le fil d’un auteur

Comme pour Pyrale, il a fallu être vigilant cette année pour voir Lucie perd son cheval, un film dont nous attendions beaucoup, au Rayon Vert, le film n’étant à ce jour pas sorti en salles, et n’ayant eu droit qu’à deux projections lors du BRIFF. C’est que l’on avait très envie de suivre la carrière de Claude Schmitz que nous avions découvert il y a quelques années à l’occasion de son premier long métrage, Braquer Poitiers, lors d’un autre festival (le FIFF). Et il y a d’ailleurs une connexion évidente qui s’est faite entre cette envie de voir le film à tout prix, de suivre ce cinéaste dans sa carrière en construction, et ce dont il est question dans Lucie perd son cheval. Alors que le film et son personnage principal serinent comme un mantra cette phrase significative, « faut pas perdre le fil », je me disais après coup de la vision et en ayant encore un peu plus cerné la démarche de son réalisateur – celle de ne pas lâcher, de toujours prolonger le geste, le tout dans une dynamique mêlant art, travail et vie réelle – que cette phrase s’adressait également à moi-même en tant que spectateur, et que je n’avais effectivement pas envie de perdre le fil de la filmographie de Claude Schmitz, tant celle-ci semble promettre un beau parcours de compagnonnage entre un cinéaste, une œuvre et leurs spectateurs. Cette proximité que l’on peut ressentir avec un auteur et une œuvre en construction est un plaisir de cinéphile qui fait se prolonger l’émotion esthétique procurée par un film au-delà de son temps de projection et au-delà du cadre d’une réception purement intellectuelle.

Lucie (Lucie Debay) en armure et sur son cheval dans les montagnes dans Lucie perd son cheval
© Les Films de l'autre Cougar - Théâtre de Liège

« Fils de plouc » – Redevenir un sale gosse

Cette année, alors que l’on a dépensé pas mal d’énergie à pointer ce qui ne nous plaisait pas dans le cinéma belge francophone contemporain, nous avons paradoxalement été « séduits » par plusieurs films belges, dont celui-ci – il est vrai réalisé par des français (les frères Guit), mais 100% belge et bruxellois tout de même –, qui sortaient justement des sentiers battus de ce cinéma que nous n’aimons globalement pas. Fils de plouc est une comédie potache prenant ses bases et ses influences dans la comédie américaine régressive et le plaisir de cette régression, de cette transgression même, que propose le film, m’a personnellement également fait « régresser » de manière tout à fait salutaire. Quand on ronronne un peu dans sa cinéphilie, dans ses habitus de spectateurs et que l’on s’ennuie souvent devant des films vus par soucis de suivre l’actualité, retomber à ce point en enfance, ou plutôt en adolescence, se prendre à nouveau au jeu de rire « bêtement » à des blagues de mauvais goûts, à partager avec d’éternels sales gosses (les personnages du film, Issachar et Zabulon) le délire gratuit de provoquer, le tout au sein d’un pacte habilement tissé entre le film et son spectateur, celui de « tout oser », n’a pas de prix et se présente comme une indispensable bulle d’air, qui ramène également aux sources primaires d’une vie de spectateur qui commence normalement à l’enfance ou à l’adolescence. En riant à gorge déployée devant les gags pétomanes et mal élevés du premier quart d’heure du film, je me souvenais qu’adolescent, j’avais failli m’étouffer de rire devant les dix premières minutes d’un film aussi peu « noble » que South Park, le film, et me rendre compte ainsi qu’il m’était encore possible d’éprouver ce genre de réaction physique, premier degré, « bête », devant un film qui m’invitait pleinement à déconner avec lui.

« Pretend it’s a City » – Se reconnaître à l’écran

Certes, Pretend it’s a City est une mini-série documentaire réalisée par Martin Scorsese, et l’on pourrait dès lors croire que je cite celle-ci pour le simple plaisir d’évoquer un auteur « reconnu », pour une fois de plus louer son savoir-faire, son univers ou que sais-je encore. Mais il n’en est rien, puisque cette série d’entretiens entre Scorsese et l’écrivaine new-yorkaise Fran Lebowitz n’est en soi pas « cinématographiquement » bouleversante et que, en cette période propice aux rétrospectives, tout le monde semble avoir oublié jusqu’à son existence, puisque celle-ci était sortie sur Netflix en tout début d’année. Evidemment, si j’ai regardé Pretend it’s a City, c’est uniquement sur la foi du nom de Scorsese, qui veut encore dire quelque chose pour le cinéphile aux aguets, même si certains estiment que cela n’a plus tellement de sens. Pourtant, c’est véritablement la personnalité de Fran Lebowitz – que, j’avoue, je ne connaissais pas – qui m’a profondément marqué à la vision de la série. On sort probablement là de considérations purement cinématographiques ou cinéphiliques, puisque c’est simplement dans les attitudes et les opinions partagées par Fran Lebowitz sur sa ville, l’art, la société en générale, que je me suis presque totalement reconnu. C’est dire la bonne opinion que je dois avoir de moi-même puisque je me reconnais dans une personne se présentant elle-même volontiers comme asociale, râleuse, irritable. C’est également sans doute un plaisir ambigu et bien solitaire que de se trouver des atomes crochus avec quelqu’un dont la parole et la voix semblent à contre-courant, singulières, et ayant visiblement une assez bonne estime de soi. C’est aussi très difficile de partager ce genre d’attrait pour une série d’entretiens, car le niveau d’adhésion dépendra forcément de l’empathie ou de la connexion que l’on éprouvera avec le sujet qui s’y exprime. Il me semble d’ailleurs n’avoir pas eu l’envie ou le besoin de le partager jusqu’à présent, estimant sans doute que c’était trop personnel, mais je me permets tout de même de le faire ici, puisque l’on se dit tout.

« Aline » – Perdre ses moyens devant un film

Lorsque je me suis rendu dans une salle pour y regarder le dernier film de Valérie Lemercier, je n’avais pas spécialement beaucoup d’espoir d’y trouver quelque chose à voir ou à en dire. Et ce fut pourtant l’un des films de l’année qui m’a le plus déboussolé et donné envie d’écrire. C’est que je ne comprenais pas bien, à la sortie du film, ce que j’avais vu au juste (une comédie ? un biopic ?) et que, dans un même élan, je ne savais pas non plus très bien quoi en penser ni même quel était au juste mon ressenti, quels mots mettre dessus. Quand j’ai écrit le court texte à propos du film, publié sur le Rayon Vert, j’ai essayé d’expliquer pourquoi il me stimulait quand bien même je n’étais toujours pas sûr de l’avoir vraiment aimé – je ne le suis d’ailleurs toujours pas à l’heure actuelle. J’avais en tout cas l’impression d’avoir vu quelque chose de neuf ou, plus précisément, que je n’avais encore jamais expérimenté avant, quand bien même le film revêt par ailleurs une esthétique tout à fait neutre, parfois télévisuelle même. Cette perte de repères spectatoriels et critiques devant un film dont on n’attendait a priori rien, est un petit vertige dont il me fallait rendre compte ici, au moment du bilan.

Les films qui me laissent sans mots

Parmi tous les films qui apparaîtraient dans un « top » plus conventionnel, en forme de liste, il y en a a bien d’autres que j’évoquerais mais concernant lesquels soit je n’ai pas trouvé les mots pour en parler ici (À l’abordage de Guillaume Brac, The French Dispatch de Wes Anderson, Old de M. Night Shyamalan), soit j’estime avoir tout dit dans des textes précédemment publiés (Tralala des frères Larrieu et Host de Rob Savage), soit j’estime que d’autres l’ont fait mieux que moi en ces pages (Onoda d’Arthur Harari, France de Bruno Dumont ou encore Benedetta de Paul Verhoeven).

Les films inachevés (ou mal achevés)

Outre Aline, il y a deux autres films en particulier dont la vision fut une véritable montagne russe en termes de ressenti esthétique et critique, mais pour une autre raison : The Last Duel de Ridley Scott et Madres Paralelas de Pedro Almodovar. Voici deux films dont j’ai cru à un moment – dans les deux cas, plus ou moins aux deux tiers du film – que je me trouvais devant quelque chose d’important et de marquant, avant qu’un dernier tiers ne me fasse déconsidérer voire presque détester un film jusque là aimé. C’est également un sentiment de spectateur qui m’arrive finalement assez rarement et qui ne me surprend donc que d’autant plus. Pourtant, la construction en trois parties de The Last Duel tendait le flanc à ce genre de situation, ainsi que sa propension lors de son dernier tiers à se vouloir film « post-MeToo ». L’agenda moral du film lui fait alors perdre toute la subtilité qu’il avait jusque-là mis en place et développé par l’écriture et la mise en scène, ces petits décalages entre la vérité de l’un puis celle de l’autre, avant que l’arrivée de la vérité de la troisième – la « vraie » vérité – ne viennent tout surligner et cadenasser. Mais le film semble assumer totalement cet effacement des subtilités, comme s’il explicitait le fait que le temps n’est plus aux nuances, que c’est comme ça et pas autrement. Le film d’Almodovar m’a également perdu dans sa toute dernière partie, en encadrant un suspense mélodramatique dans un film à sujet sur le devoir de mémoire. Plus que le film de Ridley Scott, celui d’Almodovar m’agace parce qu’il me signifie que je suis à côté de la plaque de ne pas être « bouleversé » par sa fin engagée. Et je sais que je suis également isolé au Rayon Vert dans mon malaise face à ce film, n’y voyant in fine que le glissement dommageable d’un auteur apprécié sur un terrain détesté, celui du film à sujet.

Les films qui nous achèvent et nous isolent

On commence à avoir l’habitude, en tant que membre du Rayon Vert, ou individuellement, de se sentir bien seul quant à nos goûts, nos emballements et nos détestations. Cette année encore, on s’est senti une fois de plus « en dehors », totalement étranger à des embrasements critiques presque unanimes pour des films à sujet et/ou coup-de-poing, brandissant justement leurs sujets comme d’inattaquables fers de lance. On a pu exposer par écrit notre perplexité voire notre colère face à certains de ces films en ces pages, ces textes nous permettant ainsi d’identifier des tendances de ce qui ne nous plaît pas ou plus dans toute une frange d’un cinéma qui se dit encore « d’auteur ». Parmi ces films : La Voix d’Aïda, Un monde, ou encore Les Intranquilles. Ce sont des films dont nous sortons en général dépités, énervés et surtout, isolés. Cet isolement ressenti, cette impression de ne pas partager la même cinéphilie ni les mêmes attentes qu’une grande majorité des spectateurs – ceux qui paient leur place et ceux qui ne la paient pas –, je l’ai éprouvé aussi quelques fois de manière encore plus solitaire, ne pouvant pas partager mon désarroi avec des amis, parce que personne n’avait vu le film en question, ou parce que j’étais « vraiment » le seul à ne pas l’aimer. Je me suis ainsi retrouvé devant Illusions perdues de Xavier Giannolli que tous ceux qui en ont parlé ont aimé – tendance critique : France inter, Masque et la plume et consorts – et le fait d’avoir lu le roman de Balzac peu de temps avant m’a aidé à y déceler toute la fadeur et la supercherie du « beau film comme au bon vieux temps ». C’est également la fadeur que j’ai décelé dans le film d’un cinéaste qui me met en général en colère, à savoir Paolo Sorrentino, mais dont La Main de Dieu ne m’a même pas énervé, juste plongé dans un état de perplexité comateuse, quand bien même j’aurais dû être plutôt plongé dans un état de transe ou de sidération si l’on en croit le chœur de louanges. J’ai également trouvé sans intérêt Le Sommet des Dieux, dont il me semble que l’attrait de certains pour ce film d’animation français adaptant un roman graphique de Jirô Taniguchi vient d’une certaine dose de snobisme à « japaniser » en rond. Enfin, le « chef d’œuvre » de l’année pour certains, l’efficacement roublard La Loi de Téhéran m’est apparu comme une longue mini-série édifiante montée en épingle et en film de « cinéma », tandis qu’un autre film iranien très « coté » puisque lauréat d’un Grand Prix ex-aequo à Cannes, Un héros d’Asghar Farhadi, m’est apparu comme le plus mauvais film d’un cinéaste que je n’apprécie déjà pas beaucoup d’ordinaire, une longue démonstration de force scénaristique en forme de machine à broyer pour son personnage principal, dont le spectateur est tenu d’assister sans broncher à la déchéance et à l’humiliation publique.

Retour à la liste des épiphanies

Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)

 

Aimer bien demeure notre seul héritage

 

« (…) comme un secret qu’on partage – en doutant de son
importance, et finalement c’est peu de choses, mais toi, mais
moi, mais nous en faisons partie. La parole n’est pas ce qui se
passe au loin ; elle veut toucher ; la main des mots caresse les
ombres
» (Jean-Louis Comolli, Une certaine tendance du
cinéma documentaire
, éd. Verdier, 2021, p. 81).

 

Nefertiti



« 2021, annus mirabilis, une promesse pour l’année qui vient ou rien ». Voilà ce que l’on s’était dit, on s’en souvient, en effilant la pointe de nos épiphanies pour l’année 2020. On y tenait à cette promesse, on y croyait dur mais le réel est une divinité capricieuse et rien ne s’est passé comme prévu, et pas davantage comme on l’entendait – le malentendu comme de bien entendu.

Cinéma syndémie (une série aussi)

Déjà, la pandémie, on n’en sort pas. Ça dure, c’est pire. D’ailleurs, ce n’est pas une pandémie mais, si l’on suit Barbara Stiegler qui suit Richard Horton, le rédacteur en chef de la revue internationale de médecine The Lancet, ce à quoi le monde a affaire est une « syndémie ». Le néologisme signifie que la crise sanitaire qui touche potentiellement tout le monde profite concrètement des inégalités sociales et du réchauffement climatique – la biodiversité agressée est le foyer de tous les débordements zoonotiques – en s’attaquant avec plus de virulence aux populations les plus fragilisées. On redécouvre le sens de ce qui nous arrive et nous altère, cette mutabilité chaotique dont nous avons la responsabilité et qui nous invite comme l’aurait dit le philosophe Jean-Luc Nancy à « communiser ». Nous mesurons ainsi le désir que nous avons du cinéma à l’époque contemporaine, celle de l’anthropocène qui n’a pas d’autre vérité que celle du « capitalocène » (parmi les chauves-souris il y a pour citer le chercheur suédois Andreas Malm le capital lui-même).

La sixième extinction de masse des espèces, l’espèce humaine en est responsable, elle-même n’y échappe pas en incluant le cinéma qui est après tout aussi une forme de vie non moins menacée de disparition. Apprécier dans un film s’il y a ou non du cinéma n’aura pas d’autre exigence désormais que celle-là : défendre un film consiste aussi à y puiser les défenses immunitaires que procure le cinéma, c’est y trouver les anticorps nécessaires au spectateur à l’heure critique de l’auto-immunité.

En France, les salles de cinéma ont donc été fermées deux fois, lors du premier confinement entre mars et juin 2020, puis entre octobre 2020 et mai 2021. Le temps long et réitéré des interruptions forcées aura dès lors été celui des grandes rétrospectives personnelles organisées par des spectateurs qui ont mis encore plus de soin à jouer aux programmateurs de leurs intimités. Jean Renoir et Jacques Becker ont été d’amicales passeurs, David Lynch aussi avec la troisième saison de Twin Peaks. Une autre série aura fait également le travail, Watchmen de Damon Lindelof d’après le comics d’Alan Moore et Dave Gibbons. La taupe a continué de creuser des galeries dans notre terrier en libérant de puissants anticorps. Tout est resté vrai, d’une actualité brûlante on s’en doutait, les œufs cassés de nos vies qui font les omelettes des cuisiniers déchaînés à nous briser la coquille, les désaxés qui brisent le miroir et jouent des effets de parallaxe pour faire disjoncter les injonctions de la race, les masques soulevés afin de donner aux blessures à respirer, l’amour qui vous fracasse le crâne en révélant aux dieux que nous ne sommes pas le divin qu’il y a en nous de toute éternité.

Avec Watchmen on s’était posé la question, on y avait alors répondu et on y répond encore : la meilleure série de 2019 qui l’est restée en 2020 demeure toujours la meilleure série de 2021.

Films et séries revus sont des vaccins et cette vaccination-là fonctionne en multipliant les injections.

L’antipolitique des hauteurs (une nécropolitique hautaine)

Le cinéma français accable, on ne peut plus se raconter d’histoires. On note une polarisation entre deux âges symptomatiques, l’adulescence (le cinéma tient de la soirée d’ados défoncés) et la gériatrie (le cinéma est un mouroir de luxe). Comme si le cinéma français soutenu par les grands festivals et l’industrie tentait par tous les moyens, désespérément, de s’immuniser contre le réel qui ne cesse pas d’arriver quand il se refuse aussi maladivement à faire un bon accueil à sa part documentaire qui devient toujours plus la part de l’ombre, sa part maudite, un scandale colossal. La politique des auteurs s’apparente alors à une antipolitique des hauteurs virant à la nécropolitique hautaine. Le cinéma crève de l’abus des signatures et du fétichisme publicitaire de ses thématiques.

D’un côté, il y a les adulescents qui cultivent haut et fort une conception régressive du cinéma, potache (Mandibules de Quentin Dupieux, une grosse mouche à merde qui s’assume comme telle) ou hystérique (Titane de Julia Ducournau, un salon de tuning pour fans pressés de Carpenter et Cronenberg), en attendant sans hâte les prochains films de Bertrand Mandico et Yann Gonzalez. Le puérilisme est une tendance de l’auteurisme, l’autre est celle d’un gâtisme certain. Ce sont les plus sérieux qui se confinent avec complaisance dans un entre-soi falsificateur des antagonismes (Les 2 Alfred de Bruno Podalydès, Petite maman de Céline Sciamma, Tout s’est bien passé de François Ozon, Guermantes de Christophe Honoré, La Fracture de Catherine Corsini, BAC Nord de Cédric Jimenez, De son vivant d’Emmanuelle Bercot). Tralala des frères Larrieu représenterait un peu comme la synthèse des deux tendances, impuissant malgré de beaux efforts (Bertrand Belin y est vraiment bien) à faire le contraire de ce qu’il affiche (son slogan retourné comme un gant, « Surtout ne soyez pas vous-même », dit par l’absurde combien il est difficile d’échapper ici à son nombril).

Pio Marmaï dans la foule de gilets jaunes dans La Fracture
La Fracture de Catherine Corsini - © CHAZ Productions (visuel fourni par Le Pacte)

Un auteur plus conséquent livre son film le plus retors et malaisant, France de Bruno Dumont, où le démontage convenu des simulacres télévisuels débouche sur un plaidoyer lourd en idéologie. France De Meurs, bourgeoise sans attache qui parcourt le monde dans la promotion de son image de marque, découvre à la fin l’existence d’une autre France, celle des terres lourdes, des pulsions et du pardon, cette France qui ne ment pas quand l’autre trompe son monde en se mentant à elle-même.

Les grands auteurs internationaux ne s’en sortent guère mieux en décevant plus souvent qu’à leur tour. Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid rabat ainsi la résistance des femmes palestiniennes sur l’irascibilité d’un réalisateur déçu par son pays et dont le seul courage consiste à hurler sa colère dans le désert. The French Dispatch de Wes Anderson est avec ses plans comme des cartes perforées un sommet d’esprit snob après tout dédié au peuple français considéré par William Thackeray comme le plus snob du monde. La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov est de son côté une machine de virtuosité dont l’alambic tourne à vide en remâchant jusqu’à plus soif qu’il n’y a pas d’après dans la Russie post-soviétique. Le motif de la soucoupe volante, symptomatiquement partagé par Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, immense déception de 2021, avère de l’exil intérieur d’auteurs comme des monades solitaires, incapables de fuir des terres infertiles en traçant les pistes insoupçonnées qui les sauveraient d’une mélancolie mortifère, d’une errance stérile à l’intérieur d’eux-mêmes, autres terres mortes. C’est même pire avec Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh qui vide son assise documentaire liée à l’histoire de la « banlieue rouge » et sa fin pour en faire la rampe de lancement d’une fusée direction le firmament étoilé, à la seule gloire de leurs ingénieurs et sous les applaudissements des vrais habitants relégués une nouvelle fois au ban de leur histoire. Tre piani de Nanni Moretti est plus triste encore en donnant si peu à croire qu’un sourire retrouvé – ce trésor naturel des bébés – pourrait rédimer une jeunesse fichue, qui l’est aussi par un regard plombé par une misanthropie qui croît à chaque nouveau film depuis dix ans.

Sur le versant des blockbusters, la culture saturée d’une industrie qui n’a plus d’autre objet qu’elle-même, pillant et épuisant ses propres imaginaires, les oblige à composer avec leurs propres ruines. Matrix 4 : Resurrections de Lana Wachowski atteint le pic critique où l’exercice d’auto-congratulation mâtinée d’accablantes puérilités est le meilleur moyen – ou le pire – de ne surtout pas sortir de la matrice, cette caverne qu’est devenue avec la présente resucée la franchise. Dune de Denis Villeneuve est plus marmoréen, il est surtout monumental en aplatissant avec application le noyau diégétique du monomythe pour en révéler qu’il est l’alpha et l’oméga des prophéties autoréalisatrices dont hérite Paul Atréides, toujours plus indifférent en étant interprété par Timothée Chalamet dans l’acceptation de son destin de Muad’Dib, qui tient surtout de la fatalité. Les ruines tremblent légèrement avec Mourir peut attendre de Cary Joji Fukunaga où James Bond, poussé vers la sortie par les nouvelles figures du consensus sociétal du moment, découvre in extremis qu’il est un intouchable de luxe, l’homme qui tue tout ce qu’il touche comme cette franchise a toujours converti en vues publicitaires un monde flingué par ses décors pittoresques. Elles tremblent davantage encore avec Spider-Man : No Way Home de Jon Watts qui, empêtré dans le filet arachnéen du multivers, sait qu’il y a cependant au milieu du fatras d’une stratégie industrielle écartelée entre l’hyper-mémoire (celle du Big Data) et la tabula rasa (le reboot a pour modèle le reset informatique, la fonction « effacer l’historique ») deux corps réels avec lesquels il devient impossible de ne pas compter. Le corps de l’acteur et celui du spectateur n’ont pas vieilli ensemble mais l’écran frémit quand la synchronisation des temporalités, mieux que toute nostalgie lucrative, fait tenir l’image sur le fil vibrant du temps réellement passé en chacun de nous comme entre nous.

On sauve d’un paysage morne des beautés éparses. C’est l’impétuosité de Paul Verhoeven qui, avec Benedetta, va un pas ou deux plus loin que la charge anticléricale de rigueur en s’ébrouant dans un kitsch qui a pour fondement (anal) l’église catholique et ses mystiques qui en savent un bout sur la jouissance de l’autre quand ce sont des femmes capables d’avoir un œil dans les étoiles et un doigt dans le derrière. C’est l’économie narrative de Madres Paralelas de Pedro Almodovar qui retient de leurs excès respectifs les deux versants de son récit (le mélodrame des bébés échangés et le didactisme des leçons du passé) afin d’accentuer le caractère d’imprévisibilité et d’impersonnalité des héritages et des filiations, comme d’épaissir les mystères de la maternité en la déliant de toute naturalité. C’est en 1948 la résistance lituanienne des « frères de la forêt » d’Au crépuscule de Šarūnas Bartas, qui est une affaire matérielle et mystique de feu, de froid et de forêt, d’attente et de visages mutiques, avant que les trahisons répondent à d’autres trahisons, celles des faux frères mais aussi d’une pyrotechnie qui ne peut plus se retenir de saccager les rigueurs d’une forme retenue.

C’est le recours aux répétitions d’Oncle Vania de Tchekhov dans Drive My Car de Ryûsuke Hamaguchi qui, avec la pluralité des langues de leurs interprètes, fonctionnent comme des boucles qui creusent dans le différé et la distance des réconciliations convenues des résonances plus troublantes que toute résilience. Dans ces deux derniers cas, la complexité de la construction, mieux que toute virtuosité vaine, arrive à retenir au moins pour partie la faiblesse relative aux fins attendues. C’est, plus passionnant encore, le jeu troublant proposé par Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa sur un scénario de Ryûsuke Hamaguchi qui cultive la cinéphilie jusqu’à l’endroit où Alfred Hitchcock et Kenji Mizoguchi cèdent le pas devant l’oublié Sadao Yamanaka, ce jeune cinéaste fauché en Mandchourie qui est la région chinoise où l’armée japonaise aura expérimenté les ferments d’une guerre bactériologique dont la germination contamine toujours notre actualité.

Trois symptômes font une grande constellation malade, Annette de Leos Carax, Les Olympiades de Jacques Audiard et Cry Macho de Clint Eastwood. L’époque est à #MeToo ? Trois super-auteurs y répondent par un majeur dressé bien haut et bien fort. Le premier film est une entreprise faussement pop et vraiment cynique de légitimation des violences conjugales sur fond d’amours romantiques et de traditions opératiques (on a une pensée émue pour Katerina Golubeva), son auteur révélant sur le tard qu’il est davantage l’héritier de Lelouch que de Godard. L’artiste maudit est une fumisterie avec laquelle il faut savoir en finir. Le deuxième film organise un faux aggiornamento du virilisme habituel qui, s’il concède quelques points à sa coscénariste Céline Sciamma (le personnage de Noémie Merlot), rappelle à la jeunesse aussi fluide, sexy et mobile que le capital financier qu’elle a encore des comptes à rendre à ses aînés (Audiard y insiste, il est le fils de son père). Le troisième film fait une nouvelle fois du Mexique un terrain de jeu pour un grand ancien qui a beaucoup d’égard pour sa vieillesse de vieux mâle indécrottable. Et beaucoup moins pour les femmes qui ne peuvent pas ne pas s’éprendre de lui (c’en est risible) et pour un garçon (si mal filmé) qui a bien compris à qui doit revenir le coq du titre. Le macho en chef c’est Clint Eastwood, l’incarnation du phallus jusqu’à l’arthrose et la mort (les plus beaux plans concernent alors ce que peut encore son corps, s’asseoir par terre et se lever, l’héroïsme du géronte tenant dans ses moindres puissances).

La respiration des fictions (quand il y en a encore)

Voilà la règle et, comme on le sait, la règle veut la mort de l’exception. La règle, c’est aussi la pression exercée par les plateformes de streaming dont Netflix est devenu l’emblème et le paradigme et dont l’économie offensive bouscule la chronologie des médias, aidées de surcroît par un décret qui les astreint à des contreparties dérisoires dans la production cinématographique. Ces services de vidéo à la demande par abonnement proposés par des multinationales affaiblissent également les acteurs du secteur contraints par un modèle global et uniformisant de diffusion par délinéarisation qui donne par contrat raison aux diffuseurs et aux producteurs sur le réalisateur.

Le cinéma est une économie, c’est aussi un écosystème dont la diversité, même relative, est le gage de sa vitalité et de sa créativité et sur elles pèsent diverses menaces renforcées par les plateformes.

La crise sanitaire qui profite aux plateformes dessert les salles qui ont dû affronter avec leur réouverture la congestion des sorties. Il est alors compliqué de découvrir les films les plus fragiles qui peuvent être aussi ceux qui, en faisant de nécessité vertu, se protègent le mieux aussi contre les pressions normatives d’une industrie toujours lucrative. Symptomatiquement, les films produits directement pour des plateformes comme Netflix sont loin, parfois même très loin d’être les meilleurs de leurs auteurs devenus dans le même mouvement moins désirables par l’industrie des studios, La Ballade de Buster Scruggs de Joel et Ethan Coen, Roma d’Alfonso Cuarón, The Irishman de Martin Scorsese, Mank de David Fincher, The Power of the Dog de Jane Campion, etc.

De bons films de fiction, il y en a eu cependant en 2021, aussi rares que l’art peut l’être s’il tient de l’exception à la règle quand l’art nomme une condition pour accueillir et penser l’événement. Ces films peuvent ne pas être entièrement réussis, il y a cependant en eux des enthousiasmes qui l’emportent sur leurs faiblesses, la croyance réelle que le cinéma peut encore donner forme, en images et en sons et leur montage comme des constellations, à la pensée de ce qui nous arrive et nous altère. Il y a dès lors cinéma quand il y a attestation d’un déplacement des images et entre elles. Le déplacement opéré est l’indice d’un réel qui ne se laisse compter ni par les obligations de l’industrie ni par les conventions du scénario. L’écran est alors la membrane entre un dedans (celui du désir, conscient et inconscient) et un dehors (celui du réel, incalculable en répondant ou non à notre désir). L’équilibre instable qui trouble les partitions et les identifications ne cesse de se rejouer en cinéma en vertu des interstices avec lesquelles peut se déplacer le spectateur qui nomadise.

Le cinéma est là et quand il nous arrive, il nous importe. Son partage compte et l’emporte quand le spectateur expérimente la multiplicité des places qui n’est pas leur équivalence, mobile et nomade dans la garde, le respect et la distance de l’autre, changeant de place en ne la prenant à personne.

Même imparfaits, même inégaux, des films ont ému, leur tact a touché juste et vrai. Louloute d’Hubert Viel et Ham on Rye de Tyler Taormina. Le premier rate certes sa partie contemporaine mais il ne cède pas sur un merveilleux montage qui le préserve de toute nostalgie fétichiste. C’est un raccord qui consiste à entendre pour les parents que leurs enfants à l’étage regardent la télévision plutôt qu’ils ne font leur devoir, tandis que les enfants qui sont en haut entendent que les disputes des parents ont en bas pour fond des questions de dettes et d’argent. Si nous sommes débiteurs auprès des années 80, c’est aussi dans le savoir rétrospectif des endettements familiaux, ouvriers comme paysans, offusqués par nos souvenirs de télé et de dessins animés. On est loin de Stranger Things et Ham on Rye en prolonge autrement le trait avec gracilité en imaginant un rite de passage fantastique pour un groupe d’adolescents abonnés par la rubrique des faits divers et leur retraduction spectaculaire aux massacres de masse comme à Columbine. Ce qui manque aux jeunes pour sortir de l’adolescence, âge critique s’il en est, ce qui nous manque afin de résister aux sirènes de l’adulescence, c’est un rite d’institution dont les passages à l’acte représentent le négatif. Le teenage movie y renouerait ainsi avec les vieux contes, comme celui du Joueur de flûte de Hamelin mais le musicien se confondrait désormais avec les enfants qu’il emmène loin d’une cité corrompue et grignotée par les rats, dans le hors-champ verdoyant dont ceux qui restent cultivent la mélancolie.

Mehdi (Soufiane Guerrab) préparant son braquage dans De bas étage
De bas étage de Yassine Qnia - © Shanna Besson (visuel fourni par Le Pacte).

La réjouissance est venue d’autres films de fiction plus réussis, Onoda d’Arthur Harari, De bas étage de Yassine Qnia, Maudit ! d’Emmanuel Parraud et First Cow de Kelly Reichardt. Le premier pousse jusque dans ses retranchements l’éthique du devoir en voyant dans l’un des derniers soldats japonais de la Seconde Guerre mondiale le gardien isolé d’un univers mental disparu. Le naufragé qui rappelle à lui de grands souvenirs cinéphiles du côté de la série B hollywoodienne des années 50, Raoul Walsh, Samuel Fuller et Anthony Mann, est aussi un spectre étonnamment contemporain quand la domination du délire paranoïaque, qui est aussi le privilège d’une magnifique amitié partagée, lui fait voir l’Histoire comme une immense fiction complotiste. Le deuxième est un petit film modeste de perceurs de coffre, c’est aussi une histoire immense, celle des experts et techniciens, ces « coffreurs » qui ont de l’or dans les yeux et entre les mains mais qui sont aussi les rois pêcheurs tournant en rond dans leurs terres vaines, le cul entre deux places, incapables de faire entrer dans le cadre ceux qu’ils aiment et d’en faire sortir ceux qu’ils n’aiment pas, coincés entre faire son trou et finir au trou. Le troisième est une traversée du miroir pour le garçon réunionnais qui, saturé des failles de l’histoire de l’île qui fracturent sa psyché, dérive entre rêve et réalité pour fuguer en donnant à sa créolité le rayonné que son idiome depuis toujours lui aura destiné.

Le quatrième film s’ouvre par un ossuaire qui ne contient pas seulement les restes d’une histoire enfouie mais aussi les ferments d’une humus promettant de nouveaux fleurissements. À côté, The Power of the Dog de Jane Campion, avec sa fiction à thèse confinée sur les masculinités aussi toxiques que les stéréotypes nécessaires à en fixer les clichés, fait pâle figure. L’archéologie du capitalisme américain est dans First Cow un conte moral qui a l’odeur savoureuse des beignets (on pense inévitablement aux gaufres de Watchmen comme aux pancakes de Twin Peaks). C’est-à-dire l’humeur des affections qui passent entre les vivants, humains (les immigrants King Lu et Cookie) et non humains (la première vache du continent). C’est-à-dire encore la saveur d’une amitié pour tout le vivant qui demeure notre legs comme l’est la chair sensuelle des poèmes de Walt Whitman.

Mieux qu’une simple affaire de contingence, c’est un hasard qui rappelle à notre destin commun : Onoda et De bas étage, First Cow et Maudit ! racontent des histoires d’amitié et s’il est vrai que l’amitié est la condition pour faire de la philosophie, elle nomme aussi une condition pour aimer le cinéma, en aimant l’amitié qu’il y a entre ceux qui font les films et les autres qui les regardent.

La respiration des documentaires (parce qu’il y en a encore)

Le cinéma a produit dans son histoire quelques inventions, rares mais essentielles, parmi lesquelles l’image mobile, le montage et « l’enregistrement de la parole libre, librement associée [qui] est l’invention spécifique du cinéma documentaire, seul en mesure d’enregistrer cette parole vive en même temps que l’image synchrone de celle ou de celui qui la profère. Jamais cela n’avait été fait dans l’histoire (…) » (Jean-Louis Comolli, Une certaine tendance du cinéma documentaire, éd. Verdier, 2021, p. 78-79). On pense au critique, cinéaste et théoricien qui estime non sans raison que la vision d’un film sur son petit écran ne remplacera jamais sa projection en salle. On pense à l’homme aussi qui a écrit ce petit livre essentiel « avant et pendant la pandémie, entre deux confinements, où tout m’apparaît comme à la fois manquer de réalité et en être trop plein » (p. 7).

On a ainsi une vive pensée pour l’ami dont tout le travail s’évertue à sauver la part documentaire du cinéma. Ce qui dans la machine relève de la trace et de l’empreinte d’un réel, l’incalculable qui se soustrait à toute maîtrise, échappant aux calculs des maîtres grands et petits. L’imprévisible qui est l’indice minimal de la possibilité quasi-transcendantale de l’événement, l’immanence de nos vies. On pense aussi à son ami Jean Narboni dont un livre astringent, La Grande illusion de Céline (éd. Capricci, 2021), redonne à un classique de Jean Renoir une force critique qui, en ayant résisté aux opérations identificatoires et polémiques d’hier, éclaire l’actualité des raidissements identitaires.

On aime les films qui nous aiment, amour du cinéma dans l’amitié de ceux qui font les films et pensent le cinéma. Il y a de la pensée, très grande, dans les films qui sauvent la part documentaire, 143 rue du désert de Hassen Ferhani et Loin de vous j’ai grandi de Marie Dumora. Le premier film est le portrait d’une gardienne postée sur le seuil du monde, une machine célibataire dont les secrets font tourner dans le désert la roue comme un rond-point du faux et du vrai, la porteuse de la lampe du dedans quand le dehors s’obscurcit avec la désertification qui avance. Le second film est l’étape cruciale d’une chroniqueuse au long cours qui documente depuis vingt ans un peuple des marges de la France. Une communauté, celle des Yéniches, dont les écritures se lisent sur les peaux et dont la mobilité est un nomadisme continué en faisant le pont entre le présent de la désouvriérisation, le passé des camps pour gens du voyage et les mythes, la littérature du voyage de Jack London et l’Odyssée d’Ulysse. Les gens du peuple ne grognent pas, ils ne rivalisent pas en hystérie. Ils sont les figures pensives du for intérieur, des résistants sans ostentation, les persévérants d’un fort extérieur.

On pense aussi à Ziyara de Simone Bitton, pèlerinage profane dans les terres marocaines de son enfance à la découverte des gardiens musulmans d’une mémoire juive vidée de ses habitants, et dans la redécouverte de sa langue natale, le dajira. La leçon tranquille d’un œcuménisme qui repose de la confessionnalisation des clivages politiques est un road-movie qui se charge progressivement d’intranquillité quand la disparition d’une communauté, jamais explicitée dans ses causes, n’a pas pour raison des massacres antisémites mais la décision collective d’un nouvel exil alors captif des sirènes des nationalismes, la France de la décolonisation et Israël après la Guerre des Six Jours. L’exil comme une blessure perpétrée dans la composante judaïque de la société marocaine dont la mémoire perdure parce que des arabes se souviennent d’autres arabes, juifs séfarades, leurs cousins.

On a pu faire d’autres rencontres qui sont d’autres beautés, dispersées et fébriles, parfois difficiles à localiser, Bibliothèque publique de Clément Abbey, Si c’était de l’amour de Patric Chiha et Purple Sea d’Amel Alzakout et Khaled Abdulwahed. Dans le premier, la Bibliothèque Publique d’Information n’est pas qu’un équipement culturel offrant ses services mais une hétérotopie concrète et hospitalière aux usagers qui prennent au sérieux l’usage du monde qu’ils peuvent y faire. Dans le deuxième, un spectacle de Gisèle Vienne est une chorégraphie au ralenti qui se dédie à une jeunesse rescapée, toujours à l’épreuve des désastres qui depuis les années 80 ne cessent de se répéter. Dans le troisième, la vidéo prise sans le savoir par une réfugiée de la guerre civile syrienne au moment du naufrage de son bateau se gonfle d’un maelstrom de formes, comme un poumon rouge qui refuse de s’engorger d’une eau fatale et bleue, la poche utérine frôlant le sac poubelle.

Une plaque en l'honneur de Karl Marx dans Karl Marx à Bruxelles
Karl Marx à Bruxelles de Juliette Achard et Ian Menoyot.

Deux films peu montrés ont été parmi les plus importants vus cette année : Karl Marx à Bruxelles de Juliette Achard et Ian Menoyot, Li(f/v)e d’Ismaël. Le second fait beaucoup mieux qu’Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Webber à partir d’un semblable et terrifiant matériau, celui des archives du mal accumulées par les caméras thermiques appareillées à la technologie militaire et meurtrière des drones. Ces images qui n’en sont pas quand elles font de l’autre une cible létale, le vidéaste tunisien les aura montées avec d’autres visibilités à vocation scientifique, images satellites météo, échographies et panoramiques tournés par des robots sur Mars, mais aussi des visions abstraites de Jacques Perconte et des citations de Blow up de Michelangelo Antonioni. Ismaël peut alors fourbir un bouclier d’Athéna qui, immunisé contre les fascinations qui sidèrent, considère à partir des archives du pire la possibilité que des visibilités témoignent encore pour la vie. Même si un cadavre demeure caché sous le grain pixelisé des images. Karl Marx à Bruxelles est quant à lui un exercice de diplopie, de voyant à travers le temps. Pour s’apercevoir à quel point l’Histoire est chose louche, il faut dialectiser, l’image par le son divisée comme les enfants s’amusent à loucher. L’exil provisoire de Karl Marx à Bruxelles invite à plus d’un écart parallactique. Marx n’est plus alors un fantôme du passé, c’est comme revenant frappé hier d’expulsion le double de l’étranger passant en bas de chez soi, le passeur inconnu d’un grand désir qui est peut-être aussi celui de la révolution.

À nos amis (l’avenir est en feu)

On l’a dit, le cinéma a pour condition l’amitié comme la philosophie. Les amis sont ceux qui font les films et ceux qui les regardent, ceux avec qui en parler comme le sont pour nous les camarades jardiniers du Rayon Vert. Les amis sont les cinéastes que l’on ne connaîtra jamais mais que l’on reconnaît en connaissant leurs films, ceux qui nous font prendre connaissance de ce que nous sommes et ne sommes pas, ceux qui nous font reprendre connaissance en nous ouvrant à des réalités naissancielles. C’est le temps des rétrospectives comme des retrouvailles, des ressorties qui valent les meilleures sorties. Les femmes qui apprennent malgré elles à dire adieu chez Mikio Naruse, les sentiments exacerbés par une mélancolie plus forte que toute nostalgie comme chez Guy Gilles, les enfants révoltés chez Jean Vigo, les gens de peu pour qui le mal est fait chez Maurice Pialat, les bourgeois tiraillés entre la pulsion et le secret chez Claude Chabrol, les individus qui se déprennent in extremis des pièges de la fatalité comme chez Fritz Lang, on ne s’en lassera jamais.

On n’oubliera surtout pas d’évoquer Wicker Man de Robin Hardy, allégorie culottée portée par Christopher Lee qui perçoit dans les derniers feux hippies la venue d’un nouveau crépuscule, le communautarisme virant sectaire, l’hédonisme en nouveau puritanisme, l’écologie noyée dans les brumes d’un dogmatisme mystique, un paganisme qui organise le retour des fureurs sacrificielles.

On songe encore aux amoureux magnifiques qui savent entrer en amitié au nom des passions qui font décoller comme ceux du Ciel est à vous de Jean Grémillon. Et ceux qui tirent des rendez-vous manqués la blessure indiquant la vérité contrariante mais persévérante de leur amour comme dans Elle et lui de Leo McCarey. Et l’amoureuse qui choisit de se retirer du monde au nom de l’amour de Jésus en se soustrayant du royaume où elle était la fiancée de son papa comme dans Thérèse d’Alain Cavalier. C’est encore la comédie féroce Le Mandat du sénégalais Ousmane Sembène où le colonialisme de la dette discrédite déjà les promesses de la décolonisation. Et puis c’est aussi Bayan ko de Lino Brocka, son camarade philippin, où les prolétaires qui n’ont plus de place figurent non seulement le déchet social mais aussi le sans-part à partir duquel un autre monde est possible.

Un cinéaste, toujours, a eu le sens des enfants, de leur amitié comme de leur persévérance : c’est l’iranien Abbas Kiarostami, immense agent de la circulation posté au carrefour de nos labyrinthes, nos désorientations rédimées par le kaïros de nos décisions, notre enfance gigogne en relève des terres éventrées, des ronds-points autour desquels on tourne en vain et des glissements de terrain.

Et puis il arrive le pire quand les amis ne sont plus. Quand manquent les amis, d’eux nous disons alors par une triste habitude qu’ils sont partis alors qu’ils ne sont plus là. Simplement et terriblement. Il y a les amis que l’on a connus, Nazim Djemaï et d’autres que l’on a si peu connus, Jean-Luc Nancy. De près comme de loin, leur absence est le défaut qu’il nous faut désormais pour continuer. Restent les œuvres pour s’efforcer de tracer un chemin au milieu des décombres. Il y a les livres du philosophe qui a pensé ce qui arrive à notre corps, la pensée même du corps quand la peau est une membrane entre le dedans et le dehors, ouverte aux intrus qui exigent l’effort de penser notre étrangeté aux carrefours de l’hospitalité et de l’hostilité, greffe et virus. Et il y a les films du cinéaste qui ont été les asiles de ses blessures, les jardins de ses secrets, les refuges où prendre soin de ses origines, qui est sa folie. Et notre schizophrénie qui reste à faire. Parce que la vie est irrémédiable – l’irrémédiable même. Il en va ainsi de notre désir, inaccessible et indestructible.

L’amitié pour la Commune, son enfance aura eu 150 ans en 2021. L’amitié pour la Jungle de Calais, son enfance a eu six ans cette année. L’amitié pour les événements de notre temps, rares comme le sont l’art et la science, l’amour et la politique, instruit au milieu des gravats, des désastres s’aggravant, qu’il y a avec la part du réel celle du possible afin de passer de l’impuissance à l’impossible. Le possible qui est avec le réel les deux faces de toute image quand elle est de cinéma. D’un côté de l’aggravation, il y a l’arrêt des revues qui comptent, Trafic après trente années et 120 numéros (Sylvie Pierre Ulmann et Patrice Rollet ont quitté la rédaction) pour un retour annoncé en 2022 sous la forme d’une parution annuelle renommée Trafic, almanach de cinéma. Et puis les Cahiers du cinéma qui ont fêté leur soixante-dix bougies sous tutelle des businessmen friands de love money qui tiennent depuis le rachat de la revue en janvier 2020 à ce qu’elle ne soit plus que de cinéma. Et surtout pas de réflexion critique du cinéma à la croisée des questions d’esthétique et de politique dont on sait avec Jacques Rancière combien elles se recoupent. De l’autre côté, il y a la rétrospective qui, organisée au Centre Georges Pompidou entre décembre 2021 et janvier 2022, est dédiée au « cinéma en commun » de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval. Explorer dans la diversité des films les gestes qui sauvent et les regards qui protègent, c’est reconnaître une créolité qui continue la tradition des opprimés et elle explose dans les quatre fugues de Nous disons révolution.

L’œuvre est mutante en mettant le feu aux assignations et au défi les catégories. Ce sont des cantiques transatlantiques qui voient à la fois le devenir-nègre du monde et l’avenir qu’il nous reste à faire. Devenir-nègre et avenir marron quand marronner consiste à atteindre les cimes où essayer de nouvelles respirations. Danser y est un exorcisme qui donne au danseur en transe, combattant de l’alien qui est en lui, l’allure d’un Pan torrentiel et souverainement indifférent aux paniques racistes qu’il suscite. Jean-Luc Nancy l’a dit, le danseur est toujours en partance. Chanter ailleurs donne à une gamine brésilienne le visage d’un soleil rimbaldien, Néfertiti qui nous regarde depuis la coulée magmatique d’une communauté qui chante le rhizome de ses racines multiples. Il n’y a pas meilleure immunité à opposer aux destructeurs acharnés des biodiversités qu’un peuple aussi discipliné dans son hospitalité qui s’expose radicalement dans l’absence de tout contrôle policier.

L’avenir est en feu, les frontières brûlent, sécession cinéma.

Ces seuls plans sauvent l’année de toute déception, ils ont la puissance de rédimer tout ressentiment. C’est avec eux que nous relisons un canto d’Ezra Pound qui aura servi d’épigraphe au tout premier numéro de Trafic en 1991 et qui revient en ouverture de son dernier numéro. Conjurer l’épigraphe quand elle n’est pas loin de s’apparenter à une épitaphe, c’est relire le canto (dans une autre traduction) en y reconnaissant ce dont nous avons besoin et dont le cinéma est encore un nom.

« Ce que tu aimes bien demeure,
le reste n’est que cendre
Ce que tu aimes bien ne te sera pas arraché
Ce que tu aimes bien est ton seul héritage
À qui le monde, à moi, à eux
ou à personne ?
D’abord tu as vu, puis tu as touché
Le Paradis, même dans les corridors de l’Enfer,
Ce que tu aimes bien est ton seul héritage,
Ce que tu aimes bien ne te sera pas volé.
»
(Ezra Pound, Canto LXXXI, traduit de l’anglais par Jacques Darras, Yves di Manno, Philippe Mikriammos, Denis Roche, François Sauzey, coll. « Mille & une pages », Flammarion, 2002).

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Jérémy Quicke

 

I. Croyances

Pour qu’une épiphanie advienne, il faut aussi que le regard du spectateur soit prêt à y croire. Ces forces de la croyance ont traversé plusieurs films cette année, à commencer par Benedetta (Paul Verhoeven) qui leur accorde une place centrale. Le film semble proposer une parodie d’épiphanie avec un Jésus en héros de série B nanardesque, et pourtant fonctionne aussi sur un registre sérieux en offrant un véritable trouble sur la foi de Benedetta, laissant la question ouverte : est-elle folle, menteuse, ou réellement touchée par la grâce ?

Cette coexistence de registres opposés fonctionne parce qu’un cinéaste a foi en son art, tout comme le spectateur qui accepte d’y croire, et de passer outre quelques aspects sans doute objectivement discutables. Il suffit finalement de peu de choses pour se laisser embarquer par des images. Ainsi, The French Dispatch n’est peut-être pas très original pour qui connait le cinéma de Wes Anderson, mais il a suffi de voir Tony Revolori et Benicio Del Toro, jouant le même personnage à des âges différents, apparaitre dans le même cadre et échanger leur place pour marquer l’ellipse. Cette petite trouvaille et cet acte de foi dans le pouvoir de l’image s’inscrit parfaitement dans un récit qui voit un prisonnier et sa gardienne tomber amoureux, et la création artistique ré-enchanter une prison. De même, nous pourrions trouver mille et un défauts à Cry Macho mais, que voulez-vous ?, il suffit de voir le corps de nonagénaire de Clint Eastwood repartir sur la route avec son chapeau de cowboy, être réveillé de sa sieste par un coq ou tomber amoureux en cuisinant des tortillas, de ça et de tout ce que le texte publié ici raconte bien mieux que nous pour vouloir que le film ne s’arrête jamais et que le couple puisse danser dans la pénombre pour l’éternité...

Peut-être est-ce parce que nous retrouvions le chemin des salles après une longue interruption, mais il a suffi de peu de choses, de quelques images qui ont foi en leur pouvoir, pour que le grand écran nous emporte avec lui.

II. Sortir du temps

Petite Maman (Céline Sciamma) invoque également les forces de la croyance pour proposer un voyage singulier qui redessine les lignes du temps et des générations. Il y est également question d’une foi, liée à l’enfance ; une croyance dans le pouvoir des jeux, des histoires, de la fiction. Nous avons aimé la seule séquence musicale, balade en bateau vers une île-pyramide, tout tourné vers l’avant et l’avenir. Nous avons encore plus aimé la scène précédente, où la fille demande à sa petite maman d’emprunter ses écouteurs, comme si cette séquence musicale était créée dans sa tête, avec cette très belle réplique : « Est-ce que c’est la musique du futur ? ».

Les deux petites filles devant leur cabane dans les bois dans Petite Maman
© Lilies Films (visuel fourni par Cinéart).

Cette torsion du temps hante certaines images de The Green Knight (David Lowery) qui joue au contraire à démontrer la vanité de ses personnages qui désirent atteindre l’immortalité. Un désir d’éternité représenté par un leitmotiv séduisant : le visage/la tête qui résiste au temps. Métaphore filée par l’auréole des peintures attachée à la tête de certains personnages, le portrait, la vision de la tête de mort, et bien sûr le motif récurrent de la décapitation.

Pour accepter plus sereinement cette mortalité, visitons plutôt Hotel By The River (Hong-Sang-Soo, rattrapage de 2020). Un hôtel entouré de neige, filmé en noir et blanc comme pour amplifier son aspect hors du temps et de l’espace, une sorte de Paradis, une sorte de lieu rêvé, mais peut-être que nous respirons un peu du Paradis quand nous rêvons après tout. Un dernier séjour pour se réconcilier et pour écrire un dernier poème avant de mourir.

III. Retour à la terre

Dans un tout autre registre, quelques films nous ont proposé au contraire de revenir à la terre ferme, au sol que foulent nos pieds.
Nomadland (Chloé Zhao) raconte un drame du territoire américain, convoque une certaine imagerie du western pour évoquer la fin des promesses d’antan et de la conquête de l’Ouest, les villes rayées de la carte, les populations exilées au profit de grande fortunes immatérielles, symbolisées par l’entrepôt de vous-savez-quelle-compagnie. Cette terre est perdue, il reste à voyager à la rencontre de cette autre Amérique, et ces personnages touchants filmés à hauteur d’homme.

Un autre drame de la terre nous a marqué dans The Nightingale (Jennifer Kent), qui revisite la violence de la colonisation en Tanzanie, non seulement sur les femmes et les autochtones, mais aussi sur la forêt et une certaine spiritualité qui y était attachée. Il y a notamment une scène de meurtre qui voit un personnage agoniser lentement à même la terre, rempli de sang et de boue, comme si le paysage, écorché par la violence des hommes, se vengeait en l’engloutissant et devenait son tombeau.
Heureusement, un enterrement peut également être étrangement paisible, comme dans First Cow (Kelly Reichardt). Les forêts de l’Oregon y sont très belles, sans pour autant être idéalisées, sans cacher la violence des hommes qui vont piller ses ressources. Sous l’ombrage des grands arbres, une amitié puissante va pourtant naitre entre un cuisiner et un immigré. Au final, il reste possible de croire que la force de l’amitié puisse réconcilier un moment le ciel et la terre, le paysage et les hommes.

IV. Un peu de musique

Pour finir, nous voudrions simplement ajouter deux moments musicaux qui nous ont particulièrement ému, sans forcément chercher à les analyser ou à les rationaliser outre-mesure.

Il s’agit de la chanson America dans West Side Story (Steven Spielberg), qui voit les femmes partir de leur tâche ménagère du linge au balcon pour, emportées par la musique, prendre possession de la rue et voir la ville entière participer à leur émancipation dans un grand ballet de couleurs.

Enfin, revenons quelques mois en arrière vers le soleil de l’été et de A l’abordage (Guillaume Brac). Tout simplement parce que nous avons terriblement envie de traverser l’écran, de passer une soirée karaoké au camping, d’être copain avec Chérif et son t-shirt Ghost Dog et de tomber amoureux en chantant Aline.

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Maël Mubalegh

L’année 2021 fut riche en propositions de cinéma diverses et parfois complémentaires. Une tendance générale que l’on pourrait dégager : dans le cinéma d’auteur représenté en festivals, le passage par le genre – ou du moins le cinéma hollywoodien codifié – semble avoir constitué une stratégie de mise en scène forte et mûrement réfléchie. Slasher – mâtiné de body horror – chez Julia Ducournau, fantastique et épouvante chez Apichatpong Weerasethakul, comédie (tragédie ?) opératico-mélodramatique chez Leos Carax, screwball dépressive chez Joachim Trier ou encore film noir chez Mohammad Rasoulof : autant de tentatives d’annexion du cinéma « mainstream » par le cinéma d’auteur international – à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté de rééquilibrage du second par le premier – lesquelles se seront avérées plus ou moins fécondes. Car partout, le vertige de la théorie menaçait l’immédiateté d’une « expérience » souvent voulue et pensée pour être immersive. Les films les plus intéressants de 2021 sont alors sans doute ceux qui auront jusqu’au bout assumé leur geste spéculatif et distant – désincarné, peut-être –, au risque de la méprise.

Deux exceptions pour nuancer ce tableau : les films de Nadav Lapid et de Kelly Reichardt. Sur la lancée de Synonymes (2019), Nadav Lapid poursuit avec Le Genou d’Ahed, l’un des rares films véritablement intenses et brûlants de 2021, sa mise en question, en crise et en scène de ce qui constitue l’identité « nationale ». Quels sentiments, quels affects, quelles aversions président au sentiment d’« appartenir » à une terre, à un pays ? Quel rôle y joue la langue (maternelle ou non) ? Quel rôle y joue le corps ? La séquence d’ouverture est un tourbillon magnifique : dans un chahut de ciel, de visages et de grisaille urbaine, la caméra s’agite en vain, peine à trouver sa place. Et une fois qu’elle croit l’avoir trouvée, c’est en fin de compte pour filmer un sentiment de déplacement et de désorientation absolu : la danse faussement enjouée de Y (Avshalom Pollak) – le cinéaste-avatar de Nadav Lapid – en plein no man’s land israélien, sur fond de Vanessa Paradis (Be My Baby – soit une chanson qui, de fait, ne cadre pas du tout avec la tonalité visuelle comme « dynamique » de la scène à laquelle elle sert de BO).

First Cow de Kelly Reichardt

First Cow, s’il ne constitue pas le film le plus étincelant de sa réalisatrice dans la forme, est sans conteste l’un des plus directement émouvants et captivants qu’elle ait conçu : la relation fraternelle entre le fugitif King Lu (Orion Lee) – l’« étranger », la figure de l’autre qui devient ici familière – et le cuistot Cookie (John Marago) – un peu trop doux et rêveur pour ne pas détonner au milieu de ses « semblables » –, ouvre progressivement le récit à une dimension mythologique pleinement assumée. A travers ses deux (anti-)héros, Kelly Reichardt propose ainsi un récit mythique sur les débuts des États-Unis d’Amérique modernes – et, dans sa description de la logique capitaliste, la cinéaste fait preuve d’un humour particulièrement acéré. Lors des moments d’« extase » douce au cours desquels les immigrants du coin dégustent, ravis, les fameux biscuits issus de la collaboration entre King Lu, Cookie, et la vache « du titre », la réalisatrice fait ainsi montre d’une causticité relativement inédite : un trappeur remarquera que la délicieuse pâtisserie aurait très bien pu être confectionnée par sa mère, là où, plus tard, le riche propriétaire joué par Toby Jones évoquera une spécialité londonienne que l’on imagine d’un (bien) plus haut standing que cette nourriture bricolée avec les moyens du bord. Le contraste très net entre la fixité – presque rigide – de la mise en scène et l’intonation légèrement empruntée des acteurs, produit dans ces instants un comique féroce à travers lequel Reichardt semble pasticher et faire allusion à la rhétorique gentiment heimisch et infantilisante de ces publicités que nous ne connaissons que trop bien : par la magie d’un court-circuit dans la chaîne de production, telle pâtisserie industrielle aura nécessairement le goût inimitable et authentique des biscuits « maison » de notre enfance – le néolibéralisme sauvage fait décidément son miel de notre nostalgie primaire.

Kelly Reichardt, quant à elle, cherche à nous rappeler d’où viennent les choses et les êtres vivants – et où ils retournent – ; ce qui, fondamentalement, les – et nous – constitue. Sous un minimalisme low-key de façade, duquel Reichardt est familière (en particulier, Old Joy et Wendy et Lucy), le bref prologue contemporain du film donne en fait son impulsion à la mise en scène très réfléchie de ce nouveau long-métrage. De fait, l’horizontale tracée par le cargo dans le tout premier plan du film annonce le rapport d’horizontalité « biologique » qui va se trouver esquissé juste après  : sur la rive, une chienne téméraire s’interrompt dans sa course et fixe un point du sol. Très vite, elle se met à creuser avec une obstination de plus en plus prononcée jusqu’à ce que sa maîtresse arrive et commence à la réprimander. La jeune femme va pourtant imiter sa comparse de randonnée : comprenant qu’il s’agit-là, sans doute, d’une découverte intéressante, elle achève de creuser le sol à mains nues et exhume les deux squelettes. Quelques mètres plus loin, la chienne, désormais allongée, regarde la scène avec une forme de distance qui pourrait évoquer la lassitude.

Entre l’homme et le chien, les rôles ont donc été échangés en une poignée de secondes et c’est bien à une coopération entre les deux êtres que l’on vient d’assister : chez Kelly Reichardt, la pulsion archéologique n’est décidément pas le propre des humains – l’organisation, la composition du plan et, partant, la conduite du récit comme celle de la mise en scène sont pris en charge par tout un écosystème qui n’est jamais unilatéralement ethnocentré. En l’occurrence, la jointure entre la temporalité présente et le flashback enchâssé est ici assurée par le biotope de la clairière, lequel prévient toute rigidité dans la plongée « historique » à laquelle la cinéaste nous convie – danger qui, c’est bien connu, guette toujours le film en costume : chez Kelly Reichardt, les fantômes du passé sont ramenés à la vie par la matière même du vivant. Le début du flashback est ainsi scandé par les pas de Cookie sur l’humus de la forêt et par la mise à plat – là encore vectrice d’horizontalité – opérée par la caméra en plongée, avant même que n’apparaisse le visage du jeune homme. Aussi est-ce toute une vie infra-humaine qui, devant nos yeux, défile « de (très) près », et qui impose en fin de compte son rythme propre à celui de la fiction : vers la fin de cette séquence de cueillette, un plan large montre Cookie ceint par les fougères et les arbres. Un son inhabituel l’a mis en alerte ; il s’exclame « who’s there? ». La question ne recouvre pas un simple « plotpoint » – elle pourrait en effet constituer celle du film dans son ensemble : qui est là, qui habite cet espace ? Et qui nous le donne réellement à voir ? En fin de compte, à travers cette ouverture à double fond (l’exhumation des squelettes au présent et la cueillette des champignons « au passé »), Kelly Reichardt met en forme un changement de cap plutôt radical dans son cinéma : à l’étendue et au relief structuré de l’horizon, elle substitue ici l’organicité meuble de la terre, laquelle vient apporter un contrepoint de taille à la hiérarchie – sociale, physique, politique – des rapports humains.

Daphne Patakia et Virginie Efira arrêtées par des soldats dans Benedetta
© Guy Ferrandis (SBS Production - Pathé)

Benedetta de Paul Verhoeven

Année du retour à la salle de cinéma, 2021 aura sans doute également signé un retour à la fiction – à ce que celle-ci peut avoir de plus primitif et de plus essentiel. Dans des registres très divers, trois des films les plus marquants de cette année faisaient en effet de la fiction sinon leur problème, du moins leur question centrale : Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi et sa mise en scène de la fiction comme véhicule de l’indicible, Le Genou d’Ahed (dont nous avons déjà parlé plus haut) et sa volonté acharnée de faire le vide « de » et « dans » la fiction et, enfin, le réjouissant Benedetta de Paul Verhoeven, qui peut certainement se targuer d’être à la fois l’un des films les plus attendus de cette année cinématographique (achevé en 2019, sa sortie ne cessait d’être repoussée) et l’un des plus inattendus (après Elle, on ne s’attendait pas, en effet, à ce que Verhoeven retourne à un cinéma brut et sans autre prétention que de faire spectacle). On pourra à l’envi déplorer le manque de réalisme et de tenue de la reconstitution historique, des décors, des costumes, des maquillages, des dialogues, etc., autant d’éléments qui habituellement constituent le « pacte de croyance » établi d’entrée de jeu entre le réalisateur et le spectateur dans les films dits historiques, a fortiori lorsqu’ils concernent la vie religieuse. Mais ce serait rester aveugle à ce qui anime ici réellement le cinéaste : moins le désir de « peindre » la spiritualité selon des codes établis, que celui d’interroger les mécanismes de la foi – d’un point de vue théologique et d’un point de vue esthétique.

Physiquement comme dans son jeu, lequel oscille ici entre comique, drame et hystérie presque zulawskienne, Virginie Efira ressemble quelque peu à la Barbara Harris du Complot de famille de Hitchcock : on se souvient que dans ce chant du cygne du maître du suspense, Harris incarnait une étrange spirite dont, jusqu’au bout, la vraie nature restait indécidable. Imposteur ? Authentique médium ? Les moments de transe de la blonde hitchcockienne, au cours desquels elle se mettait subitement à parler avec une voix grave – quasi masculine –, ne sont ainsi pas sans similitude avec les séquences de possession dans Benedetta – la voix de Virginie Efira, retravaillée en postproduction pour qu’elle ait un timbre quasi démoniaque (et c’est pourtant bel et bien Jésus qui est censé s’exprimer ici). Dans les deux cas, un personnage féminin semble traversé par des forces surnaturelles ; hanté par un esprit revenu d’outre-tombe. Des femmes hantées, donc, pour des films qui ne le sont pas moins et que l’on pourrait qualifier de « ventriloques » : à travers sa Benedetta, Paul Verhoeven fait moins revivre la Toscane de l’après Contre-Réforme qu’il ne donne la parole aux troubles de l’époque. La mascarade de l’administration ecclésiale et le finale volontairement carnavalesque – qui rejoint en cela la grande tradition européenne des représentations de la peste – dans lequel l’épidémie de peste noire atteint son point culminant, nous renvoient ainsi directement à l’actualité pour le moins tumultueuse de l’Église (le rapport Sauvé) comme à celle de notre Europe transformée, depuis près de deux ans, par les vagues successives de la pandémie de Covid.

Au-delà de sa clairvoyance politique, l’aspect le plus fascinant du film reste peut-être toutefois son inclination théorique : à l’instar d’un Hitchcock tardif, Verhoeven livre avec Benedetta une réflexion passionnante sur son statut d’auteur et sur ce qui constitue la substantifique moelle de la mise en scène. En se déployant au creux d’un film « de couvent », cette méditation atteint une dimension autrement métaphysique : le cinéaste classique (dont Hitchcock, maître revendiqué de Verhoeven, est un parangon) n’est-il pas quelque part le nouveau Dieu des temps modernes (ou du moins, l’un de ses nombreux avatars) ? Car à travers le personnage dual de Benedetta, figure clivée du médiat (elle obéit en surface aux codes imposés par la hiérarchie religieuse) et de l’immédiat (elle dialogue avec Jésus sans intermédiaire), c’est bien la pensée « en double-bind », constitutive du catholicisme, qui se trouve mise à nu et examinée avec attention : Dieu, tout puissant, organise de lui-même une forme de contact immédiat entre le Ciel et les fidèles. La Sainte Trinité et la transsubstantiation signifient d’ailleurs qu’au sein de ce régime de la croyance, la foi se réalise – en droit – selon la modalité d’une circulation parfaite et sans médiation. Pour autant, l’Église circonscrit la vie religieuse – et, partant, la vie spirituelle – de ses ouailles à un système rigide de médiation(s) : le prêtre en constituerait alors la figure la plus évidente.

Deux moments du film problématisent de façon limpide cette construction paradoxale : lorsque le prévôt Cecci (Olivier Rabourdin) vient examiner les stigmates reçus dans la nuit par Benedetta, il rétorque, alors que la Mère Supérieure Felicita (Charlotte Rampling) émet des doutes quant à la nature miraculeuse des plaies : « Dieu n’obéit à aucune règle écrite, nous sommes bien d’accord ? ». Peu de temps après, sur la base de ces mêmes stigmates, Benedetta est nommée abbesse (et Felicita, dégradée par la même occasion) lors d’une cérémonie encadrée par le prévôt et le prêtre rattaché au couvent, le Père Riccordati (Hervé Pierre). La Sœur Christina (Louise Chevillotte) – fille de Felicita –, qui jouait de la musique en marge de l’autel, se lève subitement à cette annonce et s’écrie : « Qui est-ce qui décide de la volonté de Dieu ? ». Dans cette perspective, le pari le plus osé de Paul Verhoeven est moins d’enchaîner les visions blasphématoires (il est du reste évident que là n’est pas ce qui l’intéresse) que de s’attacher à refléter avec le plus d’acuité possible l’univers mental singulier de son héroïne : celui-ci, en dépit – ou peut-être précisément en vertu – d’une foi qui semble souvent inébranlable, semble marqué par une indécision radicale ; une sorte de doute cosmique et fondamental. « Je sais pas comment Dieu fait arriver les choses. Je sais seulement qu’il accomplit sa volonté à travers moi. », expliquera-t-elle ainsi à son amante « secrète » Bartolomea (Daphné Patakia). Dans sa mise en scène, Benedetta se fait alors volontiers hirsute, mal fagoté, bancal, instable et déstabilisant : certains choix esthétiques en apparence arbitraires – tels la caméra à l’épaule dans un grand nombre de simples dialogues en champ/contrechamp –, ou encore les transitions souvent très brusques entre les scènes – lesquelles peuvent donner la sensation d’un empilement brut d’épisodes déconnectés les uns des autres –, trouvent à ce titre leur justification.

Point culminant de cette tension vers l’incertitude absolue, la scène du godemiché est à n’en pas douter l’un des moments les plus forts de Benedetta. Cette scène – désormais culte – s’inscrit dans un mouvement général de voilement-dévoilement qui scande tout le film : qu’il s’agisse du voile des religieuses, des rideaux d’une scène de théâtre (le mystère de l’Ascension, dans lequel Benedetta tient le rôle de la Vierge), des voilures qui séparent les cellules des nonnes, ou bien de la tunique de nuit de Benedetta, relevée – lors d’une scène de sexe – par Bartolomea afin que l’étoffe enveloppe – tel un suaire « magrittien » – le visage de sa partenaire, Paul Verhoeven dessine et structure l’espace du couvent grâce à ces vecteurs de monstration et de dissimulation. Revenons donc à la fameuse scène en question : assise dans la grande cellule isolée qu’elle partage désormais avec l’abbesse Benedetta, Bartolomea taille à l’aide d’un couteau un petit objet en bois (au départ dissimulé à notre vue, mais dont on peut sans trop de peine deviner la nature) qu’elle enveloppe ensuite dans la robe bleue soyeuse que Benedetta portait, enfant, à son arrivée au couvent. Benedetta arrive, défait le paquet que Bartolomea lui tend et révèle ce qui s’y trouvait dissimulé, voilé : la petite statuette de la vierge – que la mère de Benedetta avait donnée à sa fille avant son départ pour Pescia –, laquelle s’est métamorphosée en un objet hybride, mi-vierge, mi-godemiché (la moitié inférieure du corps de la vierge, « défigurée » par le lissage opéré au couteau). Le mouvement de voilement-dévoilement ouvre ici sur un Non-finito, un monde inachevé, dans une position indéfinissable : ni sacré, ni totalement profane, ni vraiment entre les deux. Alors que Bartolomea « inaugure » cet objet inédit en pénétrant Benedetta, le ciel prend soudain une curieuse teinte rose-rouge : telle une émanation directe de l’orgasme, une comète apparaît juste au-dessus du couvent. S’agit-il d’un mauvais présage, comme le croit le Père Riccordati ? Ou bien, au contraire, d’un signe encourageant de la présence de Dieu – possiblement une nouvelle Étoile de Bethléem –, comme l’avancera plus tard Benedetta d’une façon pour le moins ambiguë ? En un sens, et à l’image de son héroïne, le film demeure irrésolu – suspendu – jusqu’au bout.

Là encore, impossible de ne pas penser à Hitchcock – ce d’autant plus qu’au moment de la « découverte » de la comète par les nonnes, la Sœur Christina se jette depuis le toit, après être montée dans le clocher. Verhoeven rejoue in fine Vertigo en le détournant, mais c’est à un autre film d’Hitchcock, et non des moindres, que l’on pense tout d’abord : la facture ouvertement cheap du ciel rose « traversé » par la comète confère au décor un aspect old school et plat de « toile de fond » – comme il était fréquent d’y avoir recours dans les tournages en studio de l’âge d’or hollywoodien. Le backdrop-comète n’est de fait pas sans rappeler certains décors de Marnie, notamment celui de la rue de Baltimore dans laquelle habite la mère de Marnie : à l’arrière-plan, le paysage portuaire parfaitement inerte revendiquait son essence « de faux ». Néanmoins, là où chez Hitchcock, le décor factice n’était qu’un symptôme supplémentaire du monde claustrophobique de la jeune femme, celui de Benedetta remplit en fin de compte la fonction inverse : signaler l’ouverture totale d’un cosmos « en suspens ». Une inversion du « sens » hitchcockien qui ne se réduit en aucun cas à une pantalonnade liturgico-cinéphile. De fait, en laissant à Benedetta – et, partant, à Virginie Efira – le bénéfice du doute, Paul Verhoeven ne produit pas seulement une réflexion farcesque et critique sur les structures religieuses du pouvoir : il questionne le mythe du réalisateur-démiurge qui régnerait en maître – en Dieu – sur son univers de fiction. Qu’il le fasse au risque de l’incomplétude est une nouvelle preuve de la vitalité de son cinéma – un cinéma forain, positivement archaïque et jusqu’au-boutiste dans son appétit débordant de récits fondateurs et de mythologie(s) protéiforme(s).

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David Fonseca

Histoires à tenir debout

Il y a des films qui n’ont pas besoin de la critique. Pire, qui l’ignore, voire la rejette, Hollywood marvellisé et consorts, comédies françaises Bodinisées/Crétinisées/Tuchéisées. Dans un contexte où le cinéma promeut le plus souvent, en termes de production, le tiède sur toute autre forme de créativité afin d’éviter sans doute le nanar mais empêchant dans le même temps le chef d’œuvre d’advenir, dans ce contexte, donc, le cinéma a tenté une nouvelle respiration à partir du mois de mai 2021, les salles rouvrant en contexte de crise sanitaire. Mais le scénario critique est alors devenu incroyablement fantasque où, colique cinématographique immaîtrisable, chaque semaine sortait plus d’une vingtaine de films, qui auraient découragé Hermès le critique afin d’en rendre compte. Comment s’en sortir, dès lors, quand certains de ces films, avec moins d’une dizaine de copies, étaient déjà orphelins de leurs spectateurs avant leur sortie ? Quelques-uns de ces orphelins (m’)ont pourtant sauvé l’année. En voici quelques traces pour que s’invente, peut-être, une autre forme de réception comme de généalogie.

L’homme qui penche de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury (2021)

Sorti en fin d’année, au mois de décembre, L’homme qui penche cueille définitivement l’année. Thierry Metz, poète relativement méconnu, après sa journée d’ouvrier, lorsqu’elle ne l’avait pas tout à fait anesthésié, notait chaque soir la part respirable des heures qu’il avait traversées. Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury rendent à l’image/par l’image comme les mots du poète cette respiration, qui ne délivrent aucune réponse sinon son souffle, laissant en partage ses questions essentielles : comment se désencombrer pour laisser surgir dans le cadre un champ, un arbre, ces oiseaux qui se posent sur des fils électriques, la brume qui se lève peu à peu, qui ouvrent le film ? Rien de contemplatif, mais qui fait rendre gorge à l’homme, qui le tutoie d’emblée, en continuant ses questions : comment apprendre encore à laisser une phalange à chaque fois que tu colportes tes petits ouvrages d’homme mort, tout autant que leur somme d’or ? Que faire, autant, de ta vie quand tu n’as même plus de lundi à te mettre ? Se lever, tenir droit, y aller, comme l’ouvrier poète Thierry Metz allait au chagrin? Mais comment ne pas craindre de porter en toi l’ouragan qui démolit ? Tu vas, tu cours, mais à l’intérieur de ton corps ne se trouve qu’un somnambule. Alors tu commences à pencher. Question, de nouveau : comment donc rester debout quand tu ne connais plus la station verticale ? Penche encore plus et davantage ! Sache devenir l’agent de ta propre chute. Expérimente ce que la vie la plus imbécile du ver de terre le plus commun formule intelligemment : si on te piétine, recroqueville-toi. Résorbe-toi lentement comme l’hématome. Rentre dans ton corps pour t’y dissimuler. Un temps vaillant, tu ploies toujours sur la fin. Comme ces vieillards que chacun devient/que ces ouvriers sont déjà, le dos voûté, repliés sur leur destin, pendus sur le fil de leur nombril, qui miment en réalité une dernière tentative pour s’en sortir : se faire plus petits non pas pour que la vie les épargne enfin, mais s’absenter de soi pour laisser la place disponible aux matières, aux sons, à tout ce qui est habité de présence, que tu ne percevais plus.

Bazin écrit que la photographie est le premier art où la présence humaine n’est plus mais l’absence. Ce que peut le cinéma de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury, dans leur documentaire, c’est voir cette mort au travail (Cocteau), parlant des présents, rendre à chacun ce qui leur est dû, leur absence. Ce qui est autant rendu par la forme : faire cinéma, c’est déshabituer le regard de tout ce qui l’encombrait, pauvre regard télévisuel qui est le nôtre, corrompu par cette sagesse qui s’efforce de faire de nous des êtres qui voudraient tout savoir sur tout en permanence afin d’éviter de penser. Thierry Metz qu’il faut placer, à cet égard, du côté du Roi Lear de Shakespeare : « Essaie du remède […], émiette ton superflu », comme de son McBeth  : « Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps ; et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous la route poussiéreuse, éteins-toi brève chandelle ! ». Oui, pencher, jusqu’à disparaître définitivement comme le fit un jour Thierry Metz, qui écrivait : « Qui sait où je vais ? Pas un nuage, seulement le chemin de castine puis le bois. Je rôde par là vers le rien. Dans cette lumière qui me cherche... » (Terre à ciel).

À l’abordage de Guillaume Brac (2021)

Quand un film d’apparence mineure devient majeur au cours de son déroulement, c’est que sa manière fera sa matière. Il transforme, ce faisant, délicatement, jamais sans brusquerie, le destin de ses comédiens qui, non professionnels, deviennent le long du film exceptionnels, au sens où ils se réalisent eux-mêmes tout comme le film modifie tranquillement celui de ses personnages, apprenant le métier de femmes/d’hommes, partant à l’abordage du terrain jamais conquis d’avance des relations amoureuses. La réussite ne sera pas alors une affaire de technique, mais de saut dans le vide, sans jamais posséder la certitude d’atterrir ou d’amerrir. Un voyage sans carte ni boussole pour chacun, au gré des alizées pour ne pas simplement demeurer une possibilité, comme un monde qui ne serait pas venu à l’existence sans la caméra de Guillaume Brac.

143, rue du désert d’Hassen Ferhani (2021)

S’il ne devait en demeurer qu’un seul, ce serait le film d’Hassen Ferhani. S’il ne devait en demeurer qu’une seule, ce serait Malika, sa protagoniste. À elle seule film-monde, mappemonde, qui fait tourner ce monde autour de son seul centre de gravité aux confins du désert algérien. L’infini se trouve dans une cellule comme dans le désert, de la maison de Malika qu’elle tient comme tenancière jusqu’au moindre grain de sable qui se déplace. Il faut alors de manière absolument nécessaire voir ce film avant que sa maison disparaisse, engloutie bientôt par un géant pétrolier, voir ce film pour que le visage de Malika ne soit pas qu’un désert où s’éteindraient des traces, celles des si nombreux voyageurs qui s’attardent chez elle. Que chaque spectateur, regardant le film, y prenne autant sa place pour comprendre enfin que, non, décidément, ce n’est pas parce que vos yeux ne s’y trouvent pas que rien ne se passe dans le désert.

Deux femmes discutant dans 143 rue du désert
143, rue du désert d’Hassen Ferhani - © visuel fourni par Météore Films

Seconds de John Frankenheimer (1966), Le visage d’un autre de Hiroshi Teshigahara (1966)

Une « mystérieuse » nouvelle vie dans Seconds, dans un corps plus jeune et plus séduisant qui est proposée à des hommes vieillissants contre de l’argent par une organisation qui s’occupe de tout, notamment de trouver des cadavres que la police prendra pour les chers disparus, rendant ainsi leur mort « officielle ». Le film sort la même année que Le visage d’un autre, de Hiroshi Teshigahara : un homme d'affaires atrocement brûlé suite à l’incendie d’un laboratoire, décide de se faire faire un nouveau visage. Mais quelque chose se passe mal. Questions, dans chacun des deux films, réalisés de chaque côté du Pacifique : qui du masque ou de la personnalité de l’individu qui se trouve au-dessous prendra le dessus ; qui prendra le contrôle ? Le masque que l’on porte n’induit-il pas nos comportements en nous faisant croire que nous avons choisi de nous modeler sur ce qu’il nous intimait ? Est-ce moi qui ai voulu lui correspondre comme le dit le protagoniste de l’histoire ? Qu’est-ce qui est préférable : ne pas pouvoir être soi-même, devenir ce que l’on pressent de soi ou bien n’avoir pas d’autre horizon que soi, être incapable de sortir de soi ? Autant de question que Les yeux sans visage de Franju, précédait pour partie en 1960. Trois films à (re-)voir ensemble.

L’amour à la mer (1964), Au pan coupé (1968), Le clair de terre (1970) », Trois films de Guy Gilles

Le sentimentalisme n’est pas une mièvrerie. C’est l’arme du puissant qui s’affirme en s’exposant. Le cinéma de Guy Gilles est essentiel, à cet égard comme bien d’autres. La sortie en DVD de trois de ses films en témoigne, à regarder pour les sauver de l’oubli, eux qui guérissent des blessures du temps, cette « éternité retrouvée » dont parlent Des Nouvelles du Front cinématographiques.

Ibrahim de Samir Guesmi (2021)

Ahmed (Samir Guesmi), père en quête de dignité, travaillant dans un restaurant, rêvant de devenir serveur, est cependant relégué aux confins : à la plonge parce qu’il est un pauvre, un « sans-dent », édenté qu’il faut cacher, qui voit ses espoirs se briser de se refaire santé quand il doit réparer le vol commis par son fils Ibrahim (Abdel Bendaher). Un fils qui, dans un effet comme un effort de contre-don, s’efforcera à son tour de réparer sa dette à l’égard de son père. Film bouleversant qui par son minimalisme, la mise en scène de la quotidienneté la plus usuelle, exacerbe la tension entre ce qui est montré et l’infigurable, ouvrant à la question de savoir comment les pères naissent (aussi) des fils. Quand l’image signifiante est épurée pour devenir expressive, quand l’image accepte son impouvoir, elle ouvre finalement au très-grand.

Le sommet des dieux de Patrick Imbert (2021)

Y a-t-il un sens à votre existence ? Une question Everest, qu’il faudrait contourner comme une voie pour l’atteindre, en passer par Le sommet des dieux, film d’animation de Patrick Imbert, dont le formalisme comme le fond dépassent l’horizon de son sujet, atteindre le plus haut des sommets montagneux. Parler du film serait une manière de répondre du sens de la vie. Mais il n’y a pas de réponse possible. L’obstacle, c’est le but (Picabia). Pour le reste, demeurent les étapes comme les chemins que l’on se fait à soi, se promettre des voies d’accès que le vent irise. Et y aller sans pourquoi.

Drive my car de Ryusuke Hamaguchi (2021)

Éprouver le deuil, deux êtres s’y confrontent, l’un qui met en scène, Yûsuke (Hidetoshi Nishijima), metteur en scène de théâtre, l’autre qui exécute, Misaki (Toko Miura), sa chauffeure. Film hommage au cinéma, à Bergman, sans doute, qui dégorge du cinéma la vérité des êtres : le « travail du deuil », ce fameux travail qu’il faudrait faire dont parlent certains psycho-psychanalystes pour enfin passer à autre chose, investir de nouveaux objets, comme si la mort des êtres chers étaient substituables. Rien ne prend la place d’autre chose. Tout drame révèle comme dans le film l’insubstituabilité des êtres. Jamais on ne fait le deuil. On apprend à vivre avec ses morts. On leur parle comme n’arrêtent pas de se parler/de se confesser, Yûsuke et Misaki durant le film, s’adressant finalement en permanence à leurs morts. À cette condition, il devient possible de surmonter sa folie. La mise à mort de quelqu’un en soi fera toujours se déployer l’horizon inouï d’une nouvelle forme d’existence.

De bas étage de Yassine Qnia (2021)

Comment être au monde, dans son monde ? Ou quand le « banlieue-film » s’ouvre au plan métaphysique sans en passer par le carnavalesque Gagarine (Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, 2021), à travers l’histoire d’un trentenaire cambrioleur, Mehdi (Soufiane Guerrab) qui voudrait bien percer le coffre de ce mystère. Un film qui montre combien pour être dans ce monde, il ne suffit pas de disposer d’un habitat (Heidegger), qu’il s’agisse d’un toit propre que ne possède pas Mehdi comme un foyer, cette paternité qui lui est refusée par celle dont il est épris, Sarah (Souheila Yacoub). Bien au contraire, pour disposer d’un habitat, encore faut-il pouvoir au préalable habiter le monde : être en mesure de lui conférer du sens autant que de l’épaisseur, de la durée, afin de pouvoir y demeurer, s’installer enfin sans quoi on demeure toute son existence à la porte de sa vie, un être des seuils comme des battements.

La nuit des rois de Philippe Lacôte (2021)

« Bonjour », en kinyarwanda, se dit « Amamutsi », littéralement : as-tu survécu à la nuit ? En effet, comment survivre à la nuit dans une prison autant que dans l’existence, espérer revoir le jour quand tout a été désigné pour être sacrifié ? C’est ainsi l’histoire d’un jeune homme qui a été choisi par le maître des lieux pour conter chaque jour une histoire à un groupe de prisonniers, qu’il doit sans cesse agrémenter s’il ne veut pas périr. Voici Shéhérazade transmué dans le corps d’un individu qui doit sans cesse repousser sa propre mort comme il devient, par le seul effet de son récit, responsable du sort de chacun comme de la solidarité entre tous. Ou comment les puissances du faux fabriquent les êtres comme ils façonnent les mondes.

First Cow de Kelly Reichardt (2021)

Le grand récit de l’Amérique continue de s’écrire autrement par la grâce de Kelly Reichardt, ou comment un moment de bascule de cette histoire se produit par la seule entremise d’un bovin, à rebours des vastes transhumances du western classique. L’histoire absurde de pionniers, à travers un voyage immobile, dans un pays qui s’apprête pourtant à se déplacer, devenir le phare du monde, dérivant au son délirant du capitalisme naissant.

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Marius Jouanny

Politique des auteurs

Autant commencer par les choses qui fâchent, pour ne pas avoir à y revenir. Une année de cinéma est d’abord la somme des films que j’attends plus que les autres. Et le principal critère faisant espérer qu’un film rompe avec le cours normal des images projetées reste la marque de l’auteur déjà apprécié pour ses films précédents. Pour le seul mois de janvier 2022, je compte ainsi sur Paul Thomas Anderson avec Licorice Pizza, sur Joel Coen avec The Tragedy of Macbeth et sur Guillermo del Toro avec Nightmare Alley pour me faire éprouver le plaisir qu’on recherche dans une salle de cinéma. Mais peut-être ai-je tort d’accorder autant ma confiance aux Auteurs, ceux dont on étudie depuis 60 ans les filmographies comme s’ils changeaient en or tout ce qu’ils touchent. Cette vision du cinéaste démiurge a-t-elle tant de sens concernant une industrie culturelle dont la pérennité repose aussi sur une foule de professions qui contribuent toutes à la réussite ou l’échec au film, chacune à sa manière ?

Toujours est-il que j’ai ressenti durant année de cinéma une succession de trahison de la part de réalisateurs dont j’étais persuadé que leurs nouveaux films me marqueraient. Avec Mandibules, Quentin Dupieux semble perdre ce qui fait le sel de son cinéma, dont l’humour se révélait jusque-là toujours désamorcé par une inquiétante étrangeté unique en son genre. Alors qu’il avait su s’approprier l’univers d’Éric et Ramzy dans Steak, il s’efface ici beaucoup trop face au duo d’acteurs du Palmashow. La machine bien huilée qu’il a mise en place en retournant en France pour réaliser un film par an commence sérieusement à trouver ses limites. Dans un tout autre genre, Denis Villeneuve a lui aussi largement bridé son geste cinématographique pour adapter l’œuvre de Frank Herbert avec Dune. Son vœu de fidélité au texte original se paye par l’abandon de l’intimisme profond qui caractérisait jusque-là même ses blockbusters de science-fiction comme Premier contact et Blade Runner 2049. À l’inverse, Paul Verhoeven et Wes Anderson avec Benedetta et The French dispatch persistent dans leurs styles et obsessions respectifs au risque de la redite et de l’épuisement. Cruelles contradictions que celles de la politique des auteurs : qu’il efface les qualités habituelles de son style ou qu’il les exacerbe à la limite de la caricature, le cinéaste risque toujours de décevoir. Je ne sais pas s’il est bien raisonnable d’accorder autant de mérite au réalisateur dans l’appréciation d’un film. Je sais en revanche que si ces films m’ont laissé mitigé, c’est bien à cause des leurs auteurs.

Les cinéastes qui ne déçoivent jamais sont peut-être ceux dont la marque de fabrique consiste justement à se mettre au service d’autres voix que la leur. Certains refusent tout formalisme en laissant la vie sur le tournage les mener par la bride. À ce titre, le nouveau film de Guillaume Brac À l’abordage se révèle salvateur. Après Contes de juillet, il choisit à nouveau de travailler avec des comédiens novices en leur écrivant des rôles sur mesure. En basant sa démarche artistique sur cette collaboration égalitaire avec les acteurs, le réalisateur laisse la jeunesse contemporaine écrire sa propre histoire au cinéma. Et parvient au passage à livrer la comédie la plus réjouissante de ces dernières années. D’autres cinéastes comme Jean-Gabriel Périot assument de monter leurs films exclusivement avec des images d’archives que d’autres ont réalisé avant lui. Avec Retour à Reims [Fragments], il met en rapport des représentations télévisuelles de la classe ouvrière en France des années 60 à aujourd’hui avec des passages de l’essai éponyme du sociologue Didier Eribon, lus par Adèle Haenel. En s’appuyant sur ces différents matériaux déjà existants avec la modestie scrupuleuse du monteur, il brosse un portrait sensible et engagé des classes laborieuses.

Soigner son ouverture et sa fermeture

Parmi les défis qu’aiment se donner les auteurs pour exposer leur savoir-faire, l’un des principaux poncifs reste le soin apporté à la scène d’ouverture d’un film. Deux d’entre elles ont marqué cette année, dans des genres bien différents. Celle tout d’abord de La loi de Téhéran de Saeed Roustayi, qui reprend avec brio la fougue des course-poursuite propre au thriller friedkinien. Celle ensuite d’Annette de Leos Carax, qui annonce avec éclat l’inscription du film dans le genre de la comédie musicale tout en faisant écho à la scène de la fanfare de Holy Motors. Là encore, difficile de départager ce qui relève de l’esbroufe exhibitionniste d’Auteur et de l’exercice virtuose consacrant le plaisir cinématographique. Mais tant que le plaisir est là, pourquoi le bouder ? Concernant ces deux exemples, il ne faut enfin pas sous-estimer la capacité des réalisateurs à avoir conscience de leurs limites. Comme s’ils faisaient leur mea culpa de premiers de la classe, Roustayi et Carax terminent leurs films par deux scènes de brutal retour à la réalité. L’une et l’autre rassemblent leurs personnages de meurtriers dans un parloir de prison face à des enfants appartenant à leurs familles respectives. Ces confrontations tragiques entre l’innocence enfantine et la volonté de puissance criminelle confèrent dans les deux cas une profondeur insoupçonnée à la mise en scène en révélant la fragilité des deux condamnés qu’on croyait insensibles.

Samad (Payman Maadi) dans le bidonville des drogués de Téhéran dans La Loi de Téhéran
La loi de Téhéran de Saeed Roustayi - © Wild Bunch

Les vieux chaudron d’Hollywood

Le cinéma hollywoodien se trouve cette année face à un cruel paradoxe : ses grosses productions qui ont su le mieux évoquer les enjeux de notre monde contemporain s’appuient sur des œuvres datant respectivement de 1961 et 1999. C’est dire à quel point le paysage des blockbusters s’est égaré au milieu d’un désert dépolitisé de long-métrages incapables de tenir un propos sur quoi que ce soit. Il faut donc que Steven Spielberg s’empare de West Side Story et que Lana Wachowski reprenne la trame du premier opus de Matrix pour que les majors prouvent qu’elles sont encore capables de faire confiance aux auteurs. Certes, ces deux films restent dans un cadre idéologique largement consensuel. Il n’empêche que West Side Story outrepasse son statut de remake sage et propre sur lui lorsqu’il met le doigt sur le processus de gentrification à l’œuvre depuis des décennies dans des métropoles comme New York. De son côté, Matrix Resurrections renouvelle la critique du capitalisme et du monde du travail présente dans la trilogie originale en décrivant avec acidité le fonctionnement d’un studio de développement de jeu vidéo. L’open space du premier opus a laissé place aux salons ludiques et autres managers cools typiques de la domination salariale à l’ère néolibérale. Nul doute que Lana Wachowski s’est inspirée des nombreuses enquêtes qui ont défrayé la chronique ces dernières années à propos de la violente exploitation des salariés de studio comme Rockstar Games, Ubisoft ou encore Quantic Dream.

Hétérotopies cinématographiques

Si 2021 n’a pas été une grande année de cinéma politique à quelques exceptions près comme Chers camarades ! d’Andreï Kontchalovski, certains films donnent à voir des hétérotopies, ces lieux théorisés par Michel Foucault s’inscrivant en dehors des règles de notre société. J’en retiendrai deux. La plus évidente est celle de Petite Maman réalisé par Céline Sciamma. Une petite fille retourne quelques jours dans la maison de son aïeul et rencontre une autre gamine de son âge dans la forêt, qui se révèle être sa propre mère rajeunie. Aucun effet de mise en scène ne vient souligner le passage de la réalité au fantasme enfantin, comme si cette rencontre impossible relevait de l’évidence. On peut y voir une réflexion sur le deuil et la transmission, mais l’intérêt réside avant tout dans le refuge égalitaire qui apparaît lorsque la mère et la fille construisent ensemble une cabane, cuisinent des crêpes, partent à l’aventure avec un bateau gonflable… On retrouve cette fascination pour les activités simples dès l’ouverture de First Cow de Kelly Reichardt, durant laquelle Cookie Figowitz cueille des champignons. L’amitié qu’il noue avec King-Lu autour d’une autre cabane dans la forêt, au sein de la violente société des premiers colons de l’Oregon, a tout d’utopique. Le business qu’ils mettent en place en volant le lait de la seule vache de la région rend encore plus touchante cette alliance des deux marginaux. Lorsqu’au terme du récit King-Lu décide de rester aux côtés de son ami blessé alors qu’il avait abandonné son précédent compagnon au début du film, leur relation prend à cet instant une tournure qui transcende les intérêts purement matériels. Rien ne peut alors égratigner le caractère sacré de cette union dont les traces se perpétuent sur des siècles, jusqu’à ce qu’un chien vienne déterrer leurs squelettes en ouverture du film.

Deux réflexions sur la nuit en temps de guerre

Coïncidence troublante, deux des meilleurs documentaires de l’année proposent l’un et l’autre un regard nocturne sur les conflits et l’instabilité que traversent les pays du Moyen-Orient et ses alentours, de la Syrie à l’Afghanistan en passant par l’Irak. D’un côté, Il n’y aura plus de nuit d'Eléonore Weber adopte le point de vue des drones occidentaux passant la région au crible d’une caméra thermique en commentant des images d’archives de l’armée américaine. De l’autre, Notturno de Gianfranco Rosi traverse les frontières de ces pays en restant à hauteur d’homme, sans parasiter les images de la moindre voix-off ou contextualisation.

Leurs démarches artistiques radicalement opposées construisent deux discours complémentaires sur le Moyen-Orient. Le premier avance l’idée d’une disparition de la nuit par la vision thermique du drone, qui permet de cribler de balles avec précision le moindre individu suspect à toute heure. Cette déréalisation de la vie nocturne produit une esthétique monochrome et désespérée, figurant la machine froide et mortifère de l’impérialisme contemporain. Une volonté de puissance qui ne veut rien laisser dans l’ombre, surveillant chaque zone de chaleur comme autant de terroristes potentiels. Certaines scènes montrent pourtant les faiblesses d’un tel dispositif qui perd souvent de vue ses cibles, et se trompe en permanence sur leur intention belliqueuse, confondant des assaillants armés avec des journalistes ou des enfants jouant dans leur jardin. Le second long-métrage s’engouffre justement dans ces sursauts d’humanité en marge des champs de bataille, suivant des enfants, des chasseurs et pêcheurs, des groupes de femmes soldates kurdes des YPJ comme autant d’acteurs anonymes d’une vie qui suit son cours en dépit de la situation. Si les reproches d’esthétisation outrancière qui lui ont été faits sont en partie justifiée, Notturno reste tout de même un film profondément empathique, prouvant à Eléonore Weber que les nuits ne sont pas près de disparaître au Moyen-Orient.

Onoda, 10 000 nuits dans la jungle

Je ne saurais pas ajouter quoi que ce soit de pertinent à la critique du film écrite par Guillaume Richard. Je ferais seulement le pari que parmi les films sortis cette année, celui-ci sera encore vu et apprécié dans 10 ans ou 20 ans, tant la force tranquille de sa mise en scène apparaît intemporelle.

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Pierre Mathieu


Masculinités en berne



The Power of the Dog de Jane Campion : le venin est dans la queue

Ce qui constitue, selon moi, l’un des plus grands films de l’année a paradoxalement vécu sa vie loin du grand écran - la faute à Jane Campion qui, comme d’autres avant elle, a cédé aux sirènes sonnantes et trébuchantes de Netflix. Il n’en reste pas moins que ce thriller du grand Montana, ancré dans un XXe siècle que déréalisent les paysages arides et l’héritage cinématographique chargé du western, est une interrogation contemporaine du mythe de la virilité qui fascine par sa violence rentrée. Car c’est bien autour d’une fratrie masculine que Campion choisit d’arc-bouter son dernier récit, aux antipodes des portraits de femmes qui jusque-là avaient consacré son talent à se saisir des destinées de celles qui luttent contre la colonisation de leur corps et l’invisibilisation de leur statut. Dans The Power of the Dog, Les frères Burbank sont les deux faces d’une même pièce : deux figurations faussement opposées d’une masculinité conjointement tenue en échec. Georges (Jesse Plimons), l’aîné, délicat et romantique, s’éprend de Rose (Kisten Dunst), une veuve qui tient un hôtel restaurant au milieu d’un bourg désertique par lequel les deux frères transitent avec leurs bêtes. Il l’épouse, au grand dam de son frère cadet, Phil (Benedict Cumberbatch), l’autre tenancier du ranch familial, qui émascule les taureaux à mains nues et cultive une fascination homo-érotique pour un défunt cow-boy qui lui a servi de mentor. Au cœur de ce tandem presque amoureux – la possessivité maladive de Phil à l’égard de son frère traverse le film de ses ambiguïtés - se trouvent ainsi greffés la veuve et son fils, Peter (Kodi Smith-McPhee), dont la silhouette gracile et la délicatesse tranchent avec un monde où tout est hostilité. Le ranch Burbank, qui accueille cette cellule familiale contrariée, devient alors le cadre d’un huis clos anxiogène au grand air, mais Campion déporte habilement le centre de gravité de son film : ce n’est plus tant le machiavélisme de Phil, qui tente inlassablement d’humilier Rose pour la pousser aux portes de la folie, qui polarise son regard. Il s’agit plutôt d’interroger la relation improbable qui se noue à l’écran entre le jeune fils, Peter, et son tortionnaire. Cette loi d’airain que la société nous impose – le fort écrasera nécessairement les faibles – est explorée à travers des incarnations étonnement réversibles : le timide Peter recueille tout autant les lièvres blessés qu’il les dissèque impassiblement ; Phil, le rustre, est diplômé en Lettres Classiques de la plus prestigieuse université américaine et féru de musique. La tension narrative qui accompagne le rapprochement entre les deux hommes – Phil cherche-t-il à blesser la mère indésirable en séduisant son fils efféminé ? – a finalement moins d’importance que le trouble érotique et intellectuel qui naît du partage de l’écran par deux corps antagonistes : un jeune homme dont l’androgynie silencieuse se révèle tout aussi inquiétante que le corps musculeux et frustré qui le menace et le jauge. Chacun de ces corps est volontairement figuré dans une esthétique du contre-emploi : Georges se caresse le visage avec le foulard d’un être aimé dans une communion avec la nature aux accents sensualistes ; Peter, dans une fierté anachronique proche de celle du catwalk de la culture voguing, remonte, bravache, une allée de saisonniers du ranch qui le moquent tout autant qu’ils le désirent. Au cœur de cette dynamique, les images fulgurantes de Jane Campion s’entremêlent avec une grâce macabre : elles avancent l’idée que la violence n’est pas que l’apanage des hommes forts, mais qu’elle est aussi entre les mains de ceux qui, à force de la subir, se l’approprient et la muent en force de transformation, de création, de mort. Dans une séquence révélatrice, Phil observe les petites fleurs en papier que Peter confectionne pour agrémenter les tables du restaurant de sa mère, chef-d’œuvre de raffinement. Il les méprise tout autant qu’il les admire, et ignore que c’est dans cette minutie, à ses yeux si vaine et féminine, que se niche la vraie menace. Le plan rapproché voit ces fleurs rouges tournoyer entre ses doigts crasseux dans un mouvement circulaire, hypnotique.

Les Séminaristes d’Ivan Ostrochovský : noir sur blanc, tout fout le camp

Ce film intégralement en noir et blanc, en format 4/3 a beau sembler, à tort, aussi austère que son synopsis, il s’impose, à mes yeux, comme l’un des grands chocs esthétiques de l’année. Dans Les Séminaristes, deux jeunes hommes, dans la Tchécoslovaquie des années 1980, se trouvent violemment confrontés à un conflit d’allégeance entre l’institution qu’ils rejoignent, l’Église, et la dictature communiste qui infiltre de sa méfiance le séminaire. La force de la proposition d’Ivan Ostrochovský est d’assumer pleinement la primauté du montrer sur le dire, en donnant corps à la violence qui agite l’intériorité de ces deux protagonistes par le jeu de la seule puissance du contraste. Le didactisme chromatique assumé nourrit son film au lieu de l’entraver. Il est, sous sa caméra, une manière d’arracher au temps son propos historique : la dictature communiste n’est pas une vieille chimère tout comme sont séculaires les dilemmes moraux qui nous poussent à trancher entre une foi supérieure et une soumission aveugle aux régimes autoritaires. Le choix visuel du noir et blanc permet surtout au cinéaste slovaque de renvoyer dos-à-dos les raideurs de deux régimes idéologiques qui croupissent dans leurs silences et leurs non-dits. Plus encore, Les Séminaristes est une incursion saisissante au cœur des logiques qui pervertissent la communauté : la disparition des individus sous l’uniformité des soutanes, l’anonymat du confesseur dont on n’aperçoit que les mains blanchâtres, le corps que l’on drape de noir pour le cacher ou que l’on met à nu dans le seul but de l’ausculter dans sa culpabilité potentielle. La multiplication des plans et des motifs spiralaires – un escalier filmé en plongée que montent les jeunes séminaristes chaque matin ; une table de ping-pong autour de laquelle ils tournoient pour tuer un temps qui n’est qu’une sempiternelle répétition – appuie l’idée que le mal se nourrit de la clôture. On pense au Ruban blanc (2009) de Michael Haneke, qui, autour du même parti-pris esthétique, retraçait la genèse du nazisme au sein d’autant de cellules closes : la famille, l’Église, l’École. Là où le rapport générationnel faisait question chez Haneke – la violence est une force atavique qui se transmet des adultes aux enfants -, c’est l’absence totale du féminin qui façonne davantage le propos d’Ostrochovský sur l’origine du mal. L’amitié des deux personnages centraux, Juraj (Samuel Skyva) et Michal (Samuel Polakovic), relève ici moins de l’homo-érotisme que d’une soif tragique et presque sensualiste de différence et d’altérité.

À l’abordage de Guillaume Brac : poésie des galériens

L’attention que le réalisateur Guillaume Brac porte à la poésie des « vies minuscules » trouve pour moi une expression d’une infinie douceur dans ce film, qui, d’abord proposé sur la plateforme d’Arte, a ensuite été diffusé en salles. Si certains se sont agacés du supposé manque d’ampleur de cette fiction jugée téléfilmique ou ont pu pointer sa facture trop documentaire, c’est qu’ils ont malheureusement ignoré le pied de nez d’un projet pourtant contenu dans son seul titre : la trajectoire du film de Brac et de ses trois personnages masculins est celle d’un assaut que personne n’a les moyens d’assumer. En épousant l’équipée absurde de Félix, tombé amoureux d’une fille en partance pour le Diois qu’il décide de suivre, À l’abordage s’aventure sur le terrain rebattu de l’amour de vacances pour mieux le renouveler. Autour de ce Dom Juan gotesque se greffent deux autres personnages au charme pathétique : Chérif, l’ami grassouillet et timide qui, sans le sou, ne peut s’autoriser ni conquête amoureuse ni parenthèse estivale trop onéreuse ; Édouard, engoncé dans son costume bourgeois, qui tremble à l’évocation même du mot imprévu. De cette tripartition sociale ouvertement caricaturale, Guillaume Brac fait des miracles : il s’engouffre dans la fragilité apparente d’une vision naïve des choses de la vie (l’amour adolescent et l’amitié transclasse) pour mettre en péril le cynisme qui nous conduit à condamner ceux qui, à défaut de réussir, essayent. Le film abonde en séquences qui démotivent la figure de l’homme conquérant – l’ascension virile d’une colline à vélo se mue en contre-performance sportive ; la joute avec le rival amoureux, un maître-nageur, éclate lors d’une expédition burlesque de canyoning – avec une tendresse qui n’a rien d’une compromission sociale ou critique. La trajectoire la plus singulière du film restera celle de Chérif, qui dans son affection sincère pour l’enfant d’une jeune vacancière qu’il juge hors de sa portée, est le seul à connaître ce qui ressemble le plus à une parenthèse amoureuse réussie : la séquence, qui, sans esbroufe, autorise la rencontre de ces deux corps qui bravent différentes normes (un homme gros et noir face à une femme blanche, musculeuse), redistribue intelligemment les cartes de nos imaginaires en choisissant de porter sur eux l’attention finale du film. La transgression douce qui fait la réussite de À l’abordage est peut-être permise par le prisme de l’enfance, qui est à l’origine des récents projets de Brac, et qui le préserve des pesanteurs de la fiction sociale. Pour comprendre la portée et la nature du regard qu’il porte sur des masculinités en échec et en mutation, on pense à l’un des personnages bien réel de son récent documentaire L’île au trésor (2018). À deux reprises, le film s’attardait sur ce gestionnaire zélé du parc de Cergy Pontoise qui, tel un Tom Cruise au cœur du Pentagone, organisait à l’oreillette et au talkie-walkie la riposte presque militaire qu’imposaient de dangereux envahisseurs : les enfants de banlieue à l’assaut de son îlot de loisirs.

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