« Emilia Perez » de Jacques Audiard : L'invraisemblable cynisme
Il faut, paraît-il, accepter Emilia Perez comme un film invraisemblable. Mais cette histoire de baron de la drogue qui veut se racheter de ses fautes accouche en même temps d'un invraisemblable cynisme qui est à peu près son seul horizon, à l'exception de la délicate tension apportée par Karla Sofía Gascón. C'est que la vraisemblance peut avoir un double sens quand elle exprime quelque chose d'invraisemblable : le cynisme atteint un tel degré d'invraisemblance qu'il en devient l'invraisemblable vérité du film. Au final, Audiard se la joue plutôt Grand Jacques en livrant sa reprise des « Bigotes » qui traduit bien le cheminement du film et la réaffirmation vieillotte d'un auteur attaché à ses artifices, exactement comme Leos Carax.
« Emilia Perez », un film de Jacques Audiard (2024)
Si on en croit les propos de Jacques Audiard et d'une grande partie de la critique française qui en emboîte le pas, il faudrait renoncer à toute exigence de vraisemblance pour apprécier l'expérience de « cinéma total » qu'offre Emilia Perez, le dixième long-métrage du cinéaste, qui choisit ici de se renouveler dans le musical à la croisée de plusieurs genres. Pour Jacques Audiard en effet, c'est en jouant avec la limite du vraisemblable, « dans cette espèce d'impureté ou d'instabilité, qu'on allait pouvoir toucher des choses indicibles »(1). Cet indicible doit être compris comme une forme de vérité et, mieux encore, comme une trouée du réel et un surgissement d'affects, soit ce qui fait traditionnellement la beauté et le malheur de nos existences quotidiennes. Or, peut-on témoigner de ces moments — faire surgir une vérité et incarner des événements — dans la boursouflure la plus déconnectée et excessive qui soit ? Voilà le curieux projet d'Emilia Perez porté par son étonnante invitation à renoncer à toute vraisemblance au nom d'une vérité qu'on cherche encore une fois le film terminé. L'indicible peut, bien entendu, surgir de formes esthétiques nées dans et par l'excès, encore faut-il réussir à ne pas se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Jacques Audiard fait pire encore que Holly Motors et Annette de Leos Carax dans le maniérisme auteuriste opératique qui tourne à vide et dans les excès d'un cinéaste-roi qui tient à conserver la maîtrise de tous ses artifices. Et s'il faut accepter Emilia Perez comme un film invraisemblable, gageons aussi et surtout qu'il accouche, avec cette histoire de baron de la drogue qui veut se racheter de ses fautes, d'un invraisemblable cynisme qui est à peu près son seul horizon, à l'exception de la délicate tension apportée par Karla Sofía Gascón.
Le premier point sur lequel le film demande notre adhésion est son caractère excessif qui assume ouvertement son ridicule. « En tout cas, une chose m'intéressait : de même que le personnage effectue une transition, je voulais que le film soit lui-même transgenre. Jusqu'à l'excès, jusqu'à la telenovela, jusqu'au ridicule »(2). Très bien, mais il faut savoir que le ridicule peut tuer, surtout quand il atteint, comme dans Emilia Perez, un tel degré d'optimisation artificielle. « Film-ovni, excessif, justement imparfait » selon Positif(3). Très bien, mais en quoi n'est-ce plus ici un problème ? Le film souffre justement de ses imperfections excessives dans lesquelles il ronronne comme un moteur (ex)posé sur le capot d'une voiture. Jamais les excès de Jacques Audiard et le ridicule qu'il recherche en convoquant, par exemple, l'esthétique des telenovelas (mais à quels moments exactement ? Lors de la romance entre Emilia et Epifania ?), ne s'accordent avec les excès et les problèmes du monde qu'il veut filmer puisque il n'y a aucun monde derrière, aucune réalité puisque justement, comme le rappelle la critique du Monde, « pour en apprécier le spectacle, il faut laisser au vestiaire l’exigence du réalisme et de la vraisemblance, et se laisser happer par l’énergie sentimentale et les ressorts archétypaux qui en gouvernent la dramaturgie, sous les auspices de la dissonance et de l’impureté. »(4). C'est donc un parti pris risqué qui a échoué puisque de ce ridicule et ce refus du réalisme, rien ne surgit, et surtout pas une critique de la société mexicaine qui est à peine esquissée. On en vient même à préférer certains films de Michel Franco (Nouvel ordre, Sundown, etc.) ou Amat Escalante (Heli et Perdidos en la noche) qui, au moins, ne font pas de compromis ni de sacrifices avec la noirceur de la société mexicaine, son irréductible réalité cauchemardesque dont les touristes sont maintenant avertis avant de choisir leurs vacances. Ce n'est pas une mère qui retrouve les ossements de son fils qui suffit à combler cette absence criante. L'indicible ne se trouve pas là où le trait, même discret, est appuyé.
Il y a néanmoins une grande idée dans Emilia Perez. Elle apporte cette vérité dont parle Jacques Audiard. Celle-ci repose sur les épaules de l'actrice Karla Sofía Gascón qui joue à la fois Manitas et Emilia. Un des arguments promotionnels du film consiste à mettre en avant le fait qu'elle est la première actrice transgenre à avoir remporté un prix d'interprétation au Festival de Cannes. Certes, mais une fois que les paillettes de Cannes ont répondu aux artifices d'Audiard (on pense encore au ciel étoilé, aux vues de la ville en caméra aérienne, etc.), que reste-t-il ? Une femme qui a accepté de revenir en arrière pour jouer Manitas, un caïd qui a fait tuer des milliers de personnes, mais à l'étonnante sensibilité, au point où toutes ses scènes, dans la première partie du film, transpirent sans doute du vécu de son actrice, jusqu'au beau dialogue avec le docteur Wasserman. Dans la deuxième partie, lorsque Emilia loge sa famille, les artifices d'Emilia Perez s'effacent enfin. Il y a surtout cette scène, la plus belle du film, où elle va border son fils et que celui-ci reconnaît son odeur. Des affects reviennent. Cette tension ne cessera d'être palpable jusqu'à la fusillade à la fin du film. Karla Sofía Gascón accepte de mettre en avant les contrastes potentiels de son corps et de revenir sur sa transformation avec beaucoup de délicatesse.
Si le film explore avec succès cette tension, son récit, par contre, choisit une voie grotesque, mais comme c'est le principe à son fondement, il ne faudrait pas s'en indigner. À tort, puisqu'à force de rejeter toute vraisemblance, Emilia Perez débouche sur un invraisemblable cynisme qui finit par s'imposer comme son horizon inattendu. Emilia veut se racheter en créant une association dont le but est de retrouver les corps des victimes des violences entre narcotrafiquants. Grâce à ses contacts et avec l'aide de Rita (Zoe Saldana), sa petite entreprise rencontre un immense succès. Les médias et les projecteurs se tournent vers elle en même temps qu'elle trouve un salut inespéré. Si l'hypothèse séduit, elle s’essouffle rapidement jusqu'à la fin du film où, après sa mort, Emilia est béatifiée : une statue et un rite funéraire sont érigés en sa mémoire sans, évidemment, que personne ne se doute qu'elle était Manitas dans une autre vie. Le cynisme atteint un tel degré d'invraisemblance qu'il en devient l'invraisemblable vérité du film. Ce qui n'est pas vrai débouche donc sur une vérité extraordinaire qui s'avère être profondément cynique. Et cela, Jacques Audiard et la critique n'en tiennent, semble-t-il, pas rigueur. Ont-ils entraperçu qu'ils se sont laissé piéger en jouant avec la vraisemblance qui a en réalité un double sens ? Non, si on en croit la critique de Première : « D'une fluidité scénaristique dingue au vu de la multitude de rebondissements qui s'y produisent, d'un premier degré assumé et tellement rafraîchissant dans une époque de cynisme roi »(5).
Il aurait été difficile à Jacques Audiard d'éviter ce piège à partir du moment où il se complaît dans les artifices sans trouver de porte de sortie, et certainement pas à la fin du film où il bombe le torse avec une baston musclée et canonise Emilia avant l'heure. La séquence du gala de charité réduisait déjà les invités à des mannequins dévitalisés et malléables à souhait. Lorsque Rita retrouve pour la première fois Emilia dans un restaurant à Londres, le noir tombe autour d'elles et les coupe des autres comme du monde qui les entoure. Le film ne cessera de procéder par cet effet d'occultation qui est aussi un isolement et une soustraction, à l'instar de la plupart des numéros musicaux où il ne faudrait certainement pas y voir le portrait d'une société en crise. Les femmes de ménage et les infirmières qui poussent la chansonnette le font comme des pantins, rien de plus. Le dicible de l'indicible n'est entrevu nulle part. On pourrait répondre à Jacques Audiard qu'il n'a pas réussi son coup : « Il faut créer des situations qui touchent la limite du vraisemblable. Et il y en a plein dans Emilia Perez, le film n'est même tissé que de ça. C'est quand le vraisemblable est questionné et qu'il commence à trembler que la poésie peut arriver »(6), et donner tort tout autant à une partie de la critique française dithyrambique qui s'est fourvoyée dans une conception erronée de la vraisemblance jusqu'à tout mélanger, à l'image d'un autre texte paru dans Première : « Si le sujet chez Audiard n'est jamais qu'un début, les genres, eux, ne sont pas une fin en soi mais des moyens, des outils qu'il utilise pour rendre viable une histoire ouvertement too much, en faisant sauter les verrous de la vraisemblance, parce que sinon, on ne raconte rien, on se contente de témoigner »(7).
Rien ne surgit dans la forme pleine et totale d'Emilia Perez sinon les concessions admirables de Karla Sofía Gascón qui justifient à elles seules le prix d'interprétation à Cannes, partagé avec mérite par Zoe Saldaña qui trouve son plus beau rôle à ce jour, un peu moins peut-être en ce qui concerne Selena Gomez et Adriana Paz. Le cynisme qu'on peut reprocher à Jacques Audiard ne se situe pas dans le traitement d'un sujet brûlant le feu de l'actualité (la transindentité) qu'il aurait mobilisé avec un certain arrivisme, mais dans le récit même du film et ce en quoi il croit naïvement, sans parler de la conviction avec laquelle il croise les genres dans une démonstration de mise en scène à la gloire de sa dextérité. Emilia Perez se termine par une procession sanctifiant Emilia avec une version espagnole des « Passantes » de Brassens en toile de fond, soit un hymne à la femme que Jacques Audiard célèbre sincèrement (ce n'est pas le problème), mais au fond comme des milliers d'autres films. On pourrait proposer une fin alternative : Audiard se la joue plutôt Grand Jacques avec une reprise des « Bigotes » qui traduit bien le cheminement du film et la réaffirmation vieillotte d'un auteur attaché à ses artifices, exactement comme Leos Carax.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Jacques Audiard
- Des Nouvelles du Front, « Les Frères Sisters de Jacques Audiard : L'or perdu de la douceur masculine », Le Rayon Vert, 23 octobre 2018.
- Des Nouvelles du Front, « Les Olympiades de Jacques Audiard : Fluide glacial », Le Rayon Vert, 12 novembre 2021.
Notes