« Elisabeth II » de Thomas Bernhard : Nous n'avons pas vu la Reine !
La barbarie civilisée d’un Thomas Bernhard, parente de celle d’un Cioran ou d’un Beckett, fait oeuvre de salubrité publique. Avec Elisabeth II, le dramaturge nous convie à un autre exercice d’hygiène spirituelle : voir le monde à travers les yeux du vieil Herrenstein, un monde qui résiste, brûle et pue.
Elisabeth II (1987), une pièce de théâtre de Thomas Bernhard
On dira qu’il n’y a là que cynisme, pessimisme, nihilisme. On dira que cela pense à courte vue, guère plus loin que ceux qui firent œuvre « de l’inconvénient d’être né ». On dira que cela ne construit rien, détruit tout. Toutefois, dans le contexte d’une barbarie stupide et d’une culture stérile, la barbarie civilisée d’un Thomas Bernhard (1931 - 1989), parente de celle d’un Cioran (1911 - 1995) ou d’un Beckett (1906 - 1989), fait œuvre de salubrité publique. Après l’excellent En attendant Godot mis en scène par Jean-Pierre Vincent, le théâtre de Namur nous convie à un autre exercice d’hygiène spirituelle avec Elisabeth II (1987) de Thomas Bernhard, mis en scène par Aurore Fattier.
Le vieil Herrenstein, homme atrabilaire, solitaire, malade, souffreteux, à la respiration courte, réclamant la compagnie et la maudissant de tout son être, connaissant la grandeur du génie et la futilité de toute autre existence, geignant contre hier et aujourd’hui, rumine alors qu’on lui impose à l’insu de son plein gré la venue de nombreux invités qui espèrent voir la reine d’Angleterre depuis son balcon. Ces nombreux invités, qui seront 20, puis 40, puis on-ne-sait-combien, c’est également « nous », venus voir Elisabeth II. Comme lorsque Godard contraignait le spectateur à dire à l’ouvreuse « Je vous salue Marie » lorsqu’il venait voir le film éponyme, Thomas Bernhardt nous contraint à une génuflexion devant Elisabeth II, la reine d’Angleterre, lorsque nous venons voir la pièce éponyme. Depuis le début de la représentation, les regards du vieil Herrenstein (Denis Lavant), lancés vers la salle lorsqu’il parle du nombre indéfini de ces « invités », confirment qu’il s’adresse à nous : nous sommes cette humanité puante qu’il conchie, nous sommes ces horribles voyeurs qui venons voir Elisabeth II, la reine d’Angleterre, nous sommes ces idiots animés par une pulsion scopique nue, nous pouvons être ces hommes de culture stérile ou ces jeunes barbares stupides que le vieil Herrenstein ne cesse de critiquer. Nous nous réfugions derrière la culture comme paravent de notre bêtise, ou nous rions de tout plutôt que de comprendre quoi que ce soit. Dans tous les cas : nous portons des masques, des costumes, des fracs qui dissimulent notre laideur profonde, notre inutilité profonde, notre stupidité que le poids des années pardonne de moins en moins. Comme le dit Herrenstein : enlevez toute cette hypocrisie (costume, politesse, activité, paravent de culture), ne reste que notre laideur.
Il est bien évident qu’Herrenstein nous frappe avec sa canne. Un cas. Lorsqu’il invite mademoiselle Zallinger, maîtresse de la maison Herrenstein, à jouer quelques notes de Chopin au piano, nous nous laissons emporter un instant. Le piano, c’est joli ; Chopin au piano, c’est très joli. Une diffusion vidéo du visage de la pianiste accentue encore notre émotion. Ce visage a sûrement été capturé par la profondeur des affects chopiniens. Mieux : les dispositifs modernes de captation nous ont appris à être fascinés par le visage et les mains du musicien inspiré. L’image de l’artiste fait partie intégrante de l’émotion ressentie à l’écoute de l’œuvre. Comme la culture est grande, comme la culture est belle. Emportés par les sentiments nous oublions presque l’acariâtre Herrenstein. Le coup de canne n’en sera que plus violent. Les mots claquent : « le piano fait la roue, comme le paon », « Zallinger joue mal ». Ce que nous éprouvions est aussitôt mis en doute par le cruel Herrenstein. Le bon bourgeois qui tenait le piano et Chopin en haute estime, haut lieu de culture contre la barbarie générale, est surpris dans son bon goût : il est ridicule d’aimer Chopin de la sorte, et peut-être même Chopin tout court si l’on suit le violent Herrenstein. De toutes façons il n’y a pas grand monde qui puisse vérifier que quoi que ce soit fut bien ou mal joué. C’est à peine si la musique de Chopin fut entendue, le sentiment-Chopin l’ayant depuis longtemps fait oublier. Il est cruel et orgueilleux de jouer avec le goût supposé du public. Certes. Mais ça réveille : être frappé à l’instant de la jouissance toujours-déjà assurée de la bonne conscience. Le coup de canne d’Herrenstein nous apprend que, pris dans l’artifice de la roue du paon, aveuglés par son aura, l'œuvre n'est plus « problème » mais objet de consommation. Il importe dès lors peu que l’objet vienne d’une supposée haute ou basse culture : dans les deux cas il s’agit de « culture », c’est-à-dire d’œuvres d’art neutralisées, jouets de notre bourgeoisie à tous, objets de distinction, et surtout petites pilules anesthésiques procurant des émotions prêtes-à-éprouver à peu de frais.
C’est là que se joue le conflit de l’art contre la culture, que l’œuvre d’art doit apparaître comme l’ennemi de la culture. C’est souvent arrivé aux grandes œuvres : elles choquent le bon goût d’un temps avant de faire l’objet d’un nouveau culte (En attendant Godot en fait très certainement partie). Le destin des grandes œuvres d’art est de mourir en entrant au royaume de la « culture ». Elles nourrissent alors un imaginaire sclérosé, corrélé à des affections standardisées (le Chopin « romantique ») : il n’y a qu’à se servir pour éprouver. En d’autres termes, au problème que posait l’œuvre (au sujet, à la sensibilité, à l’esprit, au corps) s’est substitué le cliché, c’est-à-dire le court-circuit du sentiment et de l’image, ou la réponse sentimentale codifiée à une image qui double l’œuvre. C’est la pellicule superficielle qui s’arrache des œuvres, leur expression nue dans des affects standardisés que la bourgeoisie revit à satiété. Notons encore que la culture comme obstacle aux problèmes ne concerne pas que les œuvres d’art. Il est omniprésent, dès que le moindre sens humain se porte sur le monde. Tout est artifice dira Herrenstein, même cette supposée « nature » : ces montagnes toujours identiques à elles-mêmes dans l’imaginaire, ce haut-lieu du revigorant, ce romantisme stupide de la montagne que célébraient aussi les nazis. Le monde entier chavire dans une seule et même bêtise idolâtre, ou plutôt dans le même rapport stérile à des images autonomes et standardisées, des images qui neutralisent tout ce qu’elles redoublent, des clichés.
Un pas plus loin, cette culture stérile reposant sur un imaginaire neutralisé et des affects standardisés (sentiments) engendre une jeunesse sans corps ni esprit. Puisque plus rien n’arrivait à ces corps et ces esprits en chair et en os, que tout fut déjà joué dans l’éternité de l’imaginaire neutralisé, plus rien ne peut arriver à ces corps en chair et en os. Cet état de l’humanité est présent sur la scène à travers les personnages de la jeunesse. Sans monde, sans corps, sans chair, vides, zombifiés, ces barbares pleinement stupides rient de tout, ne comprennent rien. L’histoire récente — les attentats du 13 novembre à Paris — rendra plus effrayants encore ces rires de zombies. Le malaise est en effet palpable lorsqu’ils font écho au massacre qu’avait conçu ce metteur en scène, qui aurait souhaité fusiller tous ceux qui riaient à contre-temps, tout cela avant de faire mine d’envoyer des salves de balles vers le public. Un pas plus loin, les corps anesthésiés de la bourgeoisie — de la culture et du reste —, deviennent des corps de zombies, vides et drogués (on les verra sniffer sur scène), d’autant plus intoxiqués et drogués qu’ils sont vides. Les images neutralisées ont alors perdu leur corrélât d’affects standardisés (sentiments). Le bourgeois avait besoin d’un cliché pour éprouver, il avait encore besoin d’une pseudo-densité de chose procurée par l’image, ces jeunes gens n’ont plus besoin de rien d’autre que la sensation. Les images ne viennent au mieux que donner une extension à la folie sans limite de la sensation. Il n’y a plus de court-circuit de l’image et du sentiment dans le cliché, il y a expression pure de la sensation qui n’utilise des images sans densité — les plus spectaculaires possibles — que pour prolonger le règne de la sensation.
C’est cette obsession pour les images-clichés comme processus de neutralisation morbide que la mise en scène de Fattier met le mieux en évidence. Et c’est ce qui rend le théâtre tellement important, à nouveau, aujourd’hui : lui qui fait se cogner la résistance de la chair qui pue, parle, bouge, crie, lutte contre les images-clichés qui neutralisent l’imaginaire et les affects. Ainsi, les images projetées sur le mur de l’appartement d’Herrenstein butent sur les mots et le corps débile du vieil homme. Aucune jouissance naïve de l’image ne sera autorisée. C’était évidemment le cas avec ce visage de Madame Zallinger, habité par Chopin, dont les mots d’Herrenstein veulent faire voir la médiocrité. C’est aussi le cas avec ce corps de vieillard qui se remonte lorsqu’il remonte les horloges — Denis Lavant est ici exceptionnel, à nous faire entendre les râles, l’épuisement, la longue glissade du corps qui ne parvient à remonter l’horloge en même temps qu’il se remonte —, ce corps qui crache presque à la figure du premier rang, ce corps qui nous regarde dans la salle, ce corps qui tient à peine debout : ce corps qui est tout le contraire d’une image à sans cesse nous faire sentir la résistance de la chair. Aussi cynique soit la barbarie civilisée du vieil Herrenstein, du vieux Bernhard, elle respire au moins la grande santé des infirmes, malades, impotents de tous horizons. Le vieil Herrenstein, au souffle court, aux pieds artificiels, à l’âge avancé, à l’immobilité du handicapé, ne cesse de faire entendre les résistances des corps quand tout autour en est la négation : corps anesthésiés de la jeunesse, corps polis des bourgeois, corps serviles des domestiques, et notre bourgeoisie de la culture par-dessus le marché — tous, des marionnettes, jouets de la sensation, des clichés, de la culture.
Peu à peu, l’écart entre les mots d’Herrenstein et les images projetées sur le mur se résorbe : nous voyons des gueules qui mâchent de façon disgracieuse, des masques qui nous rappellent que tout est mascarade — gueules, corps et costumes partout. C’était notre imaginaire stérile que le dispositif vidéo utilisé par Fattier projetait sur le mur de l’appartement d’Herrenstein au début de la représentation ; c’est sa part d’ombre, son revers morbide, qui nous effraie à la fin. Le dispositif final récapitule le chemin parcouru de l’imaginaire-cliché à la réalité morbide. Nous ne verrons pas la reine, en chair et en os. Nous ne verrons que la vision de la vision de la reine, la mise en abîme du renversement de l’imaginaire neutralisé en son revers morbide. Sur ce qui, jusqu’alors, était le balcon de l’appartement, une fenêtre s’ouvre. Nous sommes aveuglés par une lumière puissante. Un corps s’avance vers nous. On peut tout juste le qualifier de corps, car on ne peut le voir qu’en ombres, encore aveuglé par le projecteur. On devine qu’il s’agit de la reine, les cris de la foule résonnent. La pulsion scopique devient intense : nous voulons voir Elisabeth II. Peu à peu nous recouvrons la vue. Nous voyons alors apparaître une figure inquiétante dont le masque éveille la mort. Tout devient malsain, la fumée envahit l’espace. Déjà, nous n’avons plus le temps de comprendre. Le fond du décor tombe sur l'avant-scène, la fumée rampe dans la salle. Herrenstein est là haut, sur son balcon, il nous regarde et demande presque inquiet : « ils sont tous morts ? » La nuit tombe sur le théâtre. Fin.
Pour celui qui ne l’avait pas compris, le renversement de l’orientation de la scène confirme encore que nous étions l’un de ces nombreux invités attendant la reine. Tout ce qui fut dit a été retenu contre nous. C’est la déception de notre imaginaire, qui est autant la déception du spectacle. Non pas que nous ayons la possibilité d’en être déçu. C’est la mise en abîme d’une déception du spectacle : la pulsion scopique qui ne rencontre que la mort au moment précis de la promesse de la jouissance du « voir » (voir la reine). La satisfaction de notre imaginaire neutralisé, avec ses affects standardisés (ici nous aurions joui de voir la célébrité, en tant que célébrité — jouir de la vision de la célébrité en tant que célébrité, peu importe qui ou quoi ou comment nous voyons) est grevée par son revers morbide : nous n’agitons que de la mort dans cette petite jouissance consommatrice. Herrenstein n’a plus à faire le travail avec son cynisme de vieillard infirme, Aurore Fattier le donne littéralement à voir.
Nous allions voir Elisabeth II de Thomas Bernhard comme si nous allions voir la reine Elisabeth II passer dans la rue. Mais cette déception finale nous fait quitter la salle en devant nécessairement affirmer : « nous n’avons pas vu Elisabeth II ». Thomas Bernhard rend cette vision impossible, met en abîme son impossibilité. Ce blocage peut sembler malheureux, mais c’est en réalité notre plus grande chance. De cette non-vision nous pouvons espérer enfin voir quelque chose, peut-être Elisabeth II de Thomas Bernhard. Nous avons bien vu le corps d’Herrenstein Lavant Bernhard, pétri de problèmes et de contradictions, cherchant lui aussi à neutraliser tout ce qu’il peut dans un flot de paroles ininterrompu. Il demeurait toutefois fidèle à son corps et ses affects : il remarque que l’horloge ne tourne plus, que l’oiseau ne pépille plus — il remarque ce que plus personne ne remarque, il remarque que le monde existe, se transforme, résiste, brûle, pue. Le cerveau lavé par tant de chair nous pouvons peut-être espérer commencer à voir quelque chose. Nous n’aurons alors plus besoin de jouer encore et encore, depuis En attendant Godot, la destruction du spectateur, du bourgeois, du civilisé, de l’homme de culture, qui ne sent plus rien qui ne soit toujours-déjà convenu (ni de son pendant honnête : le barbare stupide et vide, le nu pur et simple, l’homme désaffecté). Nous n’aurons peut-être alors plus besoin des barbares civilisés, pour un temps.