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John Hurt sur le bateau dans Elephant Man de David Lynch
Rayon vert

« Elephant Man » de David Lynch : La déchirure dans l'ordre des choses

David Fonseca
John Merrick est une déchirure qui parcourt le réel. Il a le pouvoir révélateur de s'infiltrer sous les apparences, et c'est de cette puissance augurale qu'Elephant Man se revendique sans concession aucune pour parler de ce qui fait l'humanité depuis l'époque victorienne comme ce qui fait société, depuis son capitalisme naissant, sa gloire impériale, qui parle encore de notre époque.
David Fonseca

 
« Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l'abysse, l'abysse le scrute à son tour. »

Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal
 
 

« Elephant Man », un film de David Lynch (1980)

 

Il y a tant de manières de voir l'éléphant de Lynch, ethnologique, esthétique, philosophique, poétique, politique, psychanalytique... En privilégier une seule serait manquer le visage de celui qui n'a pas de face, qui, à les collectionner toutes, se monstrufie pour mieux révéler notre propre physionomie. Un homme sans-visage dont la pachydermie cache ce qu'elle révèle. L'éléphant de Lynch, en sa monstruosité, c'est un certain Occident dans sa vérité nue, son commerce des regards, sa richesse déprédatrice, sa morale faisandée du petit-peuple enforainé dans sa contemplation harceleuse aux bourgeois engoncés dans leur bienveillance désobligeante à l'égard de l'infâme gueule cassée. L'Elephantiasis est le symptôme d'un empire molochien, ce moment historique où le 19e siècle industrialo-triomphant enfante son homme à tête de choux. John Merrick devient l'homme-miroir de la société britannique comme ses alentours. Quand chacun croit le scruter, l'abysse les scrute à leur tour et les montre tels qu'en eux-mêmes dans leur méchante vérité.

David Lynch reprend la trame du conte blanc-neigeux autant que Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde s'évertuait à en mimer la mécanique en contexte victorien, pour l'adresser à ceux qui se demandent : « Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus beau en notre royaume ? ». Elephant Man est l'envers de l'endroit de cette époque victorienne tellement célébrée, sa figuration comme sa défiguration. Une société qui est, comme la nôtre, dans la célébration permanente de sa propre domination, qui est une joie qui reproduit le monde et ses douleurs ; une société névrotique dont le délire de la cadence produit en permanence de la normalisation, un univers pauvre en mondes. Elephant Man démonte l'horlogerie des belles heures britanniques. Quand l'époque victorienne au Royaume-Uni marque l'apogée de la révolution industrielle ainsi que celle de l'Empire britannique, John Merrick lui refait le portrait, un éléphant dans sa porcelaine. Non pas que John Merrick soit le monstre de l'empire. John Merrick n'est que le portrait grossi de ce que chacun perçoit en lui, soit sa propre dysmorphie. John Merrick agit comme révélateur. Il rapatrie en lui le commerce de toutes les humiliations. David Lynch passe ainsi les couleurs de l'empire britannique, son industrialisation, par le noir et blanc profond du directeur de la photographie Freddie Francis.

Si ce choix autorise David Lynch à filmer sans fard le corps de John Merrick, peu à peu dévoilé, c'est l'anatomie de la société britannique qui se révèle par surimpression. Couche de peau après couche de peau sur l'homme animal, toutes les classes sociales de la société britannique s'agrègent sur le corps de l'homme éléphant, qui lui font ce corps épaissi. Aucune n'est épargnée, de la plus populaire à la plus prospère. John Merrick, par sa disposition de corps et d'esprit, tout en accueil, en fouille la moelle jusqu'à en faire disparaître les chairs, mettre à nu le squelette de l'écorché vif. Chez David Lynch, on n'apprendra pas par (le) cœur la douleur de l'homme éléphant. On apprendra par corps, comme dit Bourdieu.

Quand il s’agit de voir ce corps afin d’habituer le regard à ses formes, il est autant question d'informer le regard difformé de chacun. Tout est affaire de regard dans Elephant Man : questionner le regard du regardant comme du regardé. Et lorsque viendra le véritable échange d’homme à homme à la toute fin, lorsque le Dr Treves prendra conscience que John Merrick l’observe en retour après l'avoir tant observé, apparaîtra la double vérité de l’homme éléphant, visible depuis le début dans cet œil que l’on pouvait distinguer derrière le masque. Ni prophète ni guide, le martyr John Merrick bouleversera autant par son désir si humain d’être vu autrement que pour son physique hors-norme, quand tout ce qui paraissait normal dans la société victorienne apparaîtra dans sa monstruosité.

La question essentielle que se pose le Dr Treves « Suis-je un homme bon ? » à scruter ainsi John Merrick a dès lors pour contrechamp une autre question : « Cette société, qui a érigé l'homme en son centre, est-elle finalement bonne ? ». Quand, jusqu'à présent, la société, à travers ce personnage métonymique du forain (Bytes), propriétaire de l'homme éléphant, a écrasé, étouffé sous sa représentation grotesque John Merrick, le savoir du Dr Treves qui voulait protéger cette société contre la violence d'une forme fascinante et repoussante, ne s'est-il pas montré autant producteur de terreur ? Quelle valeur accorder à la bienveillance de Treves, puisque son étude de John Merrick maintient ce dernier au rang d’animal de foire ?

Au fond, le personnage du forain comme le Dr Treves partagent le même fonds besogneux. Entre leurs mains, Elephant Man est l'objet d'opérations multiples où l'activité de l'homme se dépense et tente de prouver sa puissance, sa domination sur l'imaginaire. Leur objectif est le même : enserrer dans un réseau de significations John Merrick. La cage du forain a pour prolongement la cache où se loge John Merrick dans l’œil de l'observateur Treves comme de ceux qui se succèdent dans sa chambre jusqu'au balcon du théâtre où John Merrick, au faîte de sa gloire, sera finalement déchu : l'applaudir en toute fin de spectacle c'est encore, à l'instant de le célébrer, l'avilir, jamais le normaliser, l'encloser dans son exceptionnalité. Treves et Bytes le forain font cause commune. Définir, délimiter, nommer, baptiser la forme monstrueuse. Défaire et faire, détruire et produire : travailler en logique capitaliste. Telles sont les opérations à travers lesquelles le pouvoir de chacun prétend se manifester. L'inhumanité de l'un n'est que l'appendice de l'autre, les organes d'une société victorieuse qui court à sa défaite.

Mais à chaque moment, leur impouvoir dont parle Artaud , se révèle. Leur impouvoir apparaît à travers leur excessive et fébrile activité industrieuse, qu'elle soit sérieuse (Treves), qu'elle soit rieuse (Bytes), la société du divertissement n'étant que la face grotesque de la société capitaliste naissante. Elle ferraille en permanence pour (faire) oublier le terrible secret de sa vacuité. Mais l'impouvoir n'est pas l'impuissance. L'impouvoir est le stade où la puissance produit son poison. À l'instant où une société croit se libérer de toutes les formes d'aliénation, elle s'aliène comme chacun voudrait enchaîner John Merrick. Le mouvement qui était censé émanciper les individus les conduit à s'inféoder aux instruments mêmes qu'ils avaient conçu pour accroître leur liberté. L'affairement de l'homme face au monstre Merrick dévoile son incertitude. Si le Dr Treves et Bytes multiplient leurs actes, s'ils développent autour de la forme monstrueuse de John Merrick tout un réseau de savoirs et de gestes – qu'ils soient scientifiques ou circassiens – , ils ne peuvent pas ne pas s'apercevoir du caractère prochain de leur défaite, du caractère incomplet et dérisoire de ces rites d'enveloppement. Des rites qui tendent à dissimuler le scandale du monstre qu'ils sont à vouloir effacer les contradictions qu'ils contiennent comme celles de John Merrick, à la fois hors-nature et expression la plus achevée d'une nature humaine insaisissable, à masquer leurs failles de sujet comme de toute une société qui le produit, des hommes qui se prennent au piège de sa contemplation, fut-ce sous les traits du rejet et de la détestation.

Au moment où la société britannique est au faîte de son empire comme de sa gloire toute industrielle, John Merrick la déchoit. Il est la marque de leur impouvoir qui ne cesse de se manifester dans un discours comme dans des actes en apparence volontaristes à l'instant même où il s'agit d'exclure le monstrueux pour l'expliquer ou le domestiquer. Sur le désir et la terreur du monstre, sur la folie qui se centre sur lui, le discours comme les actes seront toujours trop peu et trop cohérent, trop peu et trop raisonnable. Chacun voudrait arraisonner le monstre Merrick quand cette tentative n'est que l'expression d'un délire qui s'aggrave.

Par où passe donc la ligne de démarcation de l'humanité ? Existe-t-il une dignité telle qu'elle puisse être circonscrite ? Si David Lynch s’attaque frontalement à l’un des plus grands défis qui soient pour un cinéaste – questionner la moralité de son propre regard sur son personnage – , il semble donner autant l’occasion à chaque personnage de nettoyer son regard en profitant de la lumière que diffuse ce monstre si humain. Mais si l’obscurité règne en maître dans les sociétés des hommes, engloutissant la petite ville de Twin Peaks comme la Londres du XIXe siècle, suffit-il d’un simple regard innocent pour parvenir à la vaincre ? Merrick, par la foi sans faille dont il fait preuve envers ses bienfaiteurs, par sa croyance en la bonté des autres hommes, diffuserait-il sans le savoir cette lueur qui parvient à déchirer la nuit ? Au terme de la traversée des ténèbres, la scène finale du film propose-t-elle simplement une élévation d’une infinie douceur le long de l’Adagio de Samuel Barber ? Si nous pleurons à ce moment, serait-ce à cause du destin tragique de John Merrick, ou bien du fait de la lumière dont il nous a gratifiés, repoussant le temps d’un film les ténèbres de ce monde ?

La société des hommes semble plutôt pour David Lynch « un infracassable élément de nuit »(1). Et le monstre est, en elle, le cœur de cette obscurité. Elephant Man ne rompt donc pas simplement le cercle infernal de la « déraison » de l’homme jeté dans sa nuit. Il conduit à son terme une logique plus lourde, qui emporte l'humanité même. John Merrick serait plutôt le signe prophétique d’une humanité qui a commencé à s’auto-détruire, l'industrialisation naissante à travers les images de train, de rails, de chemin de fer, de fourneaux, d'hommes ferraillant avec les machines, ayant valeur d'indices. Sa monstruosité serait une image puissante dont l’abstraction serait travaillée par le vide de l’anéantissement. Elephant Man, contre une lecture trop attendue, n'est pas tout du côté de l'humain quand les autres, qui le brutalisent, s'en repaissent scientifiquement, s'en gargarisent à lui rendre visite, serait tout du côté de la monstruosité. John Merrick est bien plutôt leur visage néantisé. Une tête trop lourde à supporter, pour un homme qui s'allongera une première, une dernière fois, pour l'éternité.

John Hurt dans Elephant Man de David Lynch
© Carlotta Films

Dans Elephant Man, il ne s'agit plus alors d’éviter le chaos que la société victorienne voudrait lisser, ce Tartare brumeux qui est le royaume de l’effacement, où rien n’y est distinct, qui ignore les repères et les orientations, rendus par la lumière comme la photographie du film. Cette fascination de la « perte » de l’identité est celle de David Lynch : le monde des ténèbres et des ombres, celui des sans-visages et des sans-identités assignables, car de tels êtres sont travaillés par l’angoisse d’ignorer ce qu’ils sont et de quel côté ils se situent. Il s’agit donc pour David Lynch d’effacer ce qui efface : les ténèbres du voile, pour l’effacer dans son invisibilité. Renvoyer la Mort sociale de John Merrick à sa mort ou tout au moins à son propre effacement le voile de celui dont on voudrait qu'il se dissimule le visage pour effacer sa monstruosité en la recouvrant pour indiquer une nouvelle et inquiétante « composition » du monde lors du voyage retour de l'homme éléphant à Londres. Comme une sorte de maquillage rigide et amovible, la monstruosité de John Merrick exprime d’abord le refus de la coïncidence avec soi-même. À l’apparence naturelle ou sociale du visage des autres qui ont choisi de se conformer à l'ordre des choses, il substitue une identité inassignable pour hisser son porteur dans une zone confinant au surnaturel, c'est-à-dire au monstrueux.

Pour David Lynch, l'homme semble finalement être un mauvais rêve, sinon un cauchemar, du moins une figure très particulière, très déterminée, historiquement située à l'intérieur de notre culture. L'homme est une invention comme les machines si nombreuses dans Elephant Man. Cet homme est la somme de la construction d'un regard. Tout le long des 19e et 20e siècles, l'homme a été considéré comme le point d'imputation de tous les réseaux possibles et imaginables. L'élément central, insécable, granit monolithique, la catégorie ultime et fondamentale à laquelle nous devions en priorité nous intéresser. La recherche sur la vérité de l'homme était considérée motrice de la science, de la morale, de la philosophie. Or, cette idée que l'homme aurait toujours existé, attendant d'être pris en charge par une science ou une philosophie particulière, est une illusion rétrospective. Une illusion du regard, qui date du 19e siècle, ce siècle qui sert de contexte à David Lynch pour nous rapporter l'histoire de John Merrick.

À dire vrai, jusqu'à la révolution française, nul ne s'occupait de l'homme comme tel. La notion d'humanisme attribuée à la Renaissance est en vérité récente, rapporte Michel Foucault(2). La notion d'humanisme est une invention de la fin du 19e siècle, par où vient John Merrick. Avant cette date, l'homme n'existe pas. Ce qui existait était un certain nombre de problèmes, un ensemble de formes de savoir et de réflexion où il était question de la nature, de la vérité, de l'ordre, de l'imagination, de Dieu, etc. L'homme est au contraire une figure récente, si récente qu'on peine à le reconnaître, soit le visage de John Merrick. Paradoxalement, Elephant Man montre que l'apparition de l'homme sur la scène de l'histoire conduit à une disparition de l'homme plutôt qu'à son apothéose. Sur ce plan, il est possible de percevoir autre chose de la scène finale d'Elephant Man. Une scène de fin de l'homme, lorsque John Merrick s'allonge enfin pour la première et dernière fois de son existence. Une scène ramassée dans une larme qui emporte, une lame de fond.

David Lynch n'entend pas mettre à découvert le noyau concret, individuel, positif de l'homme. Il ne découvre pas l'homme dans sa vérité – l'homme étant un éléphant, sans nature propre, donc – mais un grand système de pensée, une grande organisation formelle du savoir constitutif de l'homme, pris dans un réseau techno-théâtralo-scientifique. En quelque sorte le sol sur lequel les individualités historiques apparaissent, la question théâtrale, sa représentation, son jeu, opérant comme schème dans le film. La réflexion se renverse alors parfaitement depuis le siècle qui consacre l'humanité de l'homme.

Elephant Man témoigne d'un mouvement centripète de disparition de l'homme au moment de sa consécration. Il montre qu'il n'est pas possible de rendre l'homme adéquat à sa propre signification. Impossible de retrouver dans l'existence humaine ce qu'il y a d'absolument authentique. Impossible de rendre l'homme à lui-même ; de le rendre maître et possesseur des significations qui pouvaient lui échapper. Impossible donc de surmonter toutes les philosophies de l'aliénation quand cette société victorienne comme la nôtre se croit tout du côté de la domination. Ce qu'il y a d'individuel, ce qu'il y a de proprement vécu chez l'homme n'est qu'un scintillement de surface au-dessus d'un grand système formel dont la caméra de David Lynch enregistre l'écume et l'existence propre en une scène admirable.

Pour autant, si l'individu Merrick est mort, tout devient-il possible ? Est-il possible de maltraiter l'Elephant Man en nous ? De la même manière que la proclamation de la mort de Dieu par Nietzsche a bien au contraire revivifié comme rendue plus vivante la réflexion politique, autant la proclamation de la mort du sujet produit/produira une nouvelle forme de pensée morale davantage affermie sur ses assises. La morale comme la pensée politique n'ont jamais été aussi foisonnantes qu'à partir du moment où il a été considéré que Dieu était mort, malgré Raskolnikov, son crime, son châtiment, chez Dostoïevski. Certes, l'homme était encore là. Mais, montre David Lynch, l'horizon est semblable si est décrétée la mort de l'homme. Ce que permet d'entrevoir la mince lacune laissée par l'homme éléphant maintenant effacé est la trame d'une nécessité, au sens où tout deviendrait nécessaire, cet horizon dégagé dans les derniers instants d'Elephant Man. Tout comme dans l'espace de liberté laissé par la mort de Dieu où les grands systèmes moraux et politiques des 19e et 20e siècles ont pu se bâtir, on verra peut-être naître au-dessus de ces trames de nécessité de grandes options morales et politiques. Et si rien n'advenait, la chose ne serait pas grave. Resterait le ciel, où l'on cesserait de croire que les grands systèmes de pensées ont pour seule finalité de prescrire aux hommes ce qu'ils doivent faire, en attendant, comme se termine le film, que chacun soit borné de la tête aux pieds par les étoiles.

 

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