« Dumbo » de Tim Burton : L’Éléphant qui réenchante les Regards
Dumbo est un corps par lequel le réenchantement est possible. Ce qui a pour effet de briser la logique marchande du film et de laver les cœurs des personnages de leur noirceur.
« Dumbo », un film de Tim Burton (2019)
On le sait trop bien, le succès de Tim Burton tient dans sa capacité à enchanter le regard des spectateurs. Un pacte l'unit presque à son public et, sur ce point, il n'a jamais fait faux bond, même lorsque ses films ne répétaient pas les tours de force des années 90. Avec Dumbo et les contraintes imposées par la machine Disney, Tim Burton parvient à retrouver une forme de féerie qui manquait dans sa production récente. Cet enchantement, nous le verrons, prend forme directement dans le film par des idées de mise en scène et par le déploiement d'un univers auquel l'imagination du cinéaste se met entièrement au service. Dumbo y occupera une place centrale puisqu'il sera ce corps capable de réenchanter les regards et d'atténuer la noirceur des âmes. Contrairement à Edward aux mains d'argent, Charlie et la chocolaterie ou Miss Peregrine et les Enfants particuliers, Dumbo ne se construit pas autour d'un imaginaire policier niant d'autres formes d'imaginaires qui seraient dès lors dévaluées. Le film ne transpire pas non plus de l'esprit revanchard de Tim Burton, qui trouverait dans l'histoire de l'éléphant aux grandes oreilles un moyen de se venger de ceux qu'il méprise. Pour être plus précis, Dumbo porte les germes de ces deux postures burtoniennes mais le film va les abandonner en cours de route. Ce qui constitue plutôt une agréable surprise. Cela renforce également l'hypothèse que Tim Burton n'est peut-être jamais meilleur que dans les cas où son imagination sert des films de commande, du moins du point de vue de la double problématique de l'imaginaire policier et de l'esprit de revanche.
Dumbo se divise en deux parties. La première, la plus laborieuse, plante maladroitement le décor avant que Burton ne change son fusil d'épaule. Comme à son habitude, il commence par opposer les personnages entre eux. Certains obtiendront ses faveurs et d'autres non. Les deux enfants, Joe et Milly, sont bien évidemment du bon côté. Ce sont des enfants burtoniens par excellence : en doubles parfaits du cinéaste, authentiques et imaginatifs, ils croient à la féerie jusqu'à ce que celle-ci devienne l'horizon de leur existence. Ce sont d'ailleurs les premiers à venir en aide au pauvre Dumbo et à réussir à le faire voler. Leur père, Holt (interprété par Colin Farrell), un vétéran de guerre, est dans un premier temps présenté comme un adversaire à leur projet puisqu'il ne croit pas qu'une attraction foraine puisse reposer sur le seul Dumbo. Plus étonnant encore, il lève les yeux au ciel lorsque sa fille parle en public de sa passion pour la science et son rêve de devenir la prochaine Marie Curie. On se met alors à craindre qu'Holt soit un énième père beauf burtonien pour lequel deux heures de film seront nécessaires en vue d'obtenir la conversion. Ce ne sera pas le cas, car comme tous les "mauvais" personnages du film, il sera converti par Dumbo. Au préalable, on apprend également que son imaginaire est peuplé de chevaux car il fût autrefois responsable d'un spectacle pour le cirque et retrouvera cette passion plus tard dans le film. Max Medici (Danny DeVito), le propriétaire du cirque, est d'emblée présenté comme cupide. Il n'hésite pas à vendre Dumbo à Vandemere (Michael Keaton) et à incorporer, dans la deuxième partie du film, Dreamland, le parc d'attraction gigantesque de ce dernier. Il finira par retrouver ses valeurs car comme tout le monde, Dumbo aura réanimé en lui l'enchantement. Même Vandemere, le méchant, porte en lui cette ouverture provoquée par la découverte de l'éléphant volant. Le conte impose bien évidemment qu'il soit battu, mais son imaginaire, débridé et plutôt glauque, est respecté, à l'image du musée des monstres de Dreamland. Tim Burton se laisse seulement aller à une pique dispensable. Lorsque Dumbo révèle pour la première fois ses grandes oreilles lors d'un numéro raté, des spectateurs écervelés hurlent de rire et se moquent à outrance. Pour se venger, Dumbo asperge d'eau trois petites racailles, trois enfants insensibles à la féerie, qui le singeaient. On retrouve dans cette scène et dans cette représentation du public le jugement burtonien sur le manque ou l'absence d'imaginaire. Ce seul écart contraste dans un film où les personnages possèdent des imaginaires singuliers qui se valent, où l'esprit de revanche de Tim Burton est dilué dans le conte et, surtout, où tout le monde est à égalité devant la puissance d'enchantement de Dumbo.
Dumbo est ce corps par lequel le réenchantement est possible. C'est une machine à conversion qui s'adresse aux regards des personnages, aux regards des spectateurs ainsi qu'au cinéma de Tim Burton lui-même. La capacité à s'étonner, à faire vibrer son corps devant la féerie, est ce qui empêche ce cinéma de disparaître sous le cynisme, les tentations policières et l'esprit de revanche : Tim Burton est peut-être sauvé par Dumbo. Le traitement de la célèbre marche des éléphants est révélatrice. Dans le dessin animé, elle dure plus de quatre minutes (Dumbo y est d'ailleurs ivre, ce qui n'est plus le cas ici) et constitue presque un court métrage à part entière. Chez Burton, elle est présentée en contre-plongée du point de vue de Dumbo de manière étonnamment décevante. La caméra ne se porte pratiquement jamais à hauteur des figures dansant sous le toit du chapiteau. Nul spectacle grandiose ici donc, la folie passagère du dessin animé n'est pas reproduite. La caméra reste rivée au regard de Dumbo. Elle invite par là le spectateur à en faire de même, un peu comme s'il fallait seulement s'émerveiller devant l'animal comme le font les personnages du film. C'est pourquoi l'émotion naît par exemple des scènes où Dumbo apprend à voler. Lorsqu'il doit s'entraîner avec Collette Marchant (Eva Green), une parisienne bohème de la belle époque (elle incarne d'ailleurs à merveille cet imaginaire sans qu'il ne soit jugé) et prouver qu'il est capable de voler à Vandemere, il est difficile de résister à l'enchantement que nous partageons avec les personnages quand l'éléphant parvient à prendre son envol. Si Vandemere pense au bout du compte à l'argent, comme nous, il chavire. Tim Burton renforce ce travail sur la perception en situant plusieurs scènes en hauteur, ce qui a pour conséquence de créer un effet de vertige, par ailleurs renforcé par des plans en caméra subjective qui épousent à nouveau le regard de Dumbo. Partager sa vision, faire un avec l'éléphanteau, pour réenchanter nos regards et croire encore le temps d'une séance au merveilleux.
C'est dans ces moments que quelque chose craque dans les regards : cette disposition à l'enchantement semble être ce qui importe le plus dans Dumbo. Elle ralentit et brise d'une part la logique marchande du film où l'argent domine les rapports de force entre les personnages, et ce même jusqu'au deux enfants qui veulent racheter la mère de Dumbo grâce à ses tours de piste. D'autre part, elle en vient presque à laver les cœurs de leur noirceur, un peu comme si Dumbo parlait d'abord à l'âme des personnages en leur rappelant le deuil qu'ils ont dû faire de leur enfance. Dumbo est un film où les bons comme les mauvais sont d'une manière ou d'une autre métamorphosés ou confrontés à une féerie qu'ils croyaient être éteinte. On reconnaît ici la magie disneyenne qui se confond parfaitement avec celle de Tim Burton. Il n'impose plus ici un imaginaire policier qui serait forcément meilleur que les autres. Il ne prend pas non plus de revanche personnelle, même pas sur Vandemere qui n'est au fond qu'un méchant stéréotypé qu'il laisse seul face aux ruines de Dreamland. Tim Burton aurait-il alors besoin de Disney et de sa fable consensuelle pour ne pas céder aux facilités que nous lui reprochons ? On peut se ranger derrière le Burton critique ou préférer le Burton enchanteur lorsqu'il se met en retrait pour laisser exprimer son imagination et, à l'image de Dumbo, réussir ce qu'une partie des spectateurs attendent peut-être seulement de lui : réenchanter les regards. L'enchantement pour l'enchantement est un choix qui peut bien évidemment décevoir les fans qui lui préfèrent son côté critique. En tout cas, on en a pas fini avec cette dualité qui traverse son œuvre. Rien ne dit qu'il ne réussira pas à retrouver un jour l'alchimie du temps de Beetlejuice et Batman.
Pour poursuivre la lecture autour de Tim Burton
- Guillaume Richard, « Edward aux mains d'argent : La Revanche Policière de Tim Burton » dans Le Rayon Vert, 20 mars 2019.
- Guillaume Richard, « Tim Burton, Policier de l'imaginaire et Fossoyeur de freaks » dans Le Rayon Vert, 12 septembre 2017.