Netflix : Quand les contenus antisystèmes et l'idée de liberté se font marchandises
Enquête sur l'omniprésence de contenus libertaires et antisystèmes sur Netflix. Comment expliquer cette contradiction ? Sur quel présupposé repose-t-elle ? Comment celle-ci traduit-elle une stratégie de "contrôle" ?
À la fin de l'épisode 2 de la saison 1 de Black Mirror (2011), Quinze millions de mérites, la tentative de suicide en direct de Bingham (Daniel Kaluuya) était récupérée par le show télévisé pour être transformée en émission à part entière. L'acte de rébellion de Bingham contre un système absurde qu'il voulait faire voler en éclat avec son geste suicidaire allait désormais faire partie intégrante du système. Quelques années plus tard, non sans ironie, Netflix absorbe à son tour la série anglaise, en proposant d'abord les deux premières saisons puis en produisant la troisième. Que le géant du streaming choisisse de proposer un contenu à succès pour ses clients est une chose compréhensible. Qu'il établisse une bonne partie de sa ligne éditoriale sur des contenus contestataires, libertaires ou antisystèmes en est une autre, et pose forcément question. Leur marque de fabrique semble s'être concentrée avec le temps sur quelques thèmes fétiches : la contre-culture, les tabous, l'éveil des consciences, la contestation de l'ordre établi, la mise en lumière de mensonges et de manipulations ou encore la critique pure et simple du capitalisme. Pourquoi Netflix, symbole par excellence de ce même capitalisme et de l'uniformisation du goût et des formes qui l'accompagnent, propose-t-il autant de contenu qui, en théorie, serait étranger à sa volonté de domination ? Netflix, c'est le système, une réussite insolente du capitalisme New Age, un ogre qui ne recule devant rien pour engranger de nouvelles parts de marché. Qu'il propose des contenus de qualité n'est qu'une affaire de marketing, et il faudrait être bien naïf pour croire aux intentions philanthropes des pontes qui tirent les ficelles. Que nous veulent-ils, finalement, ces gens de Netflix ? Amasser un maximum d'argent tout en éveillant les consciences ? Mais si les consciences se trouvent un jour globalement réveillées - et qu'un mouvement contestataire à grande échelle suit, cela n'aurait-il pas pour conséquence ultime la destruction du capitalisme, et par conséquent celle de Netflix ? Et si celui-ci entretenait au contraire le caractère illusoire de notre liberté en proposant de subtils artéfacts ? Nous n'aurons pas de réponses à ces questions, seulement une série de constats et de paradoxes qui trouvent leur expression dans une majeure partie des documentaires que propose la plateforme.
Il est bon de rappeler au préalable le mode d'emploi de Netflix. À la différence de YouTube où tout particulier/producteur/distributeur peut rendre disponible librement ses créations, la constitution du catalogue est le fruit d'intenses négociations avec les ayants droit. Netflix ne se comporte jamais en bon samaritain. Son offre reste très limitée — n'importe quel client belge ou français l'a d'ailleurs vite compris, aussi bien en termes de contenu que dans le temps. Les contrats doivent en effet régulièrement être renouvelés sous peine de voir les films disparaître de la plateforme. Parvenir à y placer ses productions relève du miracle et peu d'ayants droit ont accès au Graal. Netflix opte ainsi pour une politique drastique dans le choix de ses contenus. Politique que nous, cinéphiles locaux, avons du mal à comprendre tant elle apparaît déconnectée de nos pratiques. De nouveaux arrivages en matière de divertissement de masse et à destination des enfants sont fréquents, assortis de productions maisons et quelques pépites de temps en temps (P'tit Quinquin de Bruno Dumont, par exemple). Derrière, il y a aussi les fameux algorithmes qui quantifient, modulent et analysent une masse importante de données censée contenir des statistiques solides sur les goûts et les pratiques du client. Netflix travaille d'abord à partir de ce que ses machines vont produire comme tendances. Et parmi celles-ci semble donc figurer le désir de liberté et de contestation. Au point où de nombreux nouveaux ajouts touchent de près ou de loin à ces questions. Pour combler son client, Netflix l’abreuve de programmes qui vont lui faire ressentir son humanité et lui permettre d'exercer son esprit critique. Mais dans quel but ? Pour mieux le contrôler ou pour participer à sa potentielle émancipation ?
Au début du mois de septembre 2017, une catégorie "Films contre le système" nous a été proposée sur mesure. Celle-ci contenait Deep Web, We are legion, Minimalism, 1984, I am Jane Doe, Matrix, Conspiracy, Culture High, Tickling Giant, Hunger Games Mockinjay, Gandhi, Death Race, Divergent, Attacking the devil, Millenium 2, Mad Max, Erin Brockovich, Footlose, Barbershop 2, Walking Tall, The International, L'Affaire Pelican, A Noble intention, Le Dernier château, Happy Feet et Radio Rebel. Très peu de films sur le même thème que nous avions regardé auparavant (voir la liste ci-dessous) n'y figuraient, autant dire, au vu du listing, que le réservoir à disposition paraît inépuisable. Netflix a semble-t-il bien cerné notre profil client, au point de répondre à nos demandes avec cette catégorie absurde regroupant des films qui n'ont presque rien en commun avec une réelle remise en question du système. Outre la drôlerie de la proposition, qui nous amène à constater définitivement l'amateurisme de la maîtrise éditoriale en amont pour le territoire belge, cette anecdote souligne à quel point la machine Netflix passe à la moulinette tout ce qui se présente sur son chemin, quitte à aseptiser sa propre négation. Car c'est bien de cela dont il s'agit ici : cerner, avaler, réduire de la pensée pour en produire un artéfact. Netflix ne peut pas être une plateforme de contre-culture et de contestation. C'est un produit système reposant sur sa pérennité et non sa remise en question.
Les documentaires proposés par le géant du streaming illustrent le même paradoxe. Depuis l'été 2017, Netflix a ajouté entre autres Le procès d'une presse libre (Nobody Speak: Trials of the Free Press, 2017), qui narre le procès d'Hulk Hogan et du PDG de Paypal à l'encontre d'un site people ; Unacknowledged (2017), qui prétend détenir la vérité sur les affaires d'OVNI au point de flirter avec l'obscurantisme ; Banking on Bitcoin (2017), sur l'avènement et les vertus de la monnaie alternative face au système bancaire capitaliste ; Gringo: The dangerous life of John McAfee (2016), pièce à conviction sur la vie délirante d'un ex-génie de la Sillicon Valley ; Get Me Roger Stone (2017), portrait sans filtre d'un des conseillers politiques les plus influents au monde ; Icarus (2017), qui révèle les dessous d'un scandale de dopage d'état organisé en Russie ; ou encore Joshua : Teenager vs. Superpower (2017), portrait d'un jeune activiste hongkongais en lutte avec l’oppresseur chinois. Ces quelques exemples rejoignent les retentissants Le 13ème (13th, 2016) ou Making a Murderer (2015). Leur but est clairement de dénoncer, de faire réfléchir et, surtout, de se transformer en pièce à conviction. Si cette volonté n'est pas nouvelle et même co-substantielle à la pratique du documentaire, sa généralisation à grande échelle par Netflix pose question, comme si celui-ci voulait être le partenaire privilégié de la justice. Netflix cherche à se muer en une sorte de plateforme libertaire au service de causes justes et nobles : dénoncer les scandales et les abus de pouvoir, mettre au jour les pressions politiques, glorifier les combats pour la liberté, réparer les erreurs judiciaires. On peut remarquer dans le cas présent que cela entraîne une uniformisation du genre documentaire. Après Michael Moore ou Citizen Four, le documentaire labellisé Netflix se doit d'être contemporain de l'objet qu'il dénonce. Il doit éveiller les consciences en temps réel, afin de pousser le client à s'indigner et à réagir. Il doit pouvoir ressentir au plus profond de sa chair son humanité et les pouvoirs potentiels de l'exercice de sa liberté d'action et de pensée.
Si Netflix veille si promptement à la bonne santé de notre esprit critique et à notre capacité de nous indigner, c'est qu'il y gagne quelque chose, ne fût-ce que temporairement (avant de surfer sur une autre vague ?). Dans le prolongement du livre de François De Smet, Lost Ego, nous pourrions nous demander si Netflix ne cherche pas à se réapproprier les liens fonctionnels qui unissent les médias aux citoyens. Il ferait de son client un citoyen à part entière, qui obéit et réagit aux mêmes stimuli que dans la vie réelle. Autrement dit, Netflix tenterait de conserver l'illusion des grandes valeurs et des combats idéologiques qui nous poussent à nous indigner au creux de nos fauteuils, confortablement assis devant des spectacles sur lesquels nous pensons ne pas(plus) avoir d'emprise. Netflix travaille ainsi le caractère illusoire de la liberté, du libre arbitre et de la conscience tels que la société de masse l'a canalisé. Il perpétue l'illusion de nos existences coupées de modes d'existence réellement contestataires et libertaires. En se faisant l'avocat de la justice et de la liberté, en se montrant farouchement opposé au système, en s'affichant aux côtés de ceux qui luttent, Netflix entretient le caractère illusoire des modes de pensées dominants de la société de masse qui a depuis longtemps digéré ce qui lui faisait opposition. Les idéaux contestataires et libertaires ne sont plus seulement devenus une marchandise parmi d'autres, ils assurent le maintien du contrôle sur les pouvoirs de notre liberté. Qui va descendre dans la rue ? Qui va réellement organiser un mouvement de contestation planétaire visant à mettre fin au capitalisme ? Aujourd'hui, notre société nous fait croire que nous n'avons plus que les mots et notre indignation pour faire changer le monde. Nous restons libres tant que nous conservons cela. Netflix l'a bien compris en transformant cette idée en stratégie commerciale susceptible de lui amener de nouveaux abonnés.
Le géant du streaming ne joue-t-il pas avec le feu ? Cela semble en tout cas ne pas lui poser problème. Loin de nous l'idée d'être complotistes, mais tout semble organisé et contrôlé dans les hautes sphères. Le procès d'une presse libre attaque ouvertement le fort susceptible PDG de Paypal, un des nombreux fers de lance de la Sillicon Valley, dont provient également Netflix, qui par là relaye la pièce à conviction que veut être le documentaire. Il est en plus possible de payer son abonnement Netflix avec Paypal ! Le documentaire montre comment Hulk Hogan aurait été utilisé par Paypal comme couverture pour attaquer un média ayant révélé l'homosexualité du PDG. En termes d'image, Netflix n'est peut-être pas différent du célèbre catcheur : sa jolie façade et ses belles intentions servent de paravent à une machinerie obscure beaucoup plus complexe. Si nous voulons malgré tout céder à l'idéalisme, quelque chose comme une pratique révolutionnaire pourrait s'entrevoir, mais cette utopie à laquelle Netflix veut nous faire croire relève de la manipulation pure et simple. Le géant du streaming ne fait qu'utiliser confortablement les idéaux contestataires tels qu'ils ont été recrachés par la société de masse. Et si dans un futur proche la révolution avait bel et bien lieu ? Que le capitalisme s'effondre ? Netflix ne semble pas s'en soucier, et s'il affiche avec une telle arrogance un catalogue sincèrement porté sur la remise en question du système, c'est que la pérennité de ce dernier, savamment calculée, a encore de beaux jours devant elle.